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Portraits

Linda Darnell

  

Elle était la « femme au visage parfait », La star de la Fox qui rafla le rôle d’Ambre (Forever Amber, Otto Preminger, 1947), devant Peggy Cummins, Susan Hayward ou encore Lana Turner, eut une relation avec Howard Hugues, participa à des films prestigieux comme La Poursuite infernale (My Darling Clementine, John Ford, 1946), s’illustra à Broadway, tout ceci avant que cette brune à la beauté classique ne dérape vers l’antichambre de la mort pour finalement être happée à 41 ans, dans des conditions qui horrifièrent ses contemporains. Le destin de Linda Darnell illustre, malheureusement trop bien, la perversité du star-system, cette politique des grands studios visant à rechercher constamment de la chair fraîche. Linda remplit parfaitement son rôle de star glamour à souhait, pour ensuite être considérée "has-been" à 29 ans. L’actrice ne trouva guère d’échappatoire, son expérience professionnelle s’étant essentiellement déroulée à la Fox. Ainsi, celle que l’on voit dans Les Eperons noirs (Black Spurs, de R G Springsteen, 1965), n’est plus que l’ombre d’elle-même, le visage bouffi par l’alcool, la silhouette alourdie, les cheveux trop noirs pour être vrais, complètement blasée, puisqu’elle déclare tourner dans un film « qui sera projeté 10 jours à peine, et que personne n’ira voir. »

Pour comprendre le destin de Linda Darnell, née le 16 octobre 1923, il est nécessaire de remonter à la source, dans une famille pauvre du Texas avec cinq enfants à nourrir. Alors que Linda est toute jeune, sa mère s’aperçoit du physique exceptionnel de sa fille et va tout entreprendre dans le but d’exploiter cet atout inespéré. Physiquement précoce, elle n’hésite pas à lui décrocher un petit "job" comme mannequin, tout en lui faisant poursuivre sa scolarité, déclarant sa fille âgée de seize ans, bien qu’elle n’en ai que onze. Elle la pousse vers le théâtre et Linda obtient de petits rôles au sein de la Catholic Players of Saint Matthew, une troupe locale. Lorsque des recenseurs de talents de la Fox viennent à Dallas proposer des auditions, Mme Darnell y envoie sa fille, âgée de 14 ans, et Linda ne fait rien moins que de gagner le concours pour finalement se voir débouter au round final. Qu’importe car la RKO la remarque et lui fait passer un test, qui semble satisfaisant jusqu’au moment où la firme découvre le "pot aux roses" : les quatorze ans de Linda, qui se voit donc remerciée ! « Repassez quand vous serez majeure, fillette ! »

La Fox n’attendra pas sa majorité et rappelle Linda, âgée de 15 ans, le studio trichant finalement sur les dates ! Les attentes de la mère sont enfin comblées : sa fille, lancée comme « la femme au visage parfait », se voit cependant projetée dans l’arène des fauves car, selon l’historien Davis de la Southern Methodist University, rien n’avait préparé la jeune femme aux attentes naïves, à ce monde comparable à un "miroir aux alouettes". Alors qu’elle complète ses études à la Central High School de Los Angeles et au sein des studios, on lui fait changer son prénom (elle s’appelait en réalité Monetta Eloïse), et en moins de trois semaines de formation, la voilà embarquée pour le rôle principal de Hôtel pour femmes (Hotel For Women, Gregory Ratoff, 1939), sa mère contrôlant l’aspect financier et se ne souciant guère d’aliéner sa fille au studio. Et c’est ainsi qu’ en 1939, Linda Darnell peut se targuer d’être la plus jeune "leading lady" de l’histoire de Hollywood !

Avec son visage à l’ovale parfait, et son quart de sang indien (son grand-père paternel était Cherokee), Linda se voit confier des rôles de beautés brunes, puisqu’elle portera la mantille dans Le Signe de Zorro (The Mark of Zorro, Rouben Mamoulian, 1940), avec Tyrone Power, acteur avec lequel elle travaillera à quatre reprises, sera confrontée à Rita Hayworth pour les beaux yeux du même Tyrone dans une Espagne que Le Gréco n’aurait pas reniée dans Arènes sanglantes (Blood and Sand, Rouben Mamoulian, 1941), d’après le roman de Blasco Ibanez. Elle interprète une indienne jalouse de Maureen O’Hara dans un western à la photographie superbe, Buffalo Bill (William Wellman, 1944), se bride les yeux pour incarner la femme infidèle du roi de Siam, film dans lequel elle met sa beauté exotique en valeur, conforme aux danseuses des temples d’Asie sculptées dans une frise de pierre, pour Anna et le Roi de Siam (Anna and the King of Siam, John Cromwell, 1946).

