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Portraits

D. W. GRIFFITH :
NAISSANCE D'UNE CINE-NATION


« Nous nous amusions beaucoup au temps du Nickel-Odéon. À l'époque, je me rappelle que ma grande vedette touchait cinq dollars par jour et qu'on me traitait de tous les noms quand "je fichais en l'air" 185 dollars dans un film. Plus tard, j'ai joué au poker avec un président des États-Unis ; un Premier ministre anglais m'a aidé à enfiler mon manteau ; j'ai eu le dessus dans une discussion avec George Bernard Shaw ; et j'ai personnellement gagné et perdu 25 millions de dollars. Pas mal pour un cambrousard au nez tellement long qu'il le fait virer de bord par grand vent, non ? » (1)

À la question « qui est David Wark Griffith ? », chacun a déjà plusieurs réponses : c'est le père du cinéma américain ; un Sudiste, qui inspira au Ku Klux Klan le logo du cavalier portant une croix en feu ; un grand monsieur au profil d'aigle victorien, qui imposa à Hollywood le montage narratif (qui, par comparaison, donne au montage dialectique toute sa pesanteur formelle) ; un réalisateur tiré à quatre épingles, qui amorça tous les genres : du western au film criminel, en passant par le mélodrame... Tiens ! Et si c'était cela la clef de son œuvre : le mélodrame ! Griffith est un réalisateur de drame populaire, la source à l'origine de la grande synthèse hollywoodienne : entre le théâtre, le roman social à la Charles Dickens et l'expressionnisme - ou l'art de raconter une histoire avec de la lumière. D. W. Griffith et son fidèle opérateur Billy Bitzer n'ont pas inventé, mais découvert, presque toutes les possibilités offertes par la profondeur de champ, l'échelle des plans, le montage alterné ou parallèle (à distinguer l'un de l'autre), le dualisme, le suspense, les effets d'éclairage naturel ou artificiel, les mouvements d'appareil, etc. Certes, voir aujourd'hui un film de Griffith sans le resituer dans son contexte revient à confondre l’hébreu avec le français. Qui aujourd'hui ferait jouer des Noirs par des acteurs blancs passés au charbon, monterait des plans répétant deux fois la même action, tournerait dans des décors aussi rudimentaires... Ses films sont tous démodés, voire mal fichus. Griffith tourna tellement de films de courts métrages (environ 400) que certains lui sont attribués à tort... Le temps des pionniers n'est pas celui de l'âge d'or, c'est celui d'un art natif, d'un art de la découverte.

David Wark Griffith est né dans le Kentucky à Floydsfork, aujourd'hui Crestwood, à côté de La Grange, le 22 janvier 1875, il y a plus de 140 ans. Il est le sixième et avant-dernier enfant d'une famille méthodiste d'ascendance juive. Son père est une personnalité charismatique, dont le propre père avait combattu auprès d'Andrew Jackson. Lui-même surnommé « Roaring Jack » (Jack le rugissant, le tonitruant) lutta contre le Mexique avec Zachary Taylor et participa à la Ruée vers l'or. Il commanda, lors de guerre de Sécession, la compagnie « E » du premier régiment de cavalerie du Kentucky. Il combattu un mois après la réédition du général Lee avant d'être nommé lui-même général par Jefferson Davis. Ce père, grand amateur de Shakespeare, à l'aura légendaire, marquera de façon décisive le jeune David, malgré un décès survenu lors de sa dizaine d'années. À sa mort, la famille quitte la ferme et ses nombreux serviteurs noirs... Elle connaîtra la grande pauvreté.

