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Portraits

 

Introduction à l'oeuvre de Robert Bresson

Contrepoint

« La caméra donne une fausse apparence des êtres et des choses (…) le magnétophone nous restitue telle quelle la matière même du son. » C’est à partir de ce constat que Bresson va construire ses films. Pour éviter les effets redondants, il va privilégier le contrepoint. Jamais un son ne vient appuyer ce que l’on voit à l’écran. De même, la musique va rapidement s’effacer, voire disparaître. « Je ne me suis aperçu que très tard de son effet néfaste, même et surtout si elle est glorieuse. Immédiatement, les images s’aplatissent. Tandis qu’au moindre bruit, elles se creusent, s’étendent en profondeur, prennent une troisième dimension. » Pour Pickpocket, quelques phrases de Lully viennent ponctuer le récit, pour L’Argent de rares extraits des fantaisies chromatiques de Bach, pour Le Procès de Jeanne d’Arc, seulement des roulements de tambours qui ouvrent et ferment le film. Bresson refuse également d’appuyer par exemple le trouble d’un personnage par un gros plan. Il n’y a pas de mouvement de caméra sensible. Ce mouvement ne doit naître que du montage, le film tout entier doit être mouvement et musique. Dans une scène marquante, ce n’est pas l’expression ou le texte de l’acteur qui nous émeut, nous frappe, mais bien cette musique des plans. Un film de Bresson est une symphonie où s’accordent parfaitement les différents instruments qui créent le cinématographe, qui vont donner vie et corps au film. Au tournage, ces instruments sont le mouvement des corps, les gestes et les expressions des acteurs, la composition des plans. Le montage donne la grande impulsion interne de l’œuvre, par le rythme, l’enchaînement, la position des plans. Au mixage viennent ensuite se fondre les derniers instruments que sont la tonalité des paroles, les bruits et les silences.

Vérité

Au début de sa carrière, Bresson, en collaborant avec Philippe Agostini, privilégie une certaine esthétique de la photographie, qui se rapproche de la " belle image" qu’il fuit dès Le Journal d'un curé de campagne (dont le chef opérateur est alors Léonce-Henri Burel). De même que le passage de l’emploi d’acteurs sur ce film à celui de « modèles », de même l’importance croissante que prend le son, son cinéma est marqué par une évolution croissante, une recherche ininterrompue. Quand il arrive sur le tournage, le film est entièrement écrit, le découpage d’une immense précision. C’est alors le moment pour lui de tout jeter et de recommencer, de redécouvrir le film, car pour Bresson un artiste seul ne peut retranscrire la « vérité », et non pas la « réalité » qui au cinéma ne veut strictement rien dire. « Je crois de plus en plus à l’inspiration, à l’inspiration et à l’improvisation sur une chose déjà très solide, comme un écrivain qui se serait fait des cadres, mais qui reprend sa plume et qui récrit tout. » La surprise, l’étonnement, sont des éléments indispensables à la retranscription de la vérité par le cinématographe. Pour Bresson, l’art ce n’est pas imiter la vie. Cette vie, il faut la recréer par des instants de vérité. Ces instants vont apparaître de l’intérieur des modèles ou de l’observation sans faille de ce qui vit devant la caméra. Celle-ci ne sert qu’à capturer cette vérité. « Le mot prise de vues signifie capture. » Quand Bresson recrée son film au tournage, il cherche la vérité dans la mécanique des acteurs. Cette recherche se poursuit ensuite au montage : « Toujours la même joie, le même étonnement devant la signification nouvelle d’une image que je viens de changer de place. ». Bresson cherche continuellement, et même à 82 ans lorsqu’il tourne L’Argent, il cherche encore : « Le cinéma est un moyen de découverte. Vous devez donner l’impression que le film est une avancée dans l’inconnu » ou encore « se mettre devant du neuf et du nature, pas du naturel. » Proférées par celui qui était alors le doyen des cinéastes français, ces paroles (tirées d’un bonus du dvd) sont d’une fraîcheur et d’une vitalité confondantes. Bresson cherche toujours à être surpris lorsqu’il réalise un film.

