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Critique de film

L'histoire

Echouée au bar du Trou, à Versailles, Betty (Marie Trintignant), fait la connaissance de Laure (Stéphane Audran), une habituée des lieux, qui séjourne à l'hôtel du dessus. Comprenant que la jeune femme n'a nulle part où aller, elle se propose de l'accueillir et découvre par bribes le drame qui préside à cette déroute.

Analyse et critique

Betty est un film dont Claude Chabrol était fier, le considérant comme plus achevé que le roman adapté de Georges Simenon (qu’il estimait déjà réellement). Il y a de quoi lui donner raison : c’est un de ses plus beaux, quoique parmi les plus discrets. Peut-être est-ce dû à la maigreur apparente de l’intrigue, chez un cinéaste hitchcocko-langien habitué (et identifié) aux mécaniques criminelles. C’est pourtant un film tout aussi précis dans son déroulé, scrupuleux sur le plan de son avancée et qui possède dans le même temps ce caractère d’opacité, densifié par de multiples strates de flash-backs, qu’on associerait plus facilement à ses films plus ou moins « à suspense » (ce n’est de toute façon pas vraiment ce que Chabrol avait retenu de ses maîtres). Comme eux, mais de façon plus frontale et assumée, c’est une étude de caractères. Betty est alcoolique, infidèle, se cherche un refuge dans la vie mais est condamnée à transgresser les règles du milieu qui l’accueille. Elle a la psychologie d’une criminelle, celle qui fascine le cinéaste et vis-à-vis de laquelle il témoigne (ici à plein) de son empathie. Après Les Fantômes du Chapelier, c’est une seconde adaptation de Simenon, cet auteur pessimiste passionné par « l’animal humain » auquel le cinéaste a recours pour explorer la nature humaine dans ses aspects sur lesquels il vaut mieux le moins se leurrer. Betty est observée comme un animal dans son environnement, avec ses pulsions, ses compulsions, et ses réactions instinctives, qui vont la mettre au ban d’une grande bourgeoisie française incapable de composer avec cette nature, au sujet de laquelle elle s’efforce pourtant de rester aussi honnête que possible. Cette honnêteté, justement, déchire le rideau de faux-semblants d’un univers ritualisé où seul compte l’apparence des choses. Elle aurait pu se comporter de même, si ça ne finissait pas fatalement par se remarquer. Et quand on lui proposera finalement une seconde chance au petit jeu social (après l’avoir excommuniée du domaine de la maternité), elle préfèrera assumer sa fuite. Paradoxalement, c’est en se ressaisissant qu’elle gagne aux yeux des autres le statut de femme à la dérive.

L’alcoolisme est dans sa logique même un défi lancé à l’idée du libre-arbitre. Il n’est pas anodin que Marie Trintignant trouve ici son rôle le plus mémorable - à peu près à égalité avec celui d’une mythomane dans …Comme elle respire. Elle excelle à interpréter des personnages qui ont peu de contrôle sur leurs actions, mais qui parent à ce manquement par une prestance tranquille, une dignité poignante et presque inquiétante. Elle la partage ici avec Laure (Stéphane Audran), veuve lyonnaise, très portée elle aussi sur la boisson, et qui l’accueille dans sa suite après qu’elle a fait sa connaissance au « Trou », un bar versaillais peuplé de « tordus » (c’est ainsi qu’elle et le gérant parlent des clients). Ni l’une ni l’autre ne surjouent l’ivresse. Il y a bien les dents qui s’usent plus vite que nécessaire, la posture de Betty qui finit par s’avachir, tandis qu’elle se plonge dans ses souvenirs (elle est incapable d’écouter ceux des autres), mais les whiskys sont comme l’accompagnement constant d’une existence concentrée sur autre chose – les malheurs personnels, l’incompréhension qui mène à ce refuge imbibé en soi. Le refuge, c’est aussi cette retraite, entre un hôtel et son bar, où plane la figure d’un homme, Mario (Jean-François Garreaud), qui règne sur ce domaine interlope, mais élégant, d’êtres déchus. C’est un territoire restreint, un environnement aux ressources limitées, d’où la conclusion très cruelle de cette histoire qui s’amorçait par une forme réelle de solidarité. Il n’y a pas vraiment de place pour qu’à la fois Betty et Laure aillent « bien » et celle qui gérait le mieux sa vie, en dépit de sa maladie, se retrouve abruptement supplantée, s’avère alors la plus mal en point et la moins capable de survivre. Ses ressources lui ont été reprises par une autre, qu’elle avait remise sur pied. La femme indépendante était, en fait, la plus altruiste.

