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Portraits

Il est des icônes qui conservent leur pouvoir de fascination par delà le temps et les époques. Il est des mythes dans l’histoire du cinéma dont le rayonnement va au delà du pur travail cinématographique. Louise Brooks, inoubliable silhouette, est de ceux là. Elle tourna trois films en Europe. Trois films, trois femmes, trois destins tragiques pour une actrice qui allait trouver, loin de chez elle, ses rôles les plus marquant et laisser là une empreinte indélébile dans l’histoire du cinéma.

Mary Louise Brooks est née le 14 novembre 1906 à Cherryvale, petite ville du Kansas. De Leonard Brooks, son père, notable à la vertu proverbiale, elle aura son doute hérité l’intégrité morale dont elle aura fait preuve tout au long de sa vie. De Myra Brooks, sa mère, fervente féministe plus engagée dans son combat pour les droits des femmes que dans la vie de sa famille, elle aura gardé l’indépendance d’esprit et le besoin de liberté qui auront toujours guidés ses choix.

Très tôt attirée par la danse pour laquelle elle montre de réelles aptitudes, Louise Brooks se produit dès l’age de six ans sur les planches de l’Opéra de Cherryvale. A douze ans, c’est devant la bonne société de Wichita, où la famille s’est installée, qu’elle brille désormais. C’est là qu’elle verra se produire la Denishawn, célèbre troupe de ballet avant-gardiste emmenée par Ruth St Denis, dont le spectacle constitue pour elle une véritable révélation.Louise part donc à l’age de quinze ans, seule, pour New York, afin d’y suivre les cours de Ruth St Denis et elle est intégrée à la prestigieuse troupe pour la saison 1922-1923. Les filles de la Denishawn incarnent une certaine forme de pureté, elles sont belles, jeunes, saines et virginales. Les rumeurs qui commencent à courir sur la vie nocturne de Louise Brooks la stigmatisent déjà comme étant trop émancipée, trop portée sur les plaisirs de la vie, et après deux saisons, elle est remerciée par la compagnie.

Bénéficiant de l’appui de son amie Barbara Bennet (sœur de la célèbre actrice Constance Bennet), Louise Brooks est alors engagée en 1924 pour la revue Scandals de George White et, si ce nouveau contrat ne représente pas réellement un pas en avant artistique, elle s’y fait néanmoins remarquer et s’attire les grâces du compositeur de la revue, un certain George Gershwin. Louise se brouille bientôt avec ses partenaires danseuses et quitte la troupe avant de partir avec Barbara pour l’Europe. Louise sera la première à danser le charleston à Londres. En revenant à New York en 1925, c’est pour les prestigieuses Ziegfeld Follies qu’elle signe cette fois. Les Follies sont à Broadway une véritable institution qui mêlent humoristes et danseuses et rencontrent un immense succès. Louise Brooks y étincelle, elle est l’objet d’articles élogieux et entame une carrière de mannequin. En 1925, Louise Brooks dont la popularité ne cesse de croître, est pour une grande partie de la population l’incarnation même de la flapper aux cotés de vedettes de cinéma comme Clara Bow. La jupe à hauteur du genou, l’allure garçonne, insouciante et légère, la flapper esquive d’un pas de danse la crise qui couve dans cet entre-deux-guerres et règne sans partage sur les nuits new-yorkaises. Louise en devient l’icône. Sa liaison de deux mois avec Charlie Chaplin fait grand bruit. Louise Brooks brille dans toutes les soirées et par lassitude finit par quitter les Follies.

Les chercheurs de talents d’Hollywood s’intéressent naturellement à Miss Brooks et elle accepte de passer des essais sous l’impulsion de son flirt du moment, producteur exécutif à la Paramount. Le studio l’engage pour cinq ans. Louise Brooks participera à une douzaine de films, courts ou longs, durant les deux premières années de son contrat : elle apparaît notamment dans The street of forgotten men, The american Venus et tourne sous la direction de Eddie Sutherland dans It’s the old army game où elle retrouve W.C Fields, avec qui elle s’entendait déjà particulièrement bien quand ils partageaient ensemble l’affiche des Ziegfeld Follies. Louise Brooks épouse Eddie Sutherland en juillet 1926 mais le couple ne sera pas heureux : leurs carrières les éloignent l’un de l’autre (Sutherland tourne à Hollywood et Louise Brooks à New York) et Louise ne semble pas renoncer à vivre sa « vie de jeune fille ». Louise Brooks apparaît en 1928 dans le film de Howard Hawks A girl in every port qui sera très remarqué en Europe et, sous la direction de William Wellman, dans Beggars of life où elle partage l’affiche avec Wallace Berry et Richard Arlen. Elle tourne la même année The canary murder case et est alors au sommet de sa popularité, elle est régulièrement en couverture de nombreux magazines et multiplie les séances de photographie avec les plus grands.