Capture

Contrairement à des idées reçues toujours aussi vivaces, le cinéma de Robert Bresson n’est pas une suite de gros plans immobiles. La découverte de son cinéma est une véritable révélation. Il y a une prodigieuse harmonie dans ses films. Chaque plan vit par celui qui le précède et celui qui le suit. C’est certainement un lieu commun et, de Griffith à Eisenstein, les théoriciens du cinéma ont toujours fait de cette évidence leur coda. Mais revenir au cinéma de Bresson est une sorte d’épure. On a l’impression de se trouver devant quelque chose de neuf et d’évident. Ce que veut filmer Bresson, c’est l’immédiat, l’instant, la vérité à un moment donnée par le modèle. C’est pour capter cet instant que les prises sont répétées inlassablement. On croit parfois que ces répétitions sont dues à une forme d’incertitude. Or Bresson sait exactement ce qu’il filme, très précisément. « Pour le metteur en scène, une fois déterminé son découpage, chaque plan photographique ne saurait avoir qu’un angle de prise de vue bien déterminé, qu’une certaine quantité de durée. » S’il tâtonne, répète, c’est pour capter, obtenir ces instants de vérité sur lesquels sont bâtis ses films. Seul l’objectif 50 mm est utilisé (sauf cas très particuliers). Pour le cinéaste, c’est l’objectif qui se rapproche le plus de l’œil humain. C’est également un objectif qui limite les effets, qui empêche de jouer sur la profondeur de champ. « Plus l’image est plate, plus elle se modifie au contact des autres images. » La caméra est très proche des acteurs, Bresson très proche de la caméra, dans une intimité idéale pour le cinéaste. Les mouvements de caméra sont d’une infinie discrétion, quasiment imperceptibles. « Problème. Faire voir ce que tu vois par l’entremise d’une machine qui ne le voit pas comme tu le vois. »

Âmes

Rapidement, Bresson se rend compte qu’avec un minimum d’affects, un minimum de moyens, la puissance du film, sa capacité d’évocation, s’en trouve multipliée. « Le vrai langage du cinéma est celui qui traduit l’invisible. Je tente de traduire ici plutôt des sentiments que des faits ou des gestes. J’essaie de substituer un mouvement intérieur au mouvement extérieur. » (Libération, février 1951). Le programme est ainsi établi très tôt (on est à l’époque du Journal d'un curé de campagne, quatrième réalisation du cinéaste) mais Bresson ne s’appuie jamais dessus comme sur une méthode une fois pour toute édictée. Il ne cessera jamais de creuser plus avant, de tâtonner, en véritable chercheur du cinématographe. Mais l'un des fondement de son art est constitué : Bresson va chercher à rendre sensible la palpitation et la vie des âmes derrière les apparences, les faits et gestes quotidiens de ses protagonistes. « Comme Dreyer, Bresson s’est naturellement attaché aux qualités les plus charnelles du visage qui, dans la mesure même où il ne joue point, n’est que l’empreinte privilégiée de l’être, la trace visible de l’âme. Si Bresson dépouille ses personnages, c’est au sens propre. » (André Bazin)