David reçoit une partie de son instruction de sa sœur Mattie, qui meurt prématurément en 1889. Installé à Louisville, pour aider sa mère qui tient - sans succès - une pension, il vend à 15 ans des journaux, devient liftier, travaille dans une librairie et surtout monte sur les planches, pour la première fois, lors d'une représentation donnée sous l'égide de l’École Baptiste de Broadway. Il voit jouer Sarah Bernhardt et rejoint, vers sa vingtième année, une compagnie de théâtre sous le pseudonyme de Lawrence Brayington. Selon le témoignage de Billy Bitzer, Griffith était un acteur gesticulant, au style quelque peu outré. Il est engagé ensuite par la troupe des frères Cummings mais vit de ses activités annexes. Il rejoint, encore, une autre troupe sous le nom de Lawrence Griffith avant de tenter sa chance à New-York, sans réussite. En 1904, il joue le rôle d'Abraham Lincoln à Chicago. L'acteur ne brûle pas les planches, il travaille, à 30 ans, comme employé sur un bateau et ouvrier agricole en Californie. Entre-temps, il aura rencontré au sein d'une énième compagnie celle qui deviendra sa première épouse, Linda Arvidson Johnson. Après avoir changé son nom de scène en David Griffith, il écrit une pièce et un poème, qu'il arrive à vendre.

C'est sur les conseils d'un ami qu'il propose alors des sujets à des producteurs de cinéma installés, encore, sur la côte Est. Griffith ne fréquentait pas les salles obscures et trouvait le spectacle qui y était projeté affligeant. Il entre à l'American Mutoscope and Biograph Company. Engagé comme auteur et acteur, il réalise son premier one reel, de 713 pieds, intitulé The Adventure of Dollie en 1908 : c'est l'histoire d'un bébé enlevé par un gitan, qui est emporté par un cours d'eau et sauvé par un pêcheur. Griffith est payé 50 dollars par semaine, plus une garantie de la même somme. Chaque film de la Biograph est tiré à une vingtaine de copies.

Le jeune réalisateur enchaîne pendant 5 ans une longue série de films, des centaines de courts métrages, privilégiant la succession de péripéties à un rythme très soutenu. Billy Bitzer, son fidèle opérateur, figure dès le début de sa carrière au générique de ces films. Griffith aborde tous les genres : la comédie, le western, le policier, le film historique, le drame social etc. Il met le pied à l'étriller à de nombreuses vedettes : Mary Pickford, Douglas Fairbanks, Lillian et Dorothy Gish, Mae March, Blanche Sweet, Lionel Barrymore, Florence Lawrence... Il rencontra les sœurs Gish par hasard, un jour d'été 1909, alors qu'elles attendaient leur amie Mary Pickford à l'entrée des studios de la Biograph. Le cinéaste tomba sous le charme instantanément de ces beautés diaphanes. On découvre dans ses films un penchant "puritain" pour les scènes où de blanches et innocentes jeunes femmes sont victimes de cruautés en tout genre. Les femmes au style très victorien sont d'ailleurs très souvent au cœur de ses films. Le cinéaste développe son goût pour les images pastorales qu'il oppose à des scènes de furie : l'innocence et le vice. Griffith est aussi l'un des premiers réalisateurs à tourner en Californie - Cuddebackville est rapidement devenu son principal lieu de tournage.


En 1912, un film d'une bobine, The Musketeers of Pig Alley (Cœur d'Apache), considéré comme le premier film de gangsters, est révélateur du talent du cinéaste. Sur le plan formel, le déplacement des personnages dans la profondeur de champ fait tout l'intérêt plastique du film. Dans les dernières minutes, lors du suspense qui précède l'affrontement final, l'acteur Elmer Booth s'avance de plain-pied le long d'un mur et termine sa trajectoire face caméra, en très gros plan. Le film dépeint le milieu des petits malfrats en soulignant un fort déterminisme social. Le souci de développer des idées en trouvant une traduction sur le plan formel aura une influence décisive sur John Ford, dont le cinéma prend sa source chez Griffith. 1912 est aussi l'année d'un deux-bobines important, un western "historique" ambitieux de 30 minutes, The Massacre. Le film dépeint l'anéantissement d'un village indien par la cavalerie et l'attaque d'un convoi de colons. Il n'est pas à sens unique et s'attache à expliquer le comportement des Indiens, victimes de la cavalerie. Griffith, grand amateur de films Pathé, découvre la dernière production Italienne Quo Vadis (1912) qu'il espère vite égaler. En 1913, il réalise Judith de Béthulie, une évocation biblique de quatre bobines d'une durée d'une heure. Ce sera dernier film pour la Biograph. Le cinéma italien continue dans la démesure avec la sortie de Cabiria de Giovanni Pastrone, en 1914, alors que Griffith entreprend l'adaptation d'un roman de Thomas Dixon, The Clansman : A Historical Romance of the Ku Klux Klan, qui deviendra La Naissance d'une Nation.


