Critique de film
Le film
Affiche du film

Association criminelle

(The Big Combo)

L'histoire

Dirigeant la pègre locale avec arrogance et cruauté, Mister Brown est la cible du lieutenant de police Diamond, d'autant plus que celui n'est pas insensible aux charmes de la maîtresse du gangster, Susan Lowell. 

Analyse et critique

Dans la carrière inégale mais parsemée de fulgurances de Joseph H. Lewis, Association criminelle aurait presque des allures de sommet final (les trois ou quatre westerns qu’il tournera ensuite avant de se consacrer pleinement à la télévision ne sont dignes que d’un intérêt relatif) : d’une part parce qu’il s’agit de la toute dernière contribution du cinéaste au registre noir dans lequel il s’est le mieux exprimé (My name is Julia Ross, So Dark the Night et surtout Gun Crazy) – qui survient qui plus est à l’amorce de la demie-décennie qui marquera l’essoufflement, sinon l’extinction, du genre – mais d’autre part et surtout parce que le film semble concrétiser, synthétiser même, l’essentiel des principes (narratifs, formels mais aussi économiques) qui auront fait du film noir ce qu’il est, c’est à dire rien de moins que l’un des genres les plus étudiés et les plus influents de l’histoire du cinéma américain. Association criminelle n’est peut-être pas « le meilleur film noir de tous les temps » (même si, pour tout dire, il trouve volontiers sa place dans notre liste réduite de favoris), mais à quelqu’un qui demanderait un titre pour se familiariser avec l’univers du film noir, voilà un bien beau candidat.

La première raison, à défaut d’être la plus intéressante, est d’ordre narratif : comme l’écrivent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans 50 ans de cinéma américain « le scénario signé Philip Yordan est excellent mais couvre un terrain connu » (1). Un terrain connu qui, esquivant une décennie de récits sous l’influence de la psychanalyse (bon nombre de films noirs réalisés entre 1944 et 1954 prenaient soin de choisir comme protagoniste principal un personnage non lié a priori au milieu du « crime » – ni policier ni gangster – mais un quidam placé malgré lui, dans les rouages d’un mécanisme criminel, sous le joug de la fatalité), dresse un pont entre le film criminel tel qu’il existait avant le film noir (typiquement, le film de lutte contre le crime organisé, qui florissait dans les années 30) et des évolutions plus récentes – et plus perverses – du genre, comme The Big Heat (Règlements de compte) de  Fritz Lang, qui voyait également la lutte d’un flic consciencieux contre un gangster arrogant virer à l’obsession personnelle. Pour efficace qu’il soit, en particulier dans l’enquête menant à la mystérieuse Alicia, le récit demeure tout de même relativement conventionnel et l’intérêt du film, à nos yeux, n’est pas là.

La force du film noir (et les raisons en grande partie de sa postérité) réside(nt) dans la manière dont, par l’action du style, des canevas classiques (voire anecdotiques) se trouvent inexprimablement enrichis de considérations plus générales, plus fines, plus troublantes aussi, sur les limbes de l’humanité, cette région du flou (entre le bien et le mal, le conscient et l’inconscient, la raison et la folie…) qui existe en chacun de nous. Évaluer la réussite d’un film noir, ce n’est donc pas tant juger la qualité de son intrigue, ses effets de surprise ou son degré de crédibilité, que mesurer la profondeur de son exploration de la psyché humaine… A cet égard, Association criminelle a quelque chose d’exemplaire, en particulier dans son économie de moyens, et conjointement à Joseph H. Lewis, l’autre artisan majeur de cette réussite est l’ingénieux chef-opérateur John Alton, qui trouva dans la modestie du budget alloué au film (à peine 500 000 dollars, pour moins d’un mois de tournage) l’occasion de mettre en pratique ses théories. Dans son ouvrage Peindre avec la lumière, Alton développait sa conception esthétique sur le pouvoir de la lumière et ses effets sur l’état d’esprit du public à travers l’exemple suivant :
Une pièce est noire. Un puissant rai de lumière filtre depuis le hall sous la porte. Des pas se font entendre. L’ombre de pieds se découpe dans le rai de lumière. Bref silence. Suspense. Qui est-ce ? Que va-t-il se passer ? Quelqu’un va-t-il actionner la sonnette ? Ou glisser une clé dans la serrure et tenter d’entrer ? Une ombre dense obstrue alors totalement la lumière, accompagnée d’un bruit chuintant. L’ombre se retire et nous voyons dans le rai de lumière un papier glisser sur le tapis. De nouveau les pas se font entendre… Cette fois-ci, ils s’éloignent. Une lumière plus forte apparaît et illumine le papier à terre. Nous lisons ce qui y est écrit cependant que les pas disparaissent dans le lointain : « Il est dix heures. Veuillez éteindre votre radio. Le directeur. »