Corps

Une des premières approches de Bresson consiste à révéler l’âme de ses personnages par le visage, les mains, la peau. Bresson, ancien peintre, rejoint ainsi tout un pan de la peinture du XVIème. Ernst Gombrich dans son Histoire de l’art, parle ainsi de Holbein : « En vieillissant, à mesure que son art se perfectionne, il renonce à de tels artifices (caractérisation du modèle par son entourage, par des détails, des accessoires). Il préfère s’effacer pour que rien ne vienne distraire l’attention du modèle lui même (…) Ces portraits de Holbein n’ont rien de dramatique, et ne tendent pas à l’éclat. Mais plus nous les regardons, plus nous avons l’impression de pénétrer le caractère et la personnalité du modèle. » Une immense attention est portée aux corps. Le corps est une sorte de miracle auquel l’âme est accrochée. Jeanne ne craint pas la mort mais refuse les flammes : « Je veux bien mourir. Mais je ne veux pas qu’on me brûle, je ne veux pas qu’on me mette en cendres. » Injonction à laquelle répond cette sentence de Warwick au bourreau : « Je ne veux plus voir un seul cheveu. Plus rien. » Bresson rappelle à ce propos une phrase de Léonard de Vinci dans ses cahiers, où il dit « qu’avant de mourir, l’âme pleure parce qu’elle va se séparer de cette merveille qu’est notre corps. » Il y a une véritable fascination de Robert Bresson pour la jeunesse qui rejoint cette fascination pour le corps. Ses modèles sont d’une grande sensualité. Déjà dès Les Dames du bois de Boulogne, Cocteau remarque « un film d’intimité tragique, un film de visages. » La Jeanne de Bresson diffère complètement de celle de Dreyer (les deux films sont basés sur les minutes du procès) par le regard. Quand la Jeanne de Dreyer lève constamment les yeux au ciel, témoignant par là d’une élévation spirituelle, d’une illumination, la Jeanne de Bresson a le regard baissé vers le sol, reliée en cela au monde, concrète et vivante. Les gestes de Michel dans Pickpocket, leur répétition inlassable, mécanique qui marque une aliénation, un emprisonnement, valent mille discours intérieurs. Ces corps, ces gestes, ce sont les modèles de Bresson qui les incarnent.

Modèles

Une chose qui nous frappe d’entrée devant un film de Bresson, c’est l’intemporalité du jeu des comédiens. Car de fait, c’est vers la disparition de ce jeu que tend le cinéma de Bresson. Si l’on peut être choqué, gêné par la diction des modèles, c’est à la singularité de la vision du cinéaste qu’on le doit et non au fait que le jeu des acteurs soit démodé. Ainsi ses films sont aussi "dérangeants" maintenant qu’ils l'étaient à leur sortie, aussi actuels. Le temps n’a pas prise sur son œuvre et c’est l'un des premiers miracles auxquel est parvenu le cinéaste. Quelques notes de Bresson me semblent nécessaires pour éclairer sa vision de l’acteur, devenu modèle pour le cinéaste :
« Ce qui me frappe dans tous les films c’est la fausseté. Je sais que le public aime ce qui est faux. Mais quand on lui donne la vérité, il est stupéfait devant elle. »
« Les films se démodent avec une rapidité terrible, et ils se démodent presque toujours par le jeu. Et la solution n’est pas d’aplanir la voix ou de supprimer tous les gestes, ce qui est encore pire. »
« Il faut faire des exercices où il apprend (le modèle) d’abord à ne pas se connaître, ce qui est très difficile s’il se connaît déjà, et il faut que l’interprète soit absolument ignorant de lui-même. »
« Quand je me trouve devant un interprète, plus sa puissance d’expression augmente, plus la mienne diminue. Or ce qui m’importe, c’est de m’exprimer, et non pas ce qu’il exprime. Pour moi, l’acteur idéal de cinéma, c’est la personne qui n’exprime rien. Il faut découvrir dans la vie de la personne, non pas le visage ou les cheveux blonds que vous cherchez, mais la ressemblance morale de la personne, et la faire travailler mécaniquement afin qu’elle arrive, sans s’en rendre compte, à ne pas parler ou à parlez plus, par exemple. »
Et enfin : « Tout ce qui est dans la personne que j’ai choisie, doit se révéler absolument sans que nous nous en doutions ni lui, ni moi. »

