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Portraits

 

Portrait d'ava gardner

1 - La Fleur Sauvage du Sud

Ava Gardner fut tout au long de sa carrière un constant paradoxe entre ce qu’elle était et ce qu’elle représentait aux yeux des médias et du public. L’icône glamour froide et inaccessible cachait en fait une femme chaleureuse au tempérament volcanique, la croqueuse d’hommes un être passionné prêt à tout abandonner quand un homme faisait chavirer son cœur, et la star une professionnelle voyant essentiellement son métier comme une source de revenus lucrative. Ava Gardner fut tout cela et son contraire dans une vie tumultueuse dont il faut chercher les contradictions dans son enfance. Née le 24 décembre 1922 en Caroline du Nord, Ava Lavinia Gardner vient apaiser la douleur de ses parents un an après qu’ils ont tragiquement perdu leur petit garçon lors d’un incident domestique. Petite dernière conçue symboliquement en "remplacement" du disparu, Ava en sera d’autant plus entourée, aimée et choyée par sa famille et notamment sa grande sœur Bappie qui fera office de chaperonne lors de ses premiers pas à Hollywood. Ava s’épanouit ainsi dans un cocon chaleureux et une existence au grand air dans la ferme de ses parents exploitants de plantations de tabac. Son caractère bien trempé naît de cette enfance rurale dans le Sud où en vrai garçon manqué elle s’acoquine aux vadrouilles et mauvais coups de son frère ainé, se lie d’amitié avec ses camarades noirs - elle aura toujours été une des stars les plus progressistes de Hollywood - et bien sûr passe ses journées à déambuler pieds nus par monts et par vaux.

 

Pourtant de cet environnement paisible naîtront chez Ava une timidité et un manque de confiance en elle constant. L’angoisse latente autour de cette benjamine inespérée d’une fratrie de sept enfants semble avoir transpiré dans ce trait de caractère, renforcé lorsque la Grande Dépression viendra briser toute cette douce harmonie. Le cours du tabac s’effondre, contraignant la famille à migrer en Virginie où sa mère trouvera un emploi de cuisinière dans une pension de travailleurs, tandis que son père qui n’a connu que la vie rurale se trouvera démuni et verra sa santé progressivement se dégrader - il disparaîtra alors qu’elle n’est âgée que de douze ans. Ava se confronte enfin au monde dans ce qu’il a de plus dur pour une adolescente peu sûre d’elle : les moqueries de ses camarades pour son accent du Sud prononcé, le regard concupiscent des hommes de la pension sur cette beauté en train d’éclore et la défaillance des institutions. En effet, un prêtre indifférent la contraint lors de son baptême à porter une tunique trop fine exposant sa nudité à tous les membres de l’assemblée, à sa plus grande honte. Cet autoritarisme sans âme ni compréhension nourrira par la suite grandement sa défiance au sein d’une MGM qui ne saura jamais vraiment comprendre ses aspirations. Ce petit parfum d’insolence s’exercera d’abord sur sa mère, dont la rigueur morale toute sudiste est pourtant peu mise à l’épreuve par une Ava dont la beauté ravageuse attire certes les garçons mais dont la timidité et la réserve les font repartir tout aussi vite. Cela annonce en quelque sorte les malentendus à venir avec les studios, et certains des hommes de sa vie qui ne sauront voir en elle qu’une belle coquille vide. Un malentendu qui préside même à son intronisation à Hollywood. Dans l’existence morne de celle qui suit désormais des études de secrétariat, une des rares récréations est lorsqu’elle rend visite durant les vacances scolaires à sa sœur Bappie installée à New York, un premier modèle d’indépendance puisque divorcée, remariée et travaillant pour subvenir à ses besoins.

Larry Tarr, mari de Bappie et photographe professionnel, s’entiche de la jeune Ava à qui il fait découvrir la vie nocturne new-yorkaise et dont il ne rate jamais l’occasion d’immortaliser les traits parfaits en photo. L’une de ces sorties aboutira à un premier contact marquant avec Hollywood lorsque venue timidement demander un autographe au grand Henry Fonda, il lui est recommandé de tenter sa chance à la Mecque du cinéma. Larry Tarr ayant mis un de ses clichés les plus réussis en vitrine de sa boutique, Barney Duhan, un sous-fifre de la MGM, demande les coordonnées de cette beauté sous couvert du studio mais plus pour ajouter une conquête à son tableau de chasse que par souci de lancer sa carrière. Il est éconduit par Larry Tarr qui - après avoir en vain tenté de lancer Ava dans la chanson mais son joli grain de voix ne compensera pas sa timidité maladive - y voit néanmoins une brèche et en profite pour déposer ses meilleures photos d’Ava au studio par l’intermédiaire de ce contact. Le mélange de gaucherie, d’innocence et de grâce d’Ava transparaît magnifiquement dans la photo initiale de Tarr. L’adolescente mal dans sa peau et dans une tenue paysanne loin du glamour à venir y impose déjà une prestance paisible et inconsciente de son charme par ce regard légèrement fuyant. Il n’en faudra pas plus à la MGM pour la convoquer à un entretien où la photogénie évidente de la novice compense les pourtant nombreuses réticences, à commencer par cette accent sudiste rédhibitoire. En 1941 et tout juste âgée de 19 ans, Ava Gardner signe donc un contrat de sept ans à cinquante dollars par semaine. Maman Gardner, désormais diminuée par un cancer, ne peut l’accompagner mais la famille est prête à se sacrifier pour que le rêve de la benjamine se réalise, et Bappie l’accompagnera pour ses premiers pas à Hollywood. L’aventure peut commencer.

