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Critique de film
Le film
Affiche du film

Alexandrie... Pourquoi ?

(Iskanderija... lih ?)

L'histoire

1942, Alexandrie. L’Egypte, sous la domination britannique, s’attend à la prochaine arrivée de troupes allemandes ; la bataille d’El-Alamein est imminente. Yéhia, un adolescent pétri de cinéma américain, veut devenir acteur et prépare un spectacle avec ses camarades du lycée catholique.

Analyse et critique

« On nous a toujours demandé, à Tewfik Slah et moi, qui sommes tous deux alexandrins, pourquoi nous ne faisions pas un film sur Alexandrie. Pour ma part, j’ai toujours voulu le film comme je l’ai fait : il s’agit de l’Alexandrie que je connais, que j’ai connue. Je n’aurais pas pu faire un film sur cette ville sans qu’il soit autobiographique. » (1)

A quoi ressemble l’Alexandrie de Youssef Chahine ? La question ne peut se poser sans un second questionnement sur la jeunesse et la personnalité du cinéaste. Alexandrie... Pourquoi ? est en effet le premier volet d’une tétralogie autobiographique qui tournera également en partie autour de la ville de son enfance, avec La Mémoire (1982), Alexandrie encore et toujours (1990) puis Alexandrie... New York en 2004. Si Chahine a toujours parlé de son pays et parfois de lui-même, ce clair basculement autobiographique (assez rare dans les pays arabes, l’emploi du « Je » a pu être proscrit dans le passé et sera d’ailleurs reproché à Chahine) s’explique aisément. A la fin des années 1970, Chahine subit en effet une opération à cœur ouvert des suites d’un problème aux artères. La situation est délicate et il a peu de chances de s’en sortir. Il se questionne. « Alors pendant ces deux jours, je me suis demandé qui j’avais été : un amuseur, un homme spontanément engagé, mais là où ça ne me gênait pas trop... Je me suis dit : Bon, si je m’en tire je ferai un film où je m’engagerai vraiment, dans ma vie privée. Après tout, ce n’est pas inviolable : je dirai tout (et c’est très dur). » (2)


« Jo » va donc tout dire. Il va dresser le portrait de toutes les classes sociales à l’œuvre dans l’Alexandrie des années 1940, celle de son enfance (lui qui partira pour les Etats-Unis à 21 ans, en 1947, pour ne revenir en Egypte que quelques années plus tard pour tourner son premier long-métrage, Papa Amin) : des jeunes rêveurs, des militaires un peu lâches, des fonctionnaires désabusés, des personnages intégristes, des musulmans, des juifs, des fanatiques religieux... Quelques années plus tard en 1982, La Mémoire donc, son œuvre la plus autobiographique, sera l’histoire d’un réalisateur égyptien subissant une opération du cœur et se remémorant son existence...

Yéhia, dans Alexandrie... Pourquoi ?, représente également clairement la figure du cinéaste tant leurs histoires sont parallèles. Le jeune Alexandrin est lui aussi passionné par le cinéma américain, et notamment les comédies musicales. Il rêve de se rendre aux Etats-Unis pour y faire carrière et Chahine d’en profiter pour citer Un Américain à Paris avec une scène de Gene Kelly diffusée dans un salle de cinéma ou encore les noms de Spencer Tracy ou Hedy Lamarr.


Pour le moment, le jeune cinéphile prépare une comédie musicale avec ses amis. Ces « quatre garçons dans le vent », à la manière du film de Richard Lester mettant en scène les Beatles, sont un groupe insouciant et plein d’espoir. Ils se jouent de la menace nazie, cherchent à s’en moquer au travers de costumes grotesques alors même que l’avenir de leur pays se joue au même moment (de nombreux anciens nazis seront exfiltrés en Egypte après la guerre et pour certains y prendront une place politique importante ; Michel Hazanavicius saura d’ailleurs aussi tourner cette période en dérision avec le premier volet d’OSS 117). A l’époque, en 1942, El-Alamein est devenue l’une des places importantes de la Seconde Guerre mondiale. Les troupes britanniques occupent l’Egypte car les Allemands et l’Axe ont des vues sur Alexandrie et surtout le canal de Suez (qui sera nationalisé en 1956 par Nasser). Chahine évoque cette période particulière, notamment via la relation entre le soldat Thomas « Tommy » Friskin (Gerry Sundquist) et un jeune Egyptien... dont la romance et l’amour ne fera aucun doute. Cette relation homosexuelle choquera les pays arabes à l’époque mais permettra à Chahine de caractériser un personnage particulièrement beau, entre attachement à son rôle et sa mission mais aussi peur et lâcher prise. Présent seulement quelques minutes à l’écran car au destin tragique, il enveloppe le film comme un fantôme. Le fantôme d’une guerre subie et qui marquera durablement le pays.


