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Portraits

terence davies à travers ses films

Né en 1945, Terence Davies a passé son enfance dans le milieu populaire de Liverpool, benjamin d'une famille de dix enfants vivant dans les taudis de Kensington. Il devient comptable, profession qu'il occupe jusqu'à ses 28 ans. Il quitte alors son emploi pour entrer dans une école d'art dramatique. Il réalise entre 1976 et 1983 trois courts métrages, qui seront regroupés en 1984 en un programme (The Terence Davies Trilogy) qui devient le premier volet d'une trilogie autobiographique poursuivie avec Distant Voices, Still Lives et The Long Day Closes. Après ces deux films unanimement salués par la critique, la carrière de Davies s'essouffle et le cinéaste a de plus en plus de mal à faire aboutir de nouveaux projets. Of Time and the City, en 2008, marque le grand retour du cinéaste à cette veine biographique où son talent s'exprime dans sa pleine mesure.

Distant Voices, Still Lives (1988)

Terence Davies dresse le portrait d'une famille ouvrière dans le Liverpool des années 50, soit une évocation de son enfance qui est, et ce dès ses trois premiers courts métrages, la grande antienne de son cinéma. Antienne prise dans le sens premier du mot, ses films étant des poésies chantées, des chœurs, des cantiques, mais aussi dans son sens dérivé, son œuvre étant faite de répétitions et de ressassement.

Davies met quatre ans à réaliser ce film. Après une période de balbutiements et d'apprentissage marquée par trois courts métrages, il met en pratique une technique qu'il reproduira de film en film : une longue et minutieuse préparation aboutissant à un découpage technique et artistique d'une incroyable précision. Pour Distant Voices, il accumule les notes pendant un an avant d'entamer la (longue) écriture du scénario. Il fait fabriquer des décors qui correspondent exactement à ses souvenirs d'enfance et recherche des acteurs collant parfaitement aux membres de sa famille, leur faisant travailler encore et encore les gestes et les intonations pour retrouver les images de son passé. Il tourne le film en deux fois, en 1985 et en 1987, un découpage qui structure également un récit divisé en deux chapitres. Distant Voices évoque la figure paternelle qui écrase la famille sous son poids tandis que Still Lives est le récit d'une émancipation après la disparition de cette figure autoritaire et violente.

Davies a été profondément marqué par les comédies musicales et son cinéma repose sur les chants populaires qui donnent la pulsation de ses films. Distant Voices, Still Lives est ainsi rythmé par des chansons qui sont autant de moyens pour les familles ouvrières de tenir un peu à distance la dureté du monde et pour sa famille en particulier de s'évader du poids de la présence du père. Tout le monde chante, dans les foyers, dans les rues, dans les pubs, et Davies sait admirablement faire renaître le climat de l'Angleterre d'après-guerre à travers cette utilisation de standards de la chanson. Le cinéaste rejette l'image sépia des habituels récits biographiques pour une palette tournant autour du marron. Chaque cadre est minutieusement travaillé et prend parfois l'apparence de véritables photographies qui mettent quelques secondes à s'animer. Afféterie de mise en scène ? Oui, certainement, Davies étant un grand maniériste, mais c'est surtout un beau moyen de traduire à l'écran la façon dont les souvenirs nous reviennent. De la même façon, Davies structure son film d'incessants allers-retours dans le temps, au sein même des deux grands blocs narratifs. Une construction qui évoque les méandres de la mémoire, le passé que l'on recompose à la manière d'un puzzle, les souvenirs qui émergent par les sensations et non sous la forme d'une temporalité linéaire. Il y a toujours chez Davies, un peu à la manière d'Alain Cavalier, une quête de l'instant privilégié. Celui ci est souvent fugace, il se terre subrepticement au recoin d'un lent travelling, il apparaît au détour d'un léger effet de lumière... beautés éphémères à peine entraperçues qui illuminent le film de l'intérieur.

Extrêmement écrit, précis et travaillé, on peut trouver Distant Voices quelque peu rigide et mécanique. Si l'on s'attache aux personnages, si les drames nous bouleversent, le film perd effectivement en émotion. Mais l'émotion, Davies s'en méfie, aussi cette construction est une sorte de barrière protectrice, une autre forme de ce refus systématique du réalisateur à se laisser aller au misérabilisme, à la complaisance, ou à chercher une identification artificiellement poussée du spectateur. Le film trouve ainsi sa propre voie, à la fois dans la distance au sujet et dans la proximité avec les personnages. Si l'on s'éloigne parfois un peu d'eux à cause de la froideur du dispositif, les chants reviennent alors et emportent le film dans un souffle lyrique. L'émotion qui nous saisit alors n'est pas feinte et Davies sait nous toucher au plus profond du cœur. Une petite merveille.