Durant ce court laps de temps, sept ans, Griffith aura eu l'idée d'utiliser des réflecteurs devant des acteurs à contre-jour grâce à la découverte, dans un petit restaurant, de l'effet d'une nappe sur des visages. Il aura tourné ses premiers gros plans contre l'avis de ses opérateurs, qui trouvaient les fonds flous - certains spectateurs « voulaient savoir où les pieds des acteurs avaient bien pu passer ! » (2) Il aura inventé le fondu au noir à l'aide d'une boîte de cigares graduellement fermée devant la lentille. Griffith aura fait construire des maquettes, des décors en trompe-l'œil en trichant sur les perspectives. C'était le temps béni des pionniers, où les procédés de la "grammaire" cinématographique étaient découverts grâce à l'émerveillement. C'étaient les sensations qui commandaient, ou pas, la fixation d'un code, d'une règle qui se perpétuait de façon empirique. Son travail sur l'échelle des plans, la profondeur de champ et le montage narratif appartiennent encore à la syntaxe hollywoodienne. L'Amérique, qui n'a pas pu produire la Renaissance, va véhiculer son modèle à travers le monde avec ce nouveau médium : le cinéma. Un art industriel et populaire, calqué à son image. En ce sens, Griffith est l'un des pères fondateurs de l'Amérique.

Le tournage de La Naissance d'une Nation se déroule du 4 juillet (une date ô combien symbolique) 1914 jusqu'au mois de novembre pour un coût de production d'environ 110 000 dollars. C'est un film-événement. Griffith se donne les moyens de la reconstruction historique, avec un souci du détail dans les costumes et les décors. Le film, paradoxalement, n'en est pas moins une tentative de révision historique. Pour Griffith l'histoire est écrite par les vainqueurs. Il défend le point de vue sudiste sur le conflit, justifiant les représailles envers les Noirs. Les personnages de Sudistes victimes de l'impérialisme yankee sont légion dans le cinéma américain, même le plus progressiste. Le NAACP, qui milite pour l'avancement des droits de la minorité noire, fait campagne contre le film. Mais il est très excessif de comparer Griffith à Leni Riefenstahl parce qu'il aurait réalisé une œuvre formellement aboutie, mais raciste. Un parallèle quasi-anachronique, Griffith ne soutenait aucun état totalitaire, il se défendit même des tentatives de censure dans une tribune au nom de la liberté d'expression (The rise and fall of free speech in America). La Cour Suprême statua que le cinéma était une industrie et que les films ne devaient pas bénéficier des mêmes protections de la liberté d’expression que la presse écrite. Le film augure du rapport complexe du cinéma américain avec l'Histoire, la vérité, l'idéologie et le réel (cf. la chronique consacrée au film). Cette même année 1915 marque la renaissance du Ku Klux Klan.