Dès sa première expérience avec des acteurs (ou plutôt des actrices, c’était pour Les Anges du péché), Bresson reçoit un choc devant ce qu’ils lui proposent : « dès la première seconde les actrices n’étaient plus des personnes, et il ne restait rien de ce que j’avais imaginé. » Dès lors, plus jamais il ne tournera avec des comédiens professionnels. Désormais il cherche des modèles, à partir d’une voix, d’une expression, des modèles qui portent déjà en eux des bribes du personnage. Au tournage, il va ensuite mécaniser le jeu de ses modèles, les faire répéter inlassablement les mêmes phrases, les mêmes gestes jusqu’à ce qu’ils oublient qu’ils jouent, qu’ils perdent des automatismes de jeu qu’ils ont en eux malgré leur statut de non professionnels. C’est alors que Bresson capte la vérité profonde des personnages, innervée par ce que le modèle a de vrai en lui. Le cinématographe est pour Bresson un moyen unique d’investigation psychologique. « C’est justement quelque chose que le roman ne peut pas faire, puisqu’on se fait des surprises. On fait à la fois une synthèse et une analyse parce que l’interprète tout à coup vous révèle quelque chose. » Bresson utilise alors la caméra pour enregistrer cette vérité, ce quelque chose qu’un écrivain ne peut inventer car il est l’unique créateur. Ce qui serait plus facile avec des enfants qui n’ont pas ce jeu ancré en eux, devient un combat, un acharnement avec les modèles qui les laissent souvent hagards, épuisés. Tous les témoignages des modèles de Bresson appuient le fait que c’est une expérience unique, qui les bouleverse à jamais. Qu’il y ait de l’amour ou de la haine dans les relations, il s’est toujours passé quelque chose de très fort. Ce rejet des acteurs professionnels a longtemps mis à l’écart Bresson du monde du cinéma. Chaque film est sorti accompagné de ricanements et de polémiques. Il faut bien considérer que cette volonté de faire appel à des modèles n’est ni une coquetterie, ni un système, mais le cœur de sa création. C’est à partir du choc des Anges du péché, qu’il découvre qu’il ne peut travailler avec des acteurs. Rien de préparé, ni même de systématique dans cette démarche. Pour Lancelot du Lac, Bresson avait contacté George Cukor pour l’aider à obtenir Burt Lancaster et Natalie Wood !

Si Bresson a dépeint souvent des personnages en lutte, il était lui-même un rebelle. Il exhortait souvent les jeunes cinéastes à se positionner contre. Et qu’importe contre quoi ! Il ne pouvait concevoir l’acte de créer que comme acte de rébellion. « Si le cinéma est un art, il ne le sera qu’en repoussant tous les autres arts. Or en ce moment, il ne les repousse pas. Il y a un art qu’il attire à lui, c’est l’art dramatique. Ce n’est pas du cinéma, c’est du théâtre photographié. » Or Bresson croit de tout son cœur à la puissance du cinématographe. Il ne peut admettre que le théâtre et ses acteurs (qu’il apprécie beaucoup) limitent le champ des possibles du cinéma. C’est pour lui un carcan insupportable qui empêche le cinéma d’être un moyen de recherche, d’innovation, de découverte. C’est pourquoi, selon lui, il faut s’opposer comme jeune cinéaste à ce formatage qu’il observe dans la profession, et rentrer en lutte. Et c’est un formidable chant d’amour au cinéma qu’il nous donne. Il ne faut donc pas que l’acteur arrive dans la "peau de son personnage", cela rend impossible la capture du réel. Bresson dirige ses acteurs essentiellement en leur donnant des indications sur leurs gestes, sur la direction de leurs regards. Il leur demande de fixer les oreilles et non les yeux de leurs interlocuteurs. Dans un échange de regard il se passe trop d’éléments parasites. Afin de trouver la pureté, il ne faut pas qu’il y ait ce brouillage. Les expressions doivent venir de l’intérieur, ne pas être en interaction.