Une longue journée (The Long day closes, 1992)

Avec The Long Day Closes, Terence Davies poursuit son cinéma du souvenir entamé avec ses trois courts métrages et son premier long, Distant Voices, Still Lives. La terrible figure paternelle, qui écrasait la famille de Tony (l'alter ego de Davies qui devient ici Bud) dans le précédent film, s'est aujourd'hui éteinte. S'ouvrent alors les quatre plus belles années de la vie du jeune garçon. Avec sa description d'une famille unie et amoureuse, du plaisir de l'école et de la découverte du cinéma, tout est rassemblé pour faire de The Long Day Closes un film plus doux et léger que Distant Voices, la nature des souvenirs ayant changé entre temps. Libéré du père, Liverpool devient pour Tony un territoire à découvrir et la vie semble faite d'infinies possibilités. Le film repose ainsi sur des éclats brillants de beauté surgis de l'enfance par la grâce du cinéma.

Terence Davies joue ici sur les ellipses, l'ambiguïté, les doutes, imposant au spectateur un nécessaire travail intérieur pour deviner les pensées de l'enfant. Moins les pensées d'ailleurs, que les émotions qui le parcourent et le traversent et qui dictent sa forme éclatée au film. Davies semble suivre les sautes de l'esprit, épouser ces associations d'idées qui mènent du coq à l'âne, ces sentiments qui changent en un tour de main. Des détails a priori insignifiants prennent possession de certaines séquences, détails inutiles sur le plan narratif mais qui éveillent en l'enfant d'intenses émotions. Or c'est bien le surgissement inattendu de ces émotions, leur intensité, leur nature que Davies traque et capte avec ce film insaisissable seulement guidé par le travail de la mémoire. Des visages, un linge qui s'enroule dans le vent, le soleil et les nuages qui jouent sur un tapis, un air fredonné, une parole, un geste tendre... voilà de quoi est fait le film. On peut être agacé par l'œuvre autobiographique de Davies, pointer du doigt son nombrilisme, trouver insupportable que le monde ne soit réduit qu'à ce qu'il provoque et évoque en lui. Mais si l'on accepte le jeu de l'intimité et la sophistication de la mise en scène, alors ses films résonnent en nous d'une si profonde manière que l'auteur s'efface pour laisser le spectateur aller à ses propres souvenirs. L'émotion est alors si totale, si pure, si belle que l'on espère que chaque plan dure une éternité (ce qui est le cas diront les mauvaises langues), que le cinéaste maintienne le plus longtemps possible vivace en nous cette sensation - trop rare au cinéma - d'être dans la grâce. Il y a ici à l'œuvre quelque chose qui tient presque de la magie, de l'essence même du cinéma.

La Bible de néon (The neon bible, 1995)

Davies reprend dans ce troisième long métrage la construction temporelle éclatée de Distant Voices, Still Lives mais le charme, rendu déjà fragile dans ce premier film à cause d'un dispositif cérébral et minutieux qui risquait à tout moment de laisser le spectateur au bord du chemin, est ici rompu. Davies se livre pour la première à un travail d'adaptation, celui de La Bible de Néon, écrit à seize ans par cet immense génie littéraire du XXème siècle qu'est John Kennedy Toole (auteur, s'il est besoin de le rappeler, d'un sommet de la littérature : La Conjuration des imbéciles). Si le roman offre d'évidents parallèles avec la vie de Davies (un père violent qui frappe sa femme et ses enfants, une famille qui va renaître après à sa disparition...), le cinéaste ne parvient pas à faire vivre, comme il avait si bien su le faire dans ses deux précédents longs métrages, l'atmosphère du passé ni - et c'est là où le bât blesse - ses personnages. Il utilise de nouveau un formalisme extrême, fuyant le réalisme et lui préférant les visions intérieures. Mais autant on sentait palpiter le cœur d'une époque, d'une ville, d'une classe sociale dans Distant Voices et The Long Day Closes, autant ici cette approche devient un procédé tournant rapidement à vide. Peut-être Davies est-il trop anglais pour se glisser dans la langue et la culture américaines. Peut-être surtout a-t-il besoin d'être directement confronté à un matériau biographique pour que son cinéma s'élève. Ici, les tentatives poétiques tombent à plat, la magie n'opère plus. Reste la description de la bigoterie du sud des États-Unis, occasion pour Davies de régler ses comptes avec la religion - le film frappe par son côté anti-clérical assez poussé. Reste la belle prestation de Gena Rowlands qui donne du corps et de la chair à un film qui en manque cruellement. Restent enfin quelques travellings sidérants de beauté, quelques idées visuelles admirables. Éclats qui nous prouvent que Terence Davies n'a pas encore abdiqué son art. Mais il faudra encore attendre près de quinze ans avant de retrouver celui-ci intact...