La toute première séquence post-générique d’Association criminelle illustre ces principes : dans un décor indéfini mis en lumière avec de forts contrastes, une silhouette féminine court, poursuivie par deux hommes menaçants. Nous ne savons encore rien de ce qui se joue ici – et peut-être, comme dans l’exemple ci-dessus, que ça n’est pas « si grave » que ça y paraît - mais l’image (à travers le cadre, la lumière, le montage, la brume) a déjà œuvré à induire une atmosphère prenante d’inquiétude et de tension.

Quelques quatre-vingt minutes plus tard, le film s’achèvera sur une autre image aussi forte, reprise dans bon nombre d’ouvrages consacrés au film noir tant elle est emblématique : à leur sortie d’un entrepôt qui n’aura été perçu qu’à travers sa totale indéfinition (globalement, le travail d'Alton a tendance à effacer les arrière-plans, en particulier dans les scènes mettant en scène les malfrats), les silhouettes noires de Lowell et Diamond se découpent dans la brume, avec une unique source lumineuse au centre de l’écran. Comme l’analysent Alan Silver et James Ursini (2), « métaphore et abstraction entrent certes en jeu dans cette image, mais les choix stylistiques nous informent de manière bien plus immédiate et significative sur les états émotionnels des personnages. Si nous savons qui sont ces deux êtres et ce qu’ils ressentent, en revanche, nous ignorons à quoi aboutira leur relation. (…) On peut imaginer que leurs mouvements étant identiques, ils se rejoindront au point lumineux – pourtant, tandis qu’ils disparaissent dans le brouillard, rien n’est moins certain ».

Tavernier et Coursodon, encore eux, parlant du travail d’Alton, expliquent que le travail du « génial chef-opérateur » contribue à « renouveler de l’intérieur » des scènes ou des motifs connus : « au mépris du réalisme, il n’utilise souvent qu’une source lumineuse. Mais à partir de là, Lewis organise l’espace, parvient à créer des rapports de force, de domination, uniquement en termes formels jouant du contraste entre la position des personnages dans le cadre, leurs sentiments, les choix des objectifs et la place de la caméra. (…) The Big Combo est l’un des rares films américains vraiment, viscéralement pessimistes par le rythme et le choix des plans et non par une attitude cynique et sarcastique. Comme si le style de la mise en scène contenait l’essence même du sujet. »

A la fin du Faucon maltais de  John Huston, film qui sert parfois (de façon contestable) à définir les débuts du film noir, on entend cette célèbre phrase, variation autour d’un vers de La Tempête de William Shakespeare, prononcée par Sam Spade (Humphrey Bogart) lorsqu’on lui demande ce qu’est donc ce faucon, objet de telles convoitises : « the stuff that dreams are made of ». Évidemment, dans le film de Huston, la réplique vise l’aveuglement et la folie de ces hommes prêts à s’entre-tuer pour quelque chose dont ils ignorent la véritable nature. Mais plus généralement, l’ « étoffe dont son faits les rêves » - ou, peut-être plus justement, les « cauchemars » - pourrait définir la texture même du film noir, ce genre qui n’a eu de cesse d’essayer de représenter ce qui ne pouvait l’être, de mettre en images les tréfonds obscurs de l’âme humaine, jusque dans ses pires turpitudes. Association criminelle, là encore de façon exemplaire, donne à voir, sinon à éprouver, quelque chose de l’ordre de l’indicible intériorité de l’humain.