Quand vient le moment de renégocier le contrat qui la lie à la Paramount, Louise Brooks n’a toujours pas tenu le premier vrai grand rôle qui ferait d’elle une star. A girl in every port de Hawks a confirmé son talent aux yeux du public mais elle reste davantage connue pour son statut d’icône de la mode et ses frasques sentimentales que pour ses rôles au cinéma. Devant la nécessité de faire des économies en vue du passage à l’ère du film parlant, les studios rognent en premier sur les salaires des acteurs et, dit-on à l’époque, même les plus grands tremblent. A Louise Brooks, B.P Schulberg refuse donc l’augmentation de salaire pourtant prévue en arguant qu’on est pas sûr de ses capacités à passer au parlant. Elle répond qu’elle a la plus belle voix de Hollywood et décide de démissionner sur le champ. Considérant l’actrice comme dorénavant libre, le studio lui transmet alors une proposition qui jusque là avait été rejetée par la Paramount : l’invitation à venir en Allemagne tourner Loulou sous la direction de Georg Willem Pabst. Louise Brooks y fait répondre positivement par télégramme et décide donc dans l’instant d’embarquer pour l’Allemagne, elle qui ne connaît ni la langue allemande, ni la pièce qu’il est question d’adapter, ni même le metteur en scène qui la réclame. Une fois de plus, Louise, lassée, décide de fuir.

Georg Willem Pabst, qui souhaitait depuis longtemps adapter la pièce de Frank Wedekind, n’était pas parvenu à trouver l’actrice idéale pour interpréter le rôle. De castings sauvages infructueux en essais inutiles, l’équipe commençait à désespérer de trouver la perle rare avant que Pabst ne découvre Louise Brooks dans A girl in every port. Elle n’y tient qu’un rôle secondaire et c’est pourtant en elle que Pabst voit finalement l’interprète qu’il peinait tant à trouver. Sa demande rejetée par la Paramount, Pabst continue ses recherches et s’apprête à engager Marlène Dietrich quand Louise brooks, finalement libre de tout engagement, accepte de venir tourner en Allemagne.

Louise, première actrice américaine à venir tourner en Europe, est accueillie en grande pompe à la gare de Berlin par Pabst et une meute de journaliste. Louise Brooks apprécie de travailler avec Pabst qui se comporte avec elle de manière paternaliste, la rassurant et la protégeant contre l’hostilité d’une partie de l’équipe (Fritz Kortner en tête) qui ne comprend toujours pas quelle mouche a piqué Pabst d’aller chercher cette américaine pour jouer leur Loulou. Mais cette relation ne va pas sans une certaine forme de tyrannie de la part du metteur en scène. Louise Brooks mène en Allemagne la vie qu’elle vivait à New York : retrouvant des amis américains pour de longues virées nocturnes, elle découvre le Berlin bourgeois dont elle goûte les excès. Pabst s’en émeut et la fait consigner. Elle se couchera dorénavant à neuf heures et se dédiera, tout comme lui, totalement au film. De nombreux petits conflits émaillèrent leur collaboration mais nul doute que Louise Brooks et Georg Willem Pabst entretinrent une relation privilégiée sans laquelle le fruit de leur travail commun n’eut pas été aussi exceptionnel.

Louise Brooks avait très tôt manifesté du mépris pour le milieu du cinéma. Elle en fustigeait la futilité, la vanité et refusait de jouer le jeu d’une servilité pourtant de rigueur envers tout « supérieur ». Elle qui fut ironiquement surnommée « Brooks la bavarde » sur les plateaux de tournage rencontre enfin en Georg Willem Pabst quelqu’un dont elle se sent intellectuellement proche et dont elle admire la démarche. Pabst, travaillant vers une forme de réalisme expressif, tente de rompre le jeu de ses acteurs pour leur éviter tout stéréotype en ne leur révélant qu’au dernier moment ce qu’ils vont tourner et en se livrant à tout un tas d’autres petites manipulations. Fritz Kortner, grand acteur de théâtre, avait soigneusement préparé « sa mort » : Pabst n’aura de cesse de faire tourner et retourner la scène prétextant mille soucis techniques afin d’obtenir de lui quelque chose d’autre. Si ces procédés nous paraissent aujourd’hui communs, ils firent à l’époque grand effet sur Louise Brooks.

