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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Terre

(Al-ard)

L'histoire

Années 1930, une monarchie sous tutelle de la Grande-Bretagne gouverne l’Égypte. Loin du Caire, les paysans d’un village vivent péniblement. Un jour, pour favoriser les propriétaires terriens, les autorités décident de restreindre les permis d’irrigation. Accablés, les paysans tentent de se révolter. Mais les conflits latents s’exacerbent au sein de la communauté villageoise…

Analyse et critique

La Terre est l’un des premiers films tournés par Youssef Chahine après la guerre des six jours, qui opposa Israël à L’Égypte, la Jordanie et la Syrie, en 1967. Si cette guerre n’est qu’un des nombreux conflits ayant opposé Israël, depuis sa création en 1948, aux états arabes voisins, elle conserve une importance historique très forte puisqu’influençant encore aujourd’hui la situation géopolitique de la région. À l’époque, la lourde défaite de l’Égypte accéléra la chute du régime de Nasser, en crise économique depuis de nombreuses années. Son décès en 1970 mettra fin à cette période où l’Égypte aura grandi, où elle sera passée d’un protectorat britannique à un véritable état indépendant, fortement marquée par l’identité arabe et par des mesures sociales et progressistes mais aussi le début d’importantes crises politiques et économiques.


Chahine débute son film avec l’arrivée d’une carriole au sein d’un village et de ses champs de cotons. Dans cette carriole, un vieil homme, de situation confortable, accompagné d’un jeune enfant. L’enfant semble redécouvrir tout cet environnement, cette terre pauvre et étonnante. Il est le spectateur, le regard passionné qui surplombe les champs de cotons filmés en travelling. Cet enfant de la ville est depuis longtemps amoureux de Wassifa, une belle jeune femme de la campagne qui rêve d’ailleurs. Chahine, dès les premiers instants de son long-métrage, dresse le portrait de gens simples et aimants. Pauvres, aussi. L’entraide et la collaboration, malgré les différences (Khadra et Elwani seront les Kénaoui du village, sans famille et argent) semblent être la norme. Les mariages, parmi d’autres évènements, sont des moments réunissant tout le village. La ville du Caire est souvent dans les discussions, y apparaît comme un ailleurs impossible. Source de rêveries intenses, la ville est perçue comme un échappatoire à la pauvreté, à la condition même du village. 
Le maire, envoyé par les puissants de la grande de ville, est sommé de prévenir le village d’un changement majeur. Ce dernier, au lieu des 10 jours habituels, n’aura que 5 jours pour irriguer les champs. C’est bien trop peu. La terre doit être bien traitée, avec patience, pour qu’elle daigne offrir ses trésors. Lorsque le village se réunit pour évoquer la situation, de premières distancions apparaissent entre les hommes. Certains souhaitent utiliser la force pour répondre à cet affront, d’autres la diplomatie, comme Mohamed Effendi, lui le lettré et fonctionnaire.


Très vite, les intérêts économiques prennent le dessus sur les velléités du village. Chacun à ses ambitions personnelles, ce rêve de la ville, du Caire à assouvir. Mohamed Effendi, pour plaider la cause du village, va réaliser une partie de cet objectif. Il se rend au Caire, avec la riche autorité locale, Mahmoud Bey, pour rencontrer le premier ministre. Chahine reprend le motif du travelling pour mettre en scène le départ de Mohamed Effendi, avec cette fois seulement un âne et son frère Diab qui court après lui. Au Caire, l’homme de lettres devient l’enfant du début du film. La carriole s’est arrêtée. Il est finalement dans un monde dangereux, sauvage. Les rues ne sont pas sures. Des manifestations anticoloniales sont réprimées dans la violence. Lorsqu’un policier vide son sac de voyage, faisant tout tomber à terre, c’est le village qui est comme détruit. Mohamed Effendi découvre un nouvel univers, qui est loin de celui rêvé. Bientôt, il comprend que derrière la pétition, sa visite et celle de Mahmoud Bey au Caire, il y a beaucoup plus. Soit un projet de chemin agricole qui menace tout le village. C’est la fin de l’innocence pour lui comme pour le village.


La Terre est l’adaptation d’un roman d’Abderrahman Cherkaoui, important dramaturge d’Égypte et lui-même ancien paysan. D’où, en partie, le réalisme, cette manière de sentir la terre, la boue, voire une forme d’humanisme, qui se retrouve dans le film de Chahine. Pas de romantisme bucolique ici. Le travail de la terre est un travail difficile, quotidien. Chahine multiplie les gros plans sur les champs, sur les éléments. Les hommes travaillent dans la saleté, en plein soleil. On retrouve une veine réaliste très forte comme dans un film homonyme, La Terre de Dovjenko. Les deux œuvres, réalisées à près de 40 ans d’écart, partagent un rapport et un sentiment intimes aux éléments. Si Dovjenko en tire une forme de poésie lyrique, accompagnée par un noir et blanc et des paysages ukrainiens à couper le souffle, Chahine construit lui plutôt son film d’un point de vue presque documentaire. Lorsque la vache du village tombe dans la noria (le puit de réserve d’eau), on se croirait chez un cousin du Tarkovski d’Andrei Roublev. Animal, eau, visage, souffrance. Il se passe quelque chose de rare dans La Terre. Des moments où le film dépasse son propre sujet et s’élève vers autre chose. Vers une forme de cinéma pur, dont les contours seraient encore à définir, ou de cinéma vérité, peut-être.