Fragmentation

Dans ses Notes sur le cinématographe, Bresson se réfère à une phrase de Pascal : « Une ville, une campagne, de loin est une ville ou une campagne. Mais à mesure qu’on s’en approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des fenêtres, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis à l’infini. » Bresson construit un monde à partir d’éclats de vie : « Un soupir, un silence, un mot, une phrase, un vacarme, une main, ton modèle tout entier, son visage, au repos, en mouvement, de profil, de face, une vue immense, un espace restreint. Chaque chose exactement à sa place : tes seuls moyens. » Que l’on regarde Pickpocket ou L’Argent, deux des sommets dans cette art de la fragmentation. Chaque plan vibre et fait entendre ses harmoniques. « Un corps sonore mis en vibration fait entendre un son principal et une série d’autres sons secondaires nommés sons harmoniques (…) Un intervalle harmonique résulte de l’émission simultanée de deux sons. Pour former un accord, il faut l’émission simultanée d’un minimum de trois sons. L’accord est donc la superposition de deux ou plusieurs intervalles harmoniques. » (Danhauser, Théorie de la musique). La musique de Bresson est composée de ces accords qui naissent de la superposition des harmoniques. On ne voit pas un personnage dans sa globalité et son environnement. On en voit les mains, les yeux, des mouvements précis, une démarche. C’est une représentation fidèle de notre perception du monde. On construit le personnage à partir de bribes, de détails, de fragments. Bresson filme les visages comme il filme un objet, avec autant d’attention et de précision.

Ellipses

Les ellipses sont d’une importance cruciale dans la musicalité du film. Dans Pickpocket, après l’arrestation de Michel, sa sortie du commissariat se fait par de grandes sautes de temps. Il se rend alors chez lui, et ces ellipses se raccourcissent au fur et à mesure qu’il gravit les marches qui le conduisent à son appartement. Nous reviendrons plus loin au film, mais Michel vit ce moment au commissariat comme un rêve. Le montage accompagne son retour au quotidien, lui donne une forme de lourdeur, de poids. Le temps donné aux films de Bresson a une existence propre qui est celle des personnages. Le temps de Pickpocket dans ses ellipses, ses répétitions, est celui de la solitude, de l’enfermement. Dans Le Procès de Jeanne d’Arc, procès qui s’est pourtant étalé sur plusieurs mois, la petite heure de film, sa densité incroyable, font ressentir la brièveté de l’épreuve de Jeanne devant ses juges telle qu’elle a dû la vivre.

Voix

Toujours dans ce souci de ne pas provoquer un "parasitage" de l’image et du son par superposition redondante de ces éléments, Bresson va s’évertuer à aplanir les mots des modèles. « Quand vous parlez, parlez-vous à vous même. » leur dit Bresson. Les voix ne sont pas blanches, sans intonation, elles sont intériorisées. La technique adoptée alors par le cinéaste est unique. En postsynchronisation, Bresson regarde le montage, puis seulement fait entrer le modèle pour enregistrer la voix. Mais le modèle ne voit pas le film, comme il ne voit jamais les rushes durant tout le tournage, Bresson voulant absolument qu’il reste inconscient de ce qu’il fait, qu’il ne soit pas perturbé, influencé par son image. Il récite donc des bribes de textes, de courts passages, 30, 40, 50 fois. Et à chaque prise, Bresson fait répéter, sans donner beaucoup d’indications, juste des « monte la voix, plus bas, plus haut… », des indications purement musicales. Il attend de capter la musique qu’il a en tête et qui s’accorde parfaitement au montage.

Sons

Les bruits sont également entièrement recréés en postsynchronisation, il ne garde quasiment jamais le son direct. Il apporte une extrême minutie dans l’enregistrement de ces sons, dans leur agencement. Il participe avec son bruiteur à la recherche et à la prise des sons qu’il a en tête. Bresson refuse encore le réalisme dans cette démarche. Un bruit de pas extérieur peut être mis plus en avant que les pas d’un modèle à l’écran. Dans Pickpocket, le premier vol de Michel est accompagné par une cavalcade de chevaux, véritable déflagration. Toujours dans cette optique de restituer par le cinéma notre perception du monde, il donne moins de réalisme à l’enregistrement sonore afin de rééquilibrer ce réalisme en faveur de l’image. Si Bresson filme une rue, il ne va pas y mettre son micro et en capter la vie. Il va ré-enregistrer chaque son et en faire un mixage complexe et savant qui restitue le sentiment de vie de cette rue, mais sans en être le reflet exact et réaliste. Il en va de même pour les images à partir de morceaux, de détails, mais surtout pas s’ils font vrai. Il fuit absolument le pittoresque. Bresson dirige ces sons à la manière d’une symphonie. L’Argent voit son unité exister à partir de la musique des sons, de leur enchaînement, de leur écho. Distributeurs de billets, claquements de portes, véhicules… Une attention toute particulière est apportée aux bruits de pas qui diffèrent de la démarche d’un individu à une autre. « Le son c’est l’espace. La voix entendue comme bruit donne la troisième dimension à l’écran. Quand on a cherché le relief au cinéma, cela n’avait aucun intérêt, on se trompait. Car le relief, il était là. Avec le son, tout à coup, l’écran se creuse, on a l’impression qu’on peut toucher les gens, passer derrière eux. » C’est ainsi que le son compense l’absence de profondeur de champ qui en devient inutile, redondante, donnant sa perspective, sa géométrie à la scène.

