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Critique de film
Le film
Affiche du film

So Dark the Night

Analyse et critique

Le charme irréductible du « Film noir américain » vient en partie de son évanescence, de son indéfinition. Depuis des décennies (1), des spécialistes s’écharpent pour en définir les contours, les origines ou les caractéristiques principales, et il ne ressort de tout cela, souvent, qu’un peu plus d’indécision. Même en essayant d’être méthodique et rigoureux, en se bornant à une douzaine d’années canoniques (mettons 1944-1956) et en essayant de faire ressortir les éléments récurrents les plus édifiants, on finit par voir se côtoyer Laura et En quatrième vitesse, et l’on comprend alors qu’on s’est égaré dans un drôle de labyrinthe. C’est que l’essence du Film noir américain est peut-être, spécifiquement, son caractère insaisissable, volatil, qui le voit naviguer aux confins du cauchemar et de la fantasmagorie, et qui lui permet de s’insinuer, presque sans crier gare, là où on ne l’attend pas, là même où il n’aurait a priori rien à faire. Par exemple, le fin fond de la ruralité française.


Pendant deux bons tiers, il est difficile de rattacher So Dark the Night au film noir - il est même difficile de le rattacher à quoi que ce soit, tant il ne cesse de bifurquer : débutant dans ce Paris folklorique dont raffolaient tant les studios américains, le film prend la tangente pour décrire une amourette au moins aussi improbable au fin fond d’une campagne française de carte postale, puis se lance dans un récit d’enquête policière qui patine... Chacune des séquences possède son charme fragile, gentiment ringard, et la grande concision narrative empêche certes l’ennui, mais l’agencement se fait un peu de bric et de broc, et l’on peine longtemps à se dire qu’on voit autre chose qu’une dispensable série B comme il s’en produisait à la chaîne alors. C’est qu’on n’a pas senti arriver les vapeurs.

Beaucoup trop grossièrement, on pourrait se hasarder à définir le « Film noir » comme la confrontation d’un homme à l’inéluctabilité de son destin, dans une esthétique liée à l’atmosphère spécifique de la création cinématographique d’après-guerre aux États-Unis, au sein de laquelle se mêlaient de façon indiscernable les meurtrissures de la guerre, l’apport d’influences européennes (notamment expressionnistes), la mode de la psychanalyse ou encore la sourde inquiétude vis-à-vis d’un avenir incertain. Dans son dernier quart, So Dark the Night emprunte presque toutes ces voies et, ce faisant, invite à repenser le film à l’aune de tout ce qu’on n’y avait pas perçu. Voilà le cas d’un film qui n’a jamais été ce qu’il semblait être - mais dont on ne sait finalement pas tout à fait ce qu’il est. C’est en cela que So Dark the Night a le parfum capiteux du Film noir.

En réalité, le basculement n’est pas tant narratif : si rebondissement spectaculaire il y a, les spectateurs les plus vigilants pourront l’anticiper, surtout s’ils ont à l’esprit de glorieux antécédents (un titre d'Agatha Christie, en particulier, vient assez vite à l'esprit). Formel, il l’est un peu plus, mais la mise en scène ne fait alors qu’accentuer des éléments qu’elle intégrait déjà plus discrètement dans ce qui précédait. Il s’agit surtout d’un basculement de perspective : là où le film donnait jusqu’alors l’impression d’observer, à distance, des personnes dont on nous disait ce qu’il fallait penser (« Le meilleur détective de Paris »), il lève le voile sur leur intériorité et donne à voir ce qui se joue en eux. À cet égard, le ressort scénaristique n’est pas forcément si éloigné de celui, plus célèbre encore, de La Femme au portrait de Fritz Lang : voilà deux films qui donnent constamment l’impression de suivre une focalisation objective mais dont les secrets se cachent dans leur part de subjectivité inavouée. En somme, nous n’y voyons, pendant la majeure partie et malgré les apparences, que ce qu’un personnage nous donne à voir.


L’intérêt du film n’est donc pas dans son degré de crédibilité (on peut en profiter pour énoncer un principe général : c’est tout de même rarement le cas du Film noir) mais dans la manière dont, par des moyens purement cinématographiques, il donne à saisir quelque chose de la dualité qui se terre en tout homme. Et là, les astuces formelles de Joseph H. Lewis (probablement un des formalistes les plus ingénieux du genre, Gun Crazy (Le Démon des armes) ou The Big Combo (Association criminelle) en seront d’éclatantes démonstrations dans la décennie qui suivra, mais My Name is Julia Ross (Le Calvaire de Julia Ross) en donnait déjà un bon aperçu l’année précédente) prennent tout leur sens : les travellings qui traversent les murs comme pour suggérer la porosité entre les espaces (physiques ou mentaux), les cadrages sophistiqués avec des objets au premier plan qui perturbent le regard et invitent à changer de point de vue, les miroirs qui dédoublent les protagonistes, et même ce plan (coquetterie typique de styliste) depuis le contrecœur d’une cheminée pour montrer un personnage alors dévoré par son feu intérieur...

Filmé en vingt jours, pour un budget dérisoire invitant à l’astuce (le village français a été conçu à partir de chutes variées de décors préexistants), longtemps invisible en France, le film a gagné au fil des décennies une glorieuse réputation, soutenue par bon nombre d’articles élogieux dans des ouvrages de référence (Tavernier & Coursodon, Lourcelles, Tulard etc.). Il s’agirait, en quelque sorte, de l’archétype de cette petite confiserie goûtée des amateurs, la « série B transcendée par son style ». Cette réputation n’est pas forcément usurpée : So Dark the Night est tout à fait cela, un film qui montre comment, par la force des images, le « Film noir » parvient à s’épanouir, à développer ses thématiques, au sein d’une production de commande aux moyens limités. Les inconditionnels du genre vont donc certainement trouver à se régaler ; mais, tout à leur festin, qu’ils se gardent bien d’exagérément survendre le film : des palais différents pourraient n’y trouver qu’une œuvre fauchée, pas très bien jouée et assez mal foutue (ce qui s'entend). Une nouvelle fois : le charme irréductible du film noir vient aussi de son indéfinition et ses saveurs sont bien volatiles.

(1) Depuis 1955, pour être précis, date de publication du Panorama du film noir américain : 1941-1953 de Borde et Chaumeton, premier essai entreprenant de définir le genre.

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Par Antoine Royer - le 9 juillet 2021