Chez les heureux du monde (The House of Mirth, 2000)

L'ouverture magnifique du film (une gare déserte, la silhouette d'un personnage qui traverse la fumée des cheminées de train) nous laisse entrevoir un retour aux beautés des deux premiers longs métrages de Terence Davies. Mais cette ouverture à l'artificialité revendiquée cède rapidement la place à un réalisme qui ne sied guère au réalisateur. The House of Mirth est peut-être une tentative pour Davies de renouveler son cinéma après le ratage de The Neon Bible (le cinéaste est d'ailleurs le plus virulent critique de son oeuvre). Dans ce dernier, l'artificialité était de tous les plans, mais ni poésie, ni magie, ni émotion n'en émanaient. Quelque chose s'était perdu de l'art du cinéaste en passant du récit autobiographique à l'adaptation d'un roman, et ce même s'il s'agissait d'une forme de transposition de ses souvenirs d'enfance sur le sol américain. Loin de son Liverpool natal, cœur de son cinéma, Davies s'étiole. Le cinéaste persévère cependant dans un travail d'adaptation (cette fois ci avec le roman d'Edith Wharton) et reste en Amérique, comme pour se prouver à lui-même qu'il est capable de se détacher de sa vie et de Liverpool pour faire du cinéma. Il s'essaye à un style de mise en scène inédit pour lui, comme pour arpenter d'autres territoires de cinéma à même de renouveler une œuvre qui menaçait, à cause de la force des dispositifs mis en œuvre, de tourner rapidement en rond. Alors que Davies refusait le sépia pour travailler l'image du passé, ici il cède à l'hamiltoning aïgue, soit l'usage inconsidéré de tamis et de diffuseurs qui font que le spectateur myope ne cesse de nettoyer en vain les carreaux de ses lunettes. Alors que The Long Day Closes n'était fait que d'images et de bribes, ici les dialogues sont extrêmement écrits, présents et, au final, étouffants. Si Gena Rowlands sauvait La Bible de Néon, ici les acteurs (Gillian Anderson, Eric Stoltz, Dan Ackroyd) sont tellement coincés dans leurs costumes amidonnés que leur jeu semble se limiter à leur capacité à se mouvoir. Il y a certes des cadres soignés, des mouvements de caméra précis et justes, des textes très beaux et une héroïne au parcours et à la personnalité passionnants... mais tout ça on l'a, et transcendé, dans une autre adaptation de Wharton : le sublime Temps de l'innocence de Martin Scorsese, que d'ailleurs Davies adore et place bien au-dessus de sa propre adaptation. Pour une fois, on emboîtera le pas au cinéaste, habituellement injustement critique envers son œuvre, en lui donnant mille fois raison...

Of Time and the City (2008)

Depuis ses premiers courts et longs métrages, Terence Davies n'a cessé de tourner autour de son enfance, du Liverpool qui l'a vu grandir, de ses habitants qu'il a côtoyés, aimés. Vingt après le coup d'éclat de Distant Voices, Davies fait le point sur cette obsession de l'enfance et du passé, non plus par le biais d'une fiction, mais par le mariage entre documentaire et journal introspectif. Après qu'il a été l'un des grands espoirs du cinéma britannique, on avait perdu foi dans le talent de Davies à la suite de deux échecs patents. Après huit ans de silence, c'est en reprenant comme matière le passé et les souvenirs que le réalisateur nous revient avec ce qui est peut-être son chef-d'œuvre. Peut-être est-il à jamais prisonnier de ce matériau pour faire du cinéma : c'est le moteur de sa mise en scène, l'essence de son cinéma, c'est ce qui le transporte en tant qu'individu. C'est en cherchant à traduire à l'écran ses sensations, ses souvenirs, le travail de la mémoire, le temps qui passe que le cinéaste parvient à faire du cinéma.