Vides

Bresson dit à Cocteau pour le guider dans son travail de dialoguiste sur Les Dames du bois de Boulogne : « Les dialogues, c’est où on ne parle pas. » Si Les Anges du Péché est dialogué par Jean Giraudoux (que Bresson admire énormément) et que le réalisateur fait appel à Cocteau pour terminer ceux des Dames du bois de Boulogne, Bresson devient très vite l’auteur complet de ses scénarios et de ses textes. Il ne pouvait en être autrement, il est inconcevable pour lui qu’un cinéaste ne soit pas l’auteur de ses films. Et ses textes sont écrits à partir d’un constat simple : « Le cinéma sonore a surtout inventé le silence. » Le cinéma de Bresson est un cinéma en creux. Ses films sont construits sur des vides que chaque spectateur comble avec ce qui lui appartient, ce qui lui est propre. Bresson expose les faits, les colore. Il se refuse à faire une peinture psychologique fermée et favorise une réinterprétation, une réappropriation par le spectateur. Bresson n’intellectualise pas ses créations. Il faut ressentir ses films qui ne sont que sensation, empathie, sensualité, se laisser porter.

Robert Bresson n’a pas l’arrogance de celui qui pense avoir trouvé, mais l’intransigeance de celui qui cherche. « Mes films sont des tentatives, des essais. Il y a quelque chose que je sais, qui est vrai, qui est le vrai final du cinématographe. Dans une voie que je vois très bien et que je suis toujours, mais en ne parvenant pas à la perfection bien sûr. » (interview de Bresson à la sortie de L’Argent). Ou encore « « Il y a deux sortes de films : ceux qui emploient les moyens du théâtre (acteurs, mise en scène, etc.) et se servent de la caméra afin de reproduire ; ceux qui emploient les moyens du cinématographe et se servent de la caméra afin de créer. » Bresson est isolé dans le monde du cinéma. C’est un solitaire qui ne se réclame d’aucune école et ne pense pas avoir de descendance. Il crée de véritables films / mondes, à l’écart de tout ce qui se fait, dans une autarcie complète. « Bresson est à part dans ce métier terrible. Il s’exprime cinématographiquement comme un poète par la plume. Vaste est l’obstacle entre sa noblesse, son silence, son sérieux, ses rêves et tout un monde où ils passent pour de l’hésitation et de la manie. » (Jean Cocteau, préface à Robert Bresson de René Briot)

Ses films ouvrent des perspectives sans fin, et toute une descendance de cinéastes se revendiquent de son héritage, de son apprentissage : Tarkovski, Garrel, Pialat, Eustache, Tsai Ming-Liang, Schrader, Straub-Huillet, Omirbaev, Kiarostami, Grandrieux, Dumont… Peu de cinéastes français peuvent avoir la joie d’avoir autant d’influence, si ce n’est Jean Renoir dont la vision de cinéma peut être perçue comme l’opposée de celle de Bresson. Pour Bresson, au moment de L’Argent, le cinéma ne fait toujours que balbutier. Pour lui, le cinéma n’a toujours pas trouvé ses artistes.

Par Olivier Bitoun - le 4 mai 2005