La presse reprocha à Louise Brooks de « ne pas jouer », de « ne rien ressentir » : on était pas habitué à l’époque à l’économie d’effets dont son jeu fait preuve. Louise Brooks n’affecte pas la douleur, elle se lit dans ses yeux. Nul doute que si Marlène Dietrich avait tenu le rôle de Loulou, c’est un tout autre film que nous aurions aujourd’hui sous les yeux. Car si Pabst avait choisi Louise Brooks, c’est qu’il avait su déceler en elle une nature propre à donner chair au personnage. Cette nature, aussi exceptionnelle que l’était sa beauté, Pabst saura en exploiter l’essence, et si ce personnage si archétypal, si mythologique et plus qu’humain prend corps sous nos yeux c’est bel et bien par la présence magnétique de son interprète. Seule, définitivement seule, à pouvoir incarner l’objet maudit de toutes les passions, l'innocente perverse. Asta Nielsen avait tenu le rôle de Loulou dans une adaptation réalisée par Leopold Jessner en 1923 ; son interprétation par trop affectée dénaturait le personnage qui devenait une pure victime effrayée par ce qui arrivait autour d’elle. Le scénario du film avait par ailleurs été largement édulcoré par rapport à la pièce d’origine.

L’incroyable grâce et l’immense beauté de Louise Brooks, l’érotisme puissant qui se dégage du moindre de ses gestes étaient seuls capables de donner vie à Loulou. On parle d’ « expérience Louise Brooks » de « quelque chose qui se passe entre le milieu de son torse et son front », la beauté de Louise devenait par le personnage de Loulou le terrain d’expression même de la tragédie. L'innocente sensualité de Loulou avait besoin de cette grâce, de la magie toute particulière de Louise. Loulou c’est l’innocence dans tout ce qu’elle a de plus cru, à nu. Cette innocence, cette vérité, proprement inadaptée à toute forme de société, appartient à un autre monde.

Après le tournage de Loulou, Louise Brooks repart pour New York en décembre 1928. Les studios ne jurent plus que par le cinéma parlant et la Paramount offre 10.000$ à Louise Brooks pour qu’elle accepte de se doubler dans le dernier film qu’elle a tourné avant de partir et qu’on a décidé de transformer en talkie : The canary murder case. Louise tient sa revanche sur ceux qui la traitèrent hier sans ménagement : elle refuse et décide de retraverser l’atlantique quand elle reçoit un cable de Pabst l'invitant à venir tourner en France sous la direction de René Clair. Louise Brooks apprend à Paris que le film ne se fera pas pour cause de problèmes financiers, elle séjourne un peu en France avant de partir retrouver Georg Willem Pabst en Allemagne pour y tourner un second film : Le Journal d'une fille perdue.

A la fin du tournage Pabst proposera à Louise Brooks de rester en Allemagne pour y tourner avec lui de « vrais films ». Mais une fois de plus Louise ne peut se résigner à s’installer et lui annonce son intention de retourner aux Etats-Unis. Dépité, Pabst lui lancera cette malediction qui la marquera profondément : "Tu vis comme Loulou et tu finiras comme elle". Louise Brooks repart pour New York avant de revenir en Europe, en France cette fois, pour y tourner le film dont on a finalement confié les rennes à Augusto Genina en remplacement de René Clair : Prix de Beauté.

Après le tournage, Louise Brooks repart outre-atlantique et s’installe cette fois à Hollywood. Mais la flapper girl est passée de mode et Louise qui en fut la si parfaite incarnation n’intéresse plus guère les metteurs en scène. On dit aussi que, le Canary murder case étant resté en travers de la gorge de la Paramount, on a fait courir le bruit que sa voix « ne passerait pas ». C’est finalement sous la direction d’une autre vedette tombée en disgrâce qu’elle retrouvera le chemin des plateaux de cinéma : Fatty Arbuckle la dirige dans Windy Riley goes to Hollywood en 1930. Elle apparaît la même année dans un petit rôle au coté de Carole Lombard dans It pays to advertise, et dans God’s gift to women de Michael Curtiz en 1931. Louise Brooks se voit proposer le premier rôle féminin du Public Ennemy de William Wellman ; elle accepte et se ravise au dernier moment avant de repartir pour New York.