Il y a un peu des Biches (autre Chabrol sous-estimé) dans cette mécanique, mais avec beaucoup plus d’affection pour les personnages. Betty et Laure sont des portraits de femmes pleins l’un et l’autre d’une tendresse qu’il est malaisé de retranscrire, parce qu’elle ne passe pas complètement par l’observation de leurs actions (elles s’entraident tant qu’elles peuvent, mais font au final ce qu’elles ne peuvent pas s’empêcher de faire), plus par une sympathie pour leur peine et leur lutte. Laure, qui voudrait s’expliquer, ne trouve pas en Betty une oreille disponible tandis que Betty, qui voudrait ne rien avoir à expliquer, finit par se dévoiler au cours du film, dans un emboîtement digne d’une matriochka de souvenirs dans ses propres souvenirs. Il y a l’enfance, au cadre rigide mais avec un père qu’on comprend enclin de son côté à la transgression. La scène primitive de cette fille au pair prise dans une cave et à laquelle Betty même pas adolescente s’identifie en témoin, excitée et horrifiée (associant plaisir et douleur devant le spectacle trop précoce de la jouissance). Puis la tentative de mettre fin à une existence de jeune adulte pas très structurée dans un mariage bourgeois, sans mentir sur sa vie d’avant, et alors la prison dorée : belle-maman qui traîne à l’appartement devant Questions pour un champion, les enfants auxquels on peine à s’attacher et que le père traite comme des trophées, les conversations ineptes portant généralement sur du statut ostentatoire, les deals conjugaux voisinant avec l’échangisme routinier, les verres qu’on se sert à la cuisine. Betty finit par faire éclater l’étendue du problème au grand jour en ramenant un amant musicien au salon, tandis que la belle-mère et son fils reviennent trop tôt d’une soirée au théâtre. Au moment de cette coucherie trop hardie, sa démarche (pour aller nue d'un sofa à la porte des petits pour s'assurer qu'ils dorment) s'apparente à la fois à celle d'une grue et d'une cigogne. Sans perdre une minute, les humiliés (qui le paraissent moins que Betty) échafaudent l’offre de damnation qu'elle signe (sous son vrai prénom : Elisabeth), à savoir partir instantanément, ne plus jamais revoir ses enfants et toucher une pension pour cette renonciation. La voilà donc à la rue, avec une envie assez compréhensible de sa saouler fissa.

La grande bourgeoisie lyonnaise et parisienne est surtout montrée comme une galerie de dégénérés pour qui la préservation des apparences est le seul crédo véritablement religieux. Cette obsession s’étend des appartements à l’enfer du Trou, où un ivrogne ayant atteint le stade de la psychose prétend encore être docteur (et c’est ainsi qu’on s’adresse à lui, comme aux autres clients arborant des fonctions prestigieuses qu’ils ont pour la plupart probablement déjà perdues au fond du verre de trop). Chacun s’observe, se jauge et se toise, tout le monde connaît tout le monde et le jeu des pesanteurs sociales (que Laure évoque dans une session d’alcoolisme déjà au-delà du mondain) finira par l’enfoncer elle : elle est la personne sur laquelle on s’apitoiera dans un salon bien tenu. Sûrement que ce désir souterrain de désastre anime également Guy (Yves Lambrecht), le mari, dont Betty tachait très significativement la veste lors de leur première rencontre, avant de la nettoyer sur lui avec une sensualité détachée. La mère de cet homme (Christiane Minazzoli), ne paraît de loin pas moins malade, à s’incruster et s’implanter dans le lieu de vie de leur couple et de leur famille. Ce n’est pas un monde à proprement parler ignorant (un amant de Betty s’amuse grossièrement à la psychanalyser en bonne et due forme pour lui promettre la mort ou l’hôpital psychiatrique), mais incapable d’amour, d’acceptation de l’autre et qui rejette immédiatement, instinctivement, ceux qui compromettent leur entourage par leurs faux-pas. Les comportements sociaux sont en somme tout aussi « animaux » (variante tribaliste pour l’humanisation) que l’acrasie de Betty.

L’image d’un aquarium (dont Betty sortira les poissons morts) sert à traduire le caractère étriqué de cet environnement, le rétrécissement des horizons mentaux qu’il cause, aussi. Son opacité trouble est celle de Betty, qu’on comprend mieux à la fin qu’au début, mais qui conserve une part de mystère. Celle de la nature humaine, qu’on peut toujours mieux comprendre, mais peut-être que jusqu’à un certain point (elle est tellement autodestructrice). Si on se fie à son traitement de ce faux petit sujet (ceux où Chabrol excelle), Betty enjoint finalement moins à la dissection des êtres qu’à d’abord leur témoigner de la sympathie, à se montrer disponible, sans illusions ni méchanceté. L’étude de caractère prend alors une dimension moraliste. On peut toujours traiter certains êtres de tordus (la suggestion n’est pas erronée, sur le plan du développement, du conditionnement), mais le fait est que nous sommes de la même espèce, faits des mêmes tendances et des mêmes limitations. La misanthropie n’est pas interdite, mais elle revient à s’accuser en retour également. En témoignant de la sympathie aux Betty et aux Laure de ce monde, c’est aussi nous-mêmes que nous pardonnons un peu. En résulte une oeuvre sans surplomb, où l'intelligence des personnages compte (souvent pour leur malheur) bien peu, à même de rappeler les mots touchants qu'avaient Chabrol pour évoquer Simenon. « C’était un homme extrêmement ouvert, qui avait une caractéristique formidable, il était persuadé de ne pas être intelligent et il s’en foutait éperdument. » (1)

(1) www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/nuit-claude-chabrol-911-projection-privee-claude-chabrol-pour-son-film-betty-1ere-diffusion-15031992

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Par Jean Gavril Sluka - le 28 février 2022