Si la matière est la même que celle de ces deux éclatantes réussites qu'étaient Distant Voices et The Long Day Closes, l'approche est complètement renouvelée. Déjà, chacun de ses deux premiers films proposait une mise en scène différente de ses thèmes de prédilection, mais des liens formels profonds les unissaient malgré tout. Of Time and the City emprunte en revanche une toute nouvelle voie. Des images d'archives et des photos se succèdent à l'écran, montrant la transformation de Liverpool, flux que Davies commente de manière quasi ininterrompue. On passe ainsi d'images de la ville détruite pendant la guerre à des extraits de comédies musicales, des troupes défilent pour partir faire la guerre de Corée tandis que la classe ouvrière trime dans les usines, un mariage royal côtoie un concert des Beatles, les taudis cèdent la place aux HLM, les balançoires improvisées aux centres commerciaux rutilants, temples de la consommation qui remplacent les églises d'hier. Davies nous fait arpenter un monde de fantômes - Sefton Park, la plage de New Brighton, le catch au Liverpool Stadium... - et l'on en vient à partager sa tristesse de savoir ce monde disparu. Il nous touche en évoquant sa perte de la foi, la découverte de son homosexualité. Il nous fait rager et nous amuse lorsqu'il déverse sa bile sur la royauté, le rock ou le Pape. Mais le cœur du film, c'est l'évocation d'un temps ravageur qui fait qu'un homme se sent mis au bord du chemin. Davies ne reconnaît plus sa ville, ne retrouve plus sa classe populaire, son ambiance. Il est devenu un étranger en son pays : « Où es-tu, le Liverpool que j'ai connu et aimé ? Où es-tu parti sans moi ? »...

Il y a bien sûr une forme de nostalgie qui est ici à l'œuvre, mais surtout la conscience qu'il faut un jour céder la place, qu'il arrive un temps où, vivant dans son monde de souvenirs, nous n'avons plus à juger nos contemporains. Il y a aussi une vision du passé très éloignée du cliché de carte postale, avec ses maisons victoriennes délabrées, sa pauvreté, ses ouvriers hagards sous un ciel de suie. Davies n'a finalement pas tant la nostalgie du passé que le regret de ces cinq uniques années où il s'est senti heureux : de la mort de son père lorsqu'il a sept ans jusqu'à ses onze ans où il comprend qu'il est homosexuel. Of Time and the City est au choix un film qui agace ou qui transporte. Mais pour qui se laisse emporter, c'est une absolue merveille, à l'image de cette consolation de Liszt qui ferme le film et nous émeut aux larmes. Et il y a le texte magnifique de Davies, qui fait penser à certains écrits de mystiques et qui est une invitation faite aux profanes à se rapproprier le sacré, si longtemps confisqué par la seule religion. Un texte tour à tour acerbe, drôle, désenchanté, poignant, lyrique, iconoclaste, irrévérencieux, porté par la voix emphatique et ironique de Davies. Shelley, T.S. Eliot, James Joyce, Tchekhov (le frère du dramaturge) sont conviés à participer à ce film-poème qui est l'une des œuvres les plus étonnantes que le cinéma anglais nous ait offertes ces vingt dernières années.

SUNSET SONG (2016)