Un deuxième aspect du film de Chahine choquera immensément à l’époque, provoquant la censure du film dans plusieurs pays arabes. La Ligue des pays arabes boycottera le film, comme certains responsables culturels de l’époque (Yasser Arafat et la Palestine, à l’inverse, seront un soutien). Là où Chahine était un progressiste lorsqu’il réalisait La Terre ou Le Moineau, il est devenu un paria car il mettait en avant une histoire d’amour entre un musulman... et une juive. La femme juive devra quitter l’homme qu’elle aime pour rester en vie tandis que le jeune homme, lui, cherchera à se faire entendre par des actions politiques. Au milieu des années 1930, les relations entre juifs et Égyptiens se dégradent. Sous couvert des mouvements extrémistes qui germent en Europe, la haine du peuple juif grandit aussi sur le territoire égyptien. La création de l’État d’Israël en 1948 ne fera que cimenter des problématiques socio-politiques encore vivaces aujourd’hui.

Or, Chahine raconte ce qu’il a vu. Pour lui, « les rapports qu’on avait ensemble, les Juifs et les Arabes à Alexandrie, c’étaient les meilleurs qui soient : on baisait ensemble quand l’Occident, à la même époque, massacrait les Juifs. Ça, je ne l’ai pas inventé. » (3) Il décrit Alexandrie comme la ville cosmopolite par excellence. Avec de nombreux problèmes, bien sûr, mais surtout un hyper dynamisme et une grande collégialité (une influente princesse vient voir le spectacle de jeunes garçons). Toutes les populations y sont présentes et essaient d’y vivre tant bien que mal.


Le père de Yéhia (le fidèle Mahmoud Al Meleji) a consacré toute sa vie et son boulot de fonctionnaire à payer les études de ses enfants. Il souhaite que les deux, comme lui, puissent trouver un travail et subvenir à leurs besoins. Or, comme dans Le Retour de l’enfant prodigue, Chahine exacerbe les différences entre générations. Les jeunes hommes ne sont pas compris, ni écoutés. C’est la société égyptienne qui les bride et c’est l’administration qui fera presque louper son bateau à Yéhia pour rejoindre la terre promise.

C’est également l’histoire d’une génération incomprise et mal dans sa peau que Chahine cherche à mettre en images lorsqu’il présente la troisième sous-intrigue du long métrage. Des jeunes adultes cherchent à assassiner Churchill afin de mettre un terme à l’occupation des soldats britanniques, qu’ils jugent encore plus durement que les Nazis. Pour eux, ces envahisseurs doivent partir. On pourrait imaginer que Yéhia et ses amis, aux rêves brisés, deviendraient ces jeunes militants terroristes. Chahine ne manque pas de montrer également une Alexandrie sous les bombes, sous la menace constante d’une guerre dans ses murs, aux détours d’étonnants montages de scènes, entre fiction et archives (et notamment cette voiture qui explose au et avec le raccord). Lorsque le jeune Alexandrin apprend son acception à Pasadena et donc son arrivée imminente aux Etats-Unis, c’est le branle-bas de combat dans la famille. L’unité se fait entre les membres, entre le mari et la femme, entre le père et le fils, entre la grand-mère et les autres. Si le rêve de Yéhia était jusque-là solitaire, il devient celui d’une famille entière, poussé par le « génie » du fils qui a enfin pris dans les cœurs la place de son frère décédé. Devenu enfant prodigue, il part réaliser non pas seulement ses ambitions mais celles de tout un peuple.


Toutes les lignes narratives d’Alexandrie... Pourquoi ? s’entrecroisent avec une agilité hors pair. Chahine fragmente son film par blocs qui se déplacent les uns les autres pour former un ensemble d’une très grande cohérence. Ensemble qui ne paraît jamais confus alors qu’un nombre important de sujets sont mis, à un moment ou un autre, sur le devant de la scène. Si l’histoire du jeune Yéhia-Chahine est l’intrigue principale (et sera celle de la suite de la tétralogie autobiographique où Chahine interprétera lui-même ce personnage), les histoires parallèles apportent au film une grande épaisseur historique mais aussi un ancrage socioculturel essentiel à la compréhension de l’Alexandrie de l’époque. Le film de Chahine, est, à l’image de sa ville, cosmopolitique et protéiforme. Il prend racine dans ses premières œuvres de comédies musicales (C’est toi mon amour) ou ses films à portée historique indirecte (Ciel d’enfer, La Terre). Alexandrie... Pourquoi ? sera d’ailleurs enfin le moment de la reconnaisse internationale de Chahine, récompensé de l’Ours d’Argent et du Grand Prix du Jury à Berlin. Le réalisateur égyptien devient un opposant. Le long-métrage sera un geste important dans la culture arabe, non seulement parce qu’il mettra le « Moi » à même hauteur que l’histoire mais aussi parce qu’au même moment Chahine dessinait la suite de ses idées politiques, il montrait l’envie de partir vers un ailleurs. Il voulait sortir d’un cinéma purement contestataire comme pouvait l’être Le Moineau et partir vers une création artistique entre poésie, musique, liberté de ton et entrelacement entre sa propre histoire et celle de son pays. Un cinéma qu’il pourra parfois définir lui-même comme « tragédie musicale » et qui façonnera la dernière partie de sa carrière.

Alors, Alexandrie... Pourquoi ? « Parce que Chahine » semble répondre « Jo », l’ami égyptien.

(1) Youssef Chahine, entretien avec Serge Le Péron - Cahiers du Cinéma, avril 1980
(2) Ibid.
(3) Ibid.

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La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 23 juillet 2020