Sous le thème musical principal du long-métrage, qui reviendra tout au long du film sous divers instruments, comme une ritournelle, la terre est enfin irriguée sous les coups de cravaches. En 1934, dans Notre pain quotidien de King Vidor, la terre irriguée était synonyme de victoire, de la réalisation d’une utopie pour les villageois. Ce n’est pas le cas chez Chahine. C’est un symbole politique. Abou Souelam, Abdel Hadi, parmi d’autres sont arrêtés pour avoir désobéit aux ordres. Abou Souelam (exceptionnel Mahmoud el-Méligui), en prison, aura la moustache coupée. Symbole fort de virilité et de sagesse, l’homme est comme déshumanisé. Brisé par le chagrin, son rapport à la terre s’intensifie encore. Il s’enferme dans les champs de coton. Chahine, avec La terre, en profite également pour rendre hommage à la première source de revenu d’Égypte à l’époque (le cinéma en était la seconde). C’est dire l’importance du travail de ces villageois qui est bafouée. Si le film se déroule dans les années 1930, c’est en fait un faux film historique puisque c’est bien de la fin des années 1960 en Égypte dont souhaite parler Chahine. Sur un élan positif après la décolonisation, la défaite de l’Égypte dans la guerre des six jours et les difficultés économiques du régime, devenu fragile, de Nasser, entraînent les pays arabes vers des sentiments partagés. Tout semble s’arrêter dans ces années là. Le temps de l’innocence, comme pour les personnages de Chahine, est terminé pour les populations arabes.


Le cheick Youssef, parti au Caire depuis des années, et revenu dans ces temps difficiles pour le village, est un signe d’espoir pour ses anciens camarades. La résistance s’organise alors. Malheureusement, son rapport à la ville a transformé ses idéologies et son ambition. Lui qui a combattu les colons anglais avec Abou Souelam des années auparavant, est parti faire fortune, « goûter au pain blanc » de la ville et en a oublié le village. Il ne manquera de trahir ses anciens compagnons, poussé par son avidité. Abou Souelam, lui l’ancien révolutionnaire, regrette cette période où chacun se battait les uns pour les autres. Il est à la fois symbole d’une génération idéalisée s’étant battu pour ses idéaux et un vieil homme pauvre n’ayant pas su s’élever socialement. Chahine, utilisant une nuit américaine, met en scène plusieurs scènes de révoltes des paysans. C’est une véritable guerre qui débute. Les paysans armés de leurs fourches contre le gouvernement et ses multiples figures. Chahine évoque les soubresauts de la société égyptienne de l’époque (des manifestations contestataires ont suivi la défaite de la guerre des six jours). Rapidement, la force de la répression prend le dessus. Le village est bouclé, la police montée impose un couvre-feu. Les villageois sont sans travail, sans argent. Ils sont condamnés à travailler pour le chantier qu’ils cherchaient à détruire. La violence, la richesse, le pouvoir ont pris le dessus sur le travail, la volonté et l’entraide.


La Terre partage un sujet commun avec un précédent film de Chahine du milieu des années 1950, Ciel d’Enfer, où de pauvres villageois se battaient contre un pacha qui cherchait à les écraser. Lorsque les paysans de son film de 1969, avec en tête Abdel Hadi et Abou Souelam comprennent que leurs ex-camarades les ont trahis et ont joué de leur relation pour profiter eux aussi de cette situation, ils décident de se rendre aux champs de cotons afin de récolter l’or blanc avant les autorités. Encore une fois, quelques intenses secondes de bonheur vont être suivies de désillusions et d’idéaux écrasés. Les forces de l’ordre, le gouvernement, viendra violement réprimer la récolte. Entre les deux films, des années ont passé. La chute du régime de Nasser, donc, a lieu. Les idéologies progressistes de la fin des années 1950 et du début des années 1960, apparues suite à la décolonisation, ont vécu. Alors que les paysans étaient vainqueurs en 1954, ils seront tués, quinze ans plus tard, pour avoir seulement voulu vivre. Abou Souelam, lui, sera attaché par les pieds à un cheval comme une bête et trainé jusqu’à la mort dans les champs de cotons. Arraché à sa terre, son sang se desservira sur le coton blanc, sur la terre. C’est alors, aussi, en 1969, une partie de l’Égypte et un élan commun aux pays arabes qui meurent à tout jamais.


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La fiche IMDb du film

Par Damien Le Ny - le 9 juillet 2020