Son statut de superstar de la Fox lui permet de travailler avec des réalisateurs prestigieux, tels Henry King pour La Belle écuyère (Chad Hanna, 1940), Henry Hathaway pour Brigham Young (Brigham Young Frontiersman, 1940), René Clair pour C’est arrivé demain (It Happened Tomorrow, 1943), ou encore Douglas Sirk pour L’Aveu (Summer Storm, 1944), qui est une adaptation de La Partie de chasse de Tchekhov, « film à l’image magnifique et aux acteurs superbes » (Tulard). C’est dans ce dernier film que Linda change son image de la touchante jeune fille, (elle avait même incarnée la Vierge dans Le Chant de Bernadette (The Song of Bernadette, Henry King 1943), c’est dire l’état de grâce dans lequel elle se trouvait !), pour celui de femme vénale, n’hésitant pas à jouer de ses charmes pour parvenir à ses fins. Cette transformation en "femme sûre d’elle" portera ses fruits et attirera l’œil, puisque Look Magazine la sélectionne comme l’une des plus belles femmes d’Hollywood, en 1944.

Le changement opéré professionnellement va peut-être influencer sa vie privée, à moins que cela ne soit le contraire ! Toujours est-il qu’en 1944, elle épouse un cameraman, Peverell Marley, âgé de 42 ans, qui a filmé ses tests à la Fox, ainsi que ses trois premiers films. Marié deux fois, c’est un homme réfléchi qu’elle épouse et avec qui elle adoptera une petite fille, Charlotte Mildred, surnommée Lola, en 1948, Linda ne pouvant enfanter.

Forte de cette image "fatale", le Film Noir va servir d’écrin à cette perle, avec son visage velouté par l’esthétique du genre. Le premier sera l’excellent Hangover Square (John Brahm, 1945), qui la voit assassinée par un compositeur fou aux amours contrariés, et porter des toilettes cintrées faites de dentelles légères et de plumes chatoyantes, à même de souligner sa grâce dans le Londres victorien. Le deuxième, Crime passionnel (Fallen Angel, Otto Preminger, 1945), dans lequel elle est Stella, une serveuse ambitieuse venue de sa province, dont les tenues vestimentaires indiquent son origine modeste, mais qui ne compte pas en rester là ! Le destin en décidera autrement, lorsque son regard arrogant mais sensuel croisera celui de Charles Bickford ! « A l’instar de nombreuses femmes fatales issues du milieu prolétaire, Stella est condamnée. Cette condamnation est à la fois individuelle et culturelle en ce sens que la société patriarcale dominante à l’époque classique du Film noir réprimait les femmes dont le comportement violait ses principes. » (Les Mille yeux du Film Noir, Alain Silver & James Ursini).

Linda Darnell inaugure ainsi sa collaboration avec Otto Preminger, avec qui elle tournera trois autres films, dont Quadrille d’amour (Centennial Summer, 1946), un musical de Jerome Kern, La Treizième lettre (The Thirteenth Letter, 1951), film tourné au Québec, inspiré d’un récit de Louis Chavance et du Corbeau de Henri-Georges Clouzot, et Ambre (Forever Amber, 1947) à propos duquel Preminger ironise sur l’audace de l’adaptation cinématographique de ce roman sulfureux de Kathleen Windsor, au vu du puritanisme hypocrite de l’époque. Le rôle d’Ambre fut au départ dévolu à Peggy Cummins, le réalisateur étant John Stahl. Daryl Zanuck, directeur de la Fox, mécontent du travail, suspendit le tournage, après 39 jours de production et un coût de 500 000 dollars, l’actrice principale ayant été jugée incroyablement « amateur ». Il pressent Susan Hayward ou Linda Darnell comme remplaçantes et Otto Preminger à la réalisation, lequel réclame Lana Tuner qui, selon lui, convient parfaitement au rôle ! L’interprète d’Ambre étant appelée à la célébrité, Zanuck ne voulait pas d’une actrice qui n’était pas sous contrat avec lui, Lana représentant la bannière MGM. Malgré tous les efforts de Lana Turner pour décrocher le rôle, c’est Linda qui l’emporte, se voyant teindre en blonde pour la circonstance ! L’actrice irradie durant toute la durée du film, qu’elle soit en crinoline couleur or, maîtresse rayonnante au côté du roi Charles II ou encore vêtue de taffetas et tulles blancs pour son mariage, avant de s’enfuir rejoindre l’homme de sa vie, Lord Bruce Carlton, incarné par Cornel Wilde ! Malgré un bénéfice de plus de 6 millions de dollars dés la première semaine, le film souffre d’une adaptation affadie, la cause en étant bien sûr la censure, ce qui a pour effet de nuire à la carrière de Linda.