Terence Davies signe une de ses œuvres les plus accomplies avec ce superbe Sunset Song qui allie différentes veines de sa filmographie. Nostalgie d’une ère révolue, enchantement et oppression d’une communauté, conflit familial et ode féminisme, tous ces éléments se retrouvent sans pour autant faire effet de redite dans Sunset Song. Le film est l’adaptation du roman éponyme de Lewis Grassic Gibbon, classique de la littérature écossaise paru en 1932. Davies fut marqué par une adaptation télévisée produite par la BBC dans les années 70 et rêvait depuis de le transposer au cinéma. La première image voyant la silhouette de l’héroïne Chris Guthrie (Agyness Deyn) surgir d’un champ de blé baigné par les rayons du soleil résume presque le film avec cette signification de son appartenance à la terre. Cette terre, c’est l’Ecosse rurale de l’avant Première Guerre Mondiale où elle vit avec sa famille. Chris est autant imprégné par la beauté et la magie de ce cadre qu’incitée à partir, rebutée par les mœurs rugueuses de ces habitants. Aux extérieurs majestueux répond ainsi la brutalité d’un quotidien régit par un père (Peter Mullan) tyrannique envers ses enfants qu’il brutalise et une épouse épuisée par les multiples grossesses qu’il lui impose. La seule solution de s’émanciper et s’évader de cet environnement semble être l’éducation pour Chris, brillante élève aspirant à devenir institutrice. Lorsqu’au fil des tragédies et des évènements Chris sera tout à la fois enchaînée et apaisée par cette campagne écossaise. Tout le film repose sur ce rapport ambigu et changeant des personnages. Peter Mullan incarne un terrifiant patriarche (réminiscence de celui joué par Pete Postlethwaite dans Distant Voices, Still Lives) à l’attitude archaïque qui paradoxalement veut que sa fille ait une éducation et utilise moissonneuse moderne dans la culture de sa ferme. Plus tard Evan (Kevin Guthrie) sera un prétendant puis un époux timide et prévenant avant de se muer en rustre violent après avoir subi les horreurs de la guerre. Tout est fluctuant, le temps qui passe et les épreuves transforment les hommes mais pas le rythme des saisons dans ce lieu-dit imaginaire de Kinraddie.

Sunset Song dépeint est l’histoire d’une jeune femme qui apprendra à aimer sa région. Si les humains failliront tout au long du récit, Terence Davies dépeint l’attrait de Kinraddie par l’image et les sensations. Le réalisateur fait naître l’émotion dans la simple ode exprimée par la grâce des images à cette nature, certaines séquences étant tout simplement touchée par la grâce. Le déménagement de la famille au début du film sur fond des champs du Glasgow Orpheus Choir déploie un souffle romanesque par la seule force des images, tout comme cette lente procession d’une communauté à travers un champ de blé dont l’ampleur se révèle dans un somptueux cadrage. Dès que ces lieux sont englobés comme un tout, ils dévoilent le meilleur de l’âme alors que l’individualité montrera toujours les travers décevant de l’homme. Davies le dévoile par l’intime le temps d’une aide nocturne lorsque Chris tentera de rattraper des chevaux en pleine tempête ou encore lors d’une magnifique scène de mariage. La solidarité et le folklore s’expriment par la musique se rattachant toujours à l’émotion du souvenir et de la chaleureuse promiscuité chez Davies. La musique a pour le réalisateur une dimension nostalgique (d’autant plus dans les œuvres autobiographiques que sont Distant Voices, Still Lives et The Long Day Closes où il utilise les classiques rattaché à son enfance) qui fait le lien entre passé et présent, la force des chants traditionnels constituant la transmission entre les générations tout en déployant une joie plus spontanée.

Tout en mettant en scène une héroïne ne quittant pas sa région malgré sa soif de liberté, Sunset Song est une grande œuvre féministe dans la lignée des réussites récentes de Davies que sont Chez les heureux du monde ou The Deep Blue Sea. L’accomplissement, le bonheur et l’émancipation ne reposeront pas que sur un départ impossible (celui du grand frère étant dépeint avec envie et tristesse) mais dans une façon de tout recommencer, autrement. Lorsqu’après un bonheur initial le monde extérieur corrompt son époux à travers la Première Guerre Mondiale, Chris ne cèdera pas comme sa mère à la barbarie du joug masculin. Conscient du fossé qui les sépare dans ce monde changeant, Evan y répondra par un « sacrifice » qui donne lieu à une séquence parmi les plus poétique et évocatrice jamais filmée sur la Grande Guerre. Agyness Deyn dont c’est seulement le troisième film est une vraie révélation. On observe l’adolescente devenir femme, tant dans sa dimension charnelle (superbes scènes où elle s’observe nue face à son miroir) que spirituelle où sa force de caractère en fait un être tout différent de l’agneau sacrificiel qu’était sa mère. A travers cette guerre lointaine et ces femmes s’assumant, c’est un monde qui se transforme et le 21e siècle qui naît dans ces contrées sauvages. Tout change et paradoxalement tout reste identique dans la boucle que constituent l’ouverture et la fin du film. Le soleil nimbe de sa lumière tombante les paysages de Kinraddie.

Par Olivier Bitoun & Justin Kwedi (Sunset Song) - le 28 août 2014