Louise Brooks disparaît un moment au début de ces années 30. Elle reprend la danse avec son second mari Deering Davis avec qui elle s’est installée à Chicago en 1933, puis après l’avoir quitté six mois après leur mariage, retourne à New York et y danse en duo avec Dario Borzani. Ils tournent ensemble durant près de deux ans, recueillant partout de très bonnes critiques, et en 1935 le duo se sépare.

On pense à Louise Brooks pour incarner la fiancée de Frankenstein, elle s’installe à nouveau à Hollywood et tourne dans trois films en 1936 : Empty saddles avec Buck Jones, King of gamblers et When You're in Love avec Cary Grant. Louise n’y tient que des petits rôles et apparaît pour la dernière fois au cinéma en 1938 dans Overland stage raiders au coté d’un jeune talent prometteur sur le point d’exploser aux yeux du monde : John Wayne.

Louise Brooks repart s’installer à Wichita en 1940, elle y ouvre une école de danse et sort un livre « The Fundamentals of good ballroom dancing ». En 1943 elle retourne à New York et participe à des pièces radiophoniques. Les années 40 seront particulièrement difficiles pour elle. Seule, Louise Brooks est totalement oubliée, aussi bien des gens de la profession que du public. Elle écrit ses mémoires dont elle brûlera finalement le manuscrit après des années de travail. C’est en 1955, à l’occasion de l’exposition « 60 ans de cinéma », au Musée National d’Art Moderne de Paris, qu’elle sera de nouveau mise à l’honneur et célébrée. Un immense portrait de Louise Brooks ouvre l’exposition et, quand un visiteur s’étonnera qu’on l’ai choisi plutôt que Garbo ou Dietrich, Henry Langlois lui répondra son célèbre : « Il n’y a pas de Garbo ! Il n’y a pas de Dietrich ! Il n’y a que Louise Brooks ! ». En 1958 il lui consacrera, en sa présence, une rétrospective à la cinémathèque française et la fera redécouvrir à toute une génération de cinéphiles émerveillés.

A partir du milieu des années 50, Louise Brooks écrira de nombreux articles consacrés au cinéma qui seront publiés dans de prestigieuses revues : Sight and Sound en Angleterre, Objectif au Canada (1), Positif en France (Marlène n°75 mai 1966, Humphrey and Bogey n°81 février 1967, On location with Billy Wellman n°114 mars 1968, L’autre visage de W.C Fields n°125 mars 1971).

Elle décèdera le 08 août 1985 à Rochester (NY) où elle vécut seule les dernières années de sa vie.

Louise Brooks n’a certainement pas eu la carrière que son talent aurait du lui valoir. Il lui aura néanmoins suffit d’un film pour tenir à jamais une place à part dans les cœur de tous les cinéphiles, un film pour entrer dans la légende. Louise Brooks est Loulou pour toujours, icône gracile à l’aura éternelle. Son inoubliable silhouette, sa beauté fragile et le caractère inachevé d’une carrière qu’on aurait rêvée plus abondante lui assurent à jamais un statut à part dans l’histoire du cinéma. Elle n’aura jamais été une star et aura, à vrai dire, plutôt tout fait pour l’éviter, cherchant sans cesse à échapper aux carcans qu’on lui tendait. Louise Brooks, qu’elle le veuille ou non, fait partie de la légende ; on ne rendra jamais assez grâce au cinéma d’avoir pu capter par instants un peu de l’ensorcelante magie de cette femme, trop libre et trop intègre pour la vie qu’on lui promettait.

Louise Brooks écrivait à Guido Crepax en 1976 : « Souvenez-vous que lorsque le fils prodigue s’en revient, son père dit : « Il était perdu, il est maintenant retrouvé. » C’est le père qui retrouve le fils perdu. Comme quoi j’ai sans doute manqué d’être retrouvée».
Le temps a fait son œuvre Louise, tu ne sera plus jamais perdue.




(1) Consultables sur ce site : Louise Brooks : Femme innacessible

Par Olivier Gonord - le 19 novembre 2004