Jalousie, désir, domination, frustration, dépendance, impuissance, humiliation, vengeance, folie… les différents protagonistes du film dressent chacun à leur manière un drôle de catalogue de l’inavouable, sans pesanteur mais avec une sacrée dose de perversité. Noël Simsolo parle (3) d’une « symphonie noire et blanche de la violence physique » qui se métamorphose en – c’est un peu exagéré - « opéra hystérique », mais le vocabulaire musical permet d’insister sur le rythme très particulier du film, étonnamment syncopé. Depuis la partition jazzy de David Raskin jusqu’au débit saccadé de Richard Conte (dont c’est probablement le meilleur rôle), le film semble parsemé de spasmes convulsifs, se concrétisant par un certain nombre de pics d’intensité qui marquent aussi bien par leur violence (la séquence de torture au solo de batterie) que par leur subversion. Sur ce dernier point, il faut souligner de quelle manière le film se joue du code de censure (à cette époque déjà largement émoussé) pour suggérer à quel point tout, ici, jusque dans l’irrationalité des comportements de certains protagonistes, est conditionné à la question de la soumission aux pulsions sexuelles (4) : la seule raison qui empêche Susan de quitter Brown est manifestement sa dépendance masochiste à l’emprise physique que celui-ci a sur elle, illustrée à l’écran par cette série de baisers auxquels elle résiste jusqu’à ce qu’il poursuive en-dessous de sa taille, disparaissant ainsi du cadre.

Le bon flic lui-même ne semble s’investir dans cet enquête que mû par son attraction physique pour la blonde Susan, après s’être lassé de la brune Rita, laquelle demeure elle encore sous son charme (« les femmes se foutent de la manière dont un homme gagne sa vie, elles ne s’intéressent qu’à sa manière de faire l’amour »)… On pourrait pousser la lecture jusqu’à questionner la nature de la complicité entre Fante et Mingo (qui n’a plus d’appétit à force d’ « avaler du salami » (5)), ou évoquer la probable variété des impuissances (auditives et autres) de McClure, joué par Brian Donlevy, personnage secondaire auquel est toutefois alloué la plus époustouflante trouvaille formelle du film, séquence qui à elle seule suffirait à accorder une place de choix à Association criminelle dans l’histoire du film noir…

Mais enfin, pour revenir une dernière fois à la citation du Faucon maltais, « the stuff that dreams are made of », je voudrais la compléter par une confession personnelle : certes, dans le cadre de son récit, le film noir entreprend souvent de restituer quelque chose d’une texture irrationnelle, onirique, qui renvoie aux cauchemars et à l’inconscient. Mais, au-delà de sa diégèse, un film nourrit l’imaginaire de son spectateur, et contribue à définir les contours de sa cinéphilie. Association criminelle est, indiscutablement, de l’étoffe dont mes propres rêves de cinéma sont faits. Quand je m’assoupis et m’abandonne à mes rêveries cinéphiles, voici le type d’images fantasmatiques qui me viennent à l’esprit, m’enchantent et renforcent indéfectiblement mon amour du septième art :



 

(1) 50 ans de cinéma américain, Omnibus, 1995
(2) Les Mille yeux du Film Noir, Könemann, 1999
(3) Le film noir, Vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma, essais, 2005
(4) Une anecdote, sujette à caution, raconte que Joseph H. Lewis lui-même écrivait des billets sexuellement explicites à Jeanne Wallace avant les prises pour susciter son trouble, et que cela mit en rage Cornel Wilde, époux de la comédienne et coproducteur du film, quand il l’apprit (rapporté par Paul Duncan et Jürgen Müller dans Film noir 100 all-time favorite, Taschen, 2013)
(5) Eddie Muller, dans Dark City (Rivages, écrits noirs, 2015) ne s’embarrasse pas de subtilité et les décrit comme « un couple homo utilisant le tabassage et la torture comme préliminaire amoureux »

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 27 juillet 2023