C'est en réaction aux accusations de racisme que Griffith projette de réaliser son nouveau grand film, Intolérance, qui fait un pas de plus vers le gigantisme. Si La Naissance d'une Nation rapporta une recette inespérée à son auteur, Intolérance sera un gouffre financier avec un coût de production hors norme d'environ 1 750 000 dollars. S'attacher au point de vue des victimes de l'Histoire, tel est encore le ressort du fil, qui conte la lutte de l'Amour à travers les âges. Intolérance est autant une œuvre expérimentale qu'une superproduction, fait unique dans l'histoire du cinéma avec 2001 : l'Odyssée de l'espace, pour reprendre la comparaison de Jacques Lourcelles (3) (cf. la chronique consacrée au film). Griffith fonde la Triangle avec Thomas Ince et Mack Sennett. En 1917, il part en Angleterre et tourne Hearts of the World, un film sur la Première Guerre mondiale. Le cinéaste est persuadé que le cinéma joue un rôle dans l'Histoire, qu'il mettra fin aux guerres dans le monde, par sa capacité universelle à faire penser. C'est un homme du XIXe siècle croyant au salut séculier de l'humanité.


En 1919, Griffith participe à la fondation de United Artists Corporation avec Mary Pickford, Douglas Fairbanks et Charlie Chaplin dans un souci d'indépendance. Mais, prudent, il signe en même temps un contrat de trois films avec la First National. Griffith ne réalise plus désormais de films de moins de six bobines. Le mélodrame lui inspire ses plus belles réussites : Le Roman de la vallée heureuse (qui utilise un flash-back révélateur), Le Pauvre amour, Le Lys brisé (1919), le superbe À travers l'orage (1920) et Les Deux orphelines (1922) - qui se déroule sous la Révolution française. En 1924, il revient sur le registre historique avec une grosse production, Pour l'indépendance (America), un demi-échec à sa sortie qui ne permet pas à son auteur de retrouver le second souffle espéré.


Griffith vit désormais séparé de son épouse (le divorce ne sera prononcé qu'en 1936), il adhère à la franc-maçonnerie. Trop régulièrement il annonce des projets qui n'aboutissent pas : une adaptation de Faust, une vie de Gabriele d'Annunzio, la réalisation d'un sujet original de H. G. Welles, un Cléopâtre, un film sur Fort Alamo, une adaptation d'Une tragédie américaine de Theodore Dreiser (entre autres). En 1927, le tournage à la Paramount des Chagrins de Satan, avec Adolphe Menjou, tourne à l'affrontement avec Adolph Zukor. Le film, une variation sur Faust, est un échec financier. Griffith n'a plus la main sur le système et flirte avec la bouteille. Hollywood isole le vieux maître. Le réalisateur clôt sa carrière avec deux films parlants : une vie d'Abraham Lincoln (Abraham Lincoln, 1930), et une adaptation de L'Assommoir de Zola dans le contexte de la prohibition (The Struggle, 1931). De l'avis général, deux films surannés et laborieux. Griffith pour Hollywood est maintenant l'homme du passé, le premier des dinosaures, un pharaon momifié de son vivant.

En 1936, il reçoit un Oscar d'honneur et épouse en secondes noces Evelyn Baldwin à Louisville. Le couple s’installe à La Grange. De nouveaux projets le ramènent à Hollywood, mais aucun n'aboutit. Sa femme le quitte trois ans après la noce, il vit à l'Hôtel Knickerbocker, boit beaucoup et se paye des filles faciles. Les dernières années de sa vie marquent une forme de déchéance et une grande ingratitude de la profession à son égard. Il meurt le 22 juillet 1948, victime d'une hémorragie cérébrale. Après un service funéraire au temple maçonnique de Hollywood, son corps est transporté dans le Kentucky, à Centerfield, où il est enterré. Qui était David Wark Griffith ? Le père d'une ciné-Nation.

(1) Extrait de son autobiographie, publiée dans D.W. Griffith, sous la direction de Patrick Brion ; cinéma/pluriel, l'Équerre et le Centre Georges Pompidou (1982). C'est l'ouvrage de référence pour cette chronique.
(2) Opus cité.
(3) Dictionnaire du cinéma : « Les Films » ; collection Bouquin, Robert Laffont (1992).

Par Franck Viale - le 9 juin 2017