En 1945, malgré une vie professionnelle satisfaisante et un mariage récent, Linda s’adonne à la boisson (lait avec du brandy à 10h30 chaque jour). La cause en est peut-être ces "parties" que Hollywood affectionne tant, à moins que cela ne soit dû à un certain Howard Hugues, milliardaire, producteur et "casanova" de surcroît, bel homme qui a jeté son dévolu sur la star de la Fox, la version brune de Lana Turner avec qui il a une liaison, d’autant plus que les brunes sont sa grande spécialité ! Howard Hugues séduisit la belle en pilotant son avion au-dessus du Golden Gate Bridge de San Francisco, lui faisant miroiter la vie commune avec force champagne et tulipes jaunes, les fleurs préférées de l’actrice, dans l’unique but de coucher avec elle. Le 7 juillet 1946, Linda Darnell rend visite à Howard au Good Samaritan Hospital, l’hôpital des grands brûlés, après que celui-ci ai frôlé la mort à bord de son XF-11, dans un accident mémorable, et dix jours après, Linda annonce sa séparation d’avec Marley, qui exigea une somme en contre-partie à Howard ! Linda Darnell était à nouveau une valeur marchande ! Malheureusement, elle s’était fait prendre au piège du beau ténébreux, qui ne pris guère de gant pour l’envoyer "paître" ! Linda retourna vers son mari… pour le plus grand bien de sa carrière.

C’est en effet en 1946 qu’elle figure au générique de La Poursuite infernale (My Darling Clementine, John Ford), incarnant Chihuahua, la mexicaine amoureuse de Victor Mature, dont la mort provoquera une prise de conscience. Aux antipodes du personnage de Chihuahua, elle incarne ensuite une femme racée (la zibeline lui va à ravir !) dont son mari, chef d’orchestre de renom incarné par Rex Harrison, se persuade qu’elle le trompe et échafaude différents plans pour l’éliminer (les solutions venant en fonctions des différents thèmes musicaux composés par Rossini, Wagner ou encore Tchaïkovski). Cette "screwball comedy", signée Preston Sturges, est intitulée Infidèlement vôtre (Unfaithully Yours, 1948).

1948 est l’année de la consécration, puisqu’elle rencontre un maître en la matière : Joseph L. Mankiewicz pour Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives), film dans lequel elle incarne l’une des trois femmes qui soupçonnent leurs maris de les tromper avec une amie commune. Chacune évoque son histoire avec son époux. Celle de Linda représente "la-fille-qui-galère", courtisée par son patron (Paul Douglas), et qui va exiger le mariage, lui permettant en même temps de gravir l’échelon social ! Dialogues brillants, scénario impeccable, Linda trouve peut-être son meilleur rôle, tout du moins le plus connu. On la retrouvera l’année suivante pour une savoureuse comédie en compagnie de Paul Douglas dans Si ma moitié savait ça (Everybody Does It, Edmund Goulding, 1949) .« Sur le ton de la comédie domestique, le film égratigne le monde frelaté du milieu musical. » (Tulard). Durant le tournage de Chaînes conjugales, elle tombe amoureuse de Joseph L.Mankiewicz, avec qui elle tisse une relation tumultueuse qui la conduit au bord du suicide. Ils travaillent de nouveau ensemble pour La Porte s’ouvre (No Way Out, 1950), qui est « un plaidoyer anti-raciste » (Tulard), dans lequel Linda aide un Noir à se défaire de l’hostilité ambiante, rôle qui lui tenait à cœur.

Ces diverses relations extra conjugales auront raison de son mariage, et le couple divorce en 1952, année noire, puisque la Fox ne renouvelle pas son contrat, estimant que l’actrice n’est plus rentable. Forte de son parcours et de son renom, Linda s’investit dans un superbe film d’aventures, truculent à souhait, au sein des studios de la RKO, Barbe Noire le pirate (Blackbeard the Pirate, Raoul Walsh, 1952), dans lequel elle se trouve confrontée à Robert Newton (Barbe Noire). Puis elle est doublement en danger de mort, poursuivie par un gangster (Jack Palance) et se trouvant dans un téléphérique qui menace de tomber dans le vide, dans Passions sous les Tropiques (Second Chance, Rudolph Maté, 1953), avant de succomber au charme de Robert Mitchum !
 

Après un mariage éclair d’environ un an avec un riche brasseur à la tête de la Rheingold Beer, Phillip Liebman, de 1954 à 1955, elle s’éprend d’un pilote de ligne, Merle Robertson, avec qui elle se marie en 1957. Parallèlement à sa carrière cinématographique (elle enchaîne deux films italiens en 1955), Linda s’investit au théâtre, et s’illustrera dans pas moins de treiza pièces, dont Tea and Sympathy, Monique, The Gioconda Smile, ou encore Janus… En 1956, on la retrouve dans un western de Lewis R.Foster, Guet-apens chez les Sioux (Dakota Incident), et figure au générique de A l’heure Zéro (Zero Hour !, Hall Bartlett, 1957), rejoignant Dana Andrews et Sterling Hayden dans une film catastrophe aérien pour la Paramount. C’est dans la pièce Late Love, jouée à Chicago en 1959, qu’elle trouve un regain de popularité ; et c’est durant cette période que la télévision fait appel à elle, où on la verra s’illustrer dans quatre téléfilms, renflouant au passage ses problèmes financiers (elle fut victime d’une dépression en 1958). En 1962, son alcoolisme aura raison de son mariage, et Merle Robertson demande le divorce. De son côté, elle lui reprochera sa liaison avec une actrice yougoslave, persuadée qu’ils ont un enfant.

Après une tournée de travail dans les night-clubs auprès du ténor Thomas Hayward, Linda Darnell tente un come-back au cinéma avec Les Eperons noirs. Le film n’est pas encore sorti, et Linda part se reposer chez son ancienne secrétaire, Mme Curtis, qui habite Glenview, une banlieue de Chicago. Le 9 avril, Linda, Mme Curtis et la fille de celle-ci, visionnent Star Dust (Walter Lang, 1940), un film écrit par Irving Kahn, qui découvrit Linda lors des auditions à Dallas, et qui se base sur la vie de l’actrice. C’est au moment où tout le monde est couché que la fille de Mme Curtis sent une odeur de fumée, pour s’apercevoir ensuite que le living-room est en flamme. Elle saute par la fenêtre, rejoignant sa mère et Linda qui ont pu également s’échapper. Dans la précipitation, Linda retourne dans les flammes, pensant la jeune fille encore à l’intérieur. On la retrouvera encore vivante, brûlée au second et troisième degrés, le corps atteint à 80%. Elle meurt 33 heures plus tard, non sans avoir demandé à Mme Curtis d’être tutrice de sa fille Lola. Son corps sera incinéré et ses restes enterrés à l’Union Hill Cemetery, dans Kennett Square, en Pennsylvanie.

Lorsque je visionne la scène du grand incendie de Londres dans Ambre, ou si l’on fait référence au sort qui lui est réservé dans Hangover Square, assassinée puis son corps brûlé, et à son destin tragique de la concubine Tuptin qui périt sur un bûcher dans Anna et le Roi de Siam, je ne peux m’empêcher de penser à sa mort horrible, survenue trop tôt. Linda Darnell rejoint en cela ces étoiles noires au destin funeste, à la vie trop courte, qui furent des étoiles filantes mais qui resteront à jamais gravées dans le cœur des cinéphiles, leurs visages sublimés par la magie du cinéma.

Par Kim - le 1 juin 2005