2 - De l’aspirante à la Femme Fatale

Les premiers pas à Hollywood seront longs et difficiles et, passé l’émerveillement initial face à ce qu’était l’environnement de la MGM fastueuse d’alors, l’esprit indépendant d’Ava voit bientôt dans ce cadre une prison dorée. Le seul moyen de s’en libérer : affirmer son talent et obtenir des rôles à l’intérêt croissant. Les cours de diction et d’art dramatique de Gertrude Vogeler - la grande Lilian Burns étant réservée aux vedettes et à ce stade Ava n'est pas près de croiser sa route - seront des plus laborieux pour effacer son accent du terroir, et en attendant la MGM exploite ce visage et cette plastique parfaite dans d’innombrable publicités et calendriers de pin-up où le bikini lui sied plus qu’à son tour. De toute façon, Ava demeure cette créature apeurée qui découvre encore tout et n’a pas assez de vécu pour imposer une réelle présence à l’écran.

L’apprentissage se fera ainsi au gré des désillusions amoureuses avec des hommes subjugués par son physique mais la méprisant intellectuellement. Ce sera d’abord la star juvénile de la MGM Mickey Rooney qui, après une cour effrénée de plusieurs mois, parvient à la séduire et l’épouse le 10 janvier 1942 dans une mise en scène savamment orchestrée par le studio. Si Rooney est un petit ami gouailleur, drôle et alerte, ces mêmes qualités en feront un piètre époux qui ne renonce pas à son train de vie fêtard et aux conquêtes féminines. Lorsque l’adultère sera avéré - dans la demeure et le lit conjugal alors qu’Ava est hospitalisée pour une appendicite - la rupture sera inévitable. Vient ensuite le prestigieux musicien de jazz Artie Shaw, attentionné et séduisant prétendant mais compagnon froid et hautain qui la voit comme un trophée écervelé. Elle perdra donc ses illusions avec Rooney et son peu de confiance en elle avec Artie Shaw, des déconvenues dont elle guérira en acquérant une réputation de noceuse invétérée.

Ces mariages malheureux et l’intérêt insistant d’un Howard Hughes rendent donc son nom assez commun pour les rubriques mondaine, à défaut de ses films puisqu’elle est réduite à faire de la figuration dans des productions de seconde zone. Elle détient d'ailleurs à l'époque un bien triste record, puisque après cinq ans passés à la MGM elle n'a jamais dépassé le huitième rôle dans toutes les distributions dont elle a pu faire partie. Le studio n’hésite d’ailleurs jamais à la prêter, et c’est dans la production indépendante Tragique rendez-vous (1946) qu’elle se fera enfin remarquer. Dans ce mélodrame rural mâtiné de film noir, Ava est au centre d’un triangle amoureux entre son amour de jeunesse et mauvaise graine Kenny (George Raft) et Lew Lentz (Tom Conway), un riche entrepreneur, la figure locale la plus puissante alliant allure, séduction et richesse. Elle aimerait voir Kenny abandonner sa vie de hors-la-loi pour s’unir à lui, mais tout tend à la pousser vers la présence plus rassurante de Lew. Ava Gardner affirme déjà ce charme ravageur qui terrassera quelques mois plus tard les premiers spectateurs de The Killers mais dans une veine plus sincère.

Le réalisateur français Léonide Moguy l'a bien compris et la met superbement en valeur tout au long du film, en particulier à travers le regard passionné de Raft pour qui elle figure une lumière apaisante dans la fange où il vivote. Les première retrouvailles, l'entrevue sur le perron de la maison et la réunion finale (et une apparition quasi angélique d'Ava Gardner) offrent ainsi de très beaux moments où l'empathie fonctionne à plein avec un George Raft subjugué. Malgré un manque d'expérience évident, Ava s'en sort bien dans le registre dramatique et exprime bien l'amour et le dépit de son personnage face à cet amant autodestructeur. Le film rencontre un succès inattendu, la prestation de l’actrice se remarque et elle ne sera définitivement plus la jolie poupée de la MGM avec Les Tueurs de Robert Siodmak tourné la même année et où elle est prêtée à Universal. C’est la première rencontre entre Ava et Ernest Hemingway - qui deviendra un ami personnel plus tard lorsqu’elle vivra en Espagne - et elle tiendra la vedette de trois de ses adaptations dont Les Neiges du Kilimandjaro (1952) et Le Soleil se lève aussi (1957).

Dans The Killers elle sera Kitty Collins, l'une des femmes fatales les plus emblématiques du genre, source de perdition pour un autre débutant nommé Burt Lancaster. Siodmak en fait une sorte de chimère fantasmatique dont la duplicité se construit au fil d’une narration en flashbacks. Aucune réelle scène d’amour n’est partagée entre eux, les retours au passé n’étant là que pour souligner le charme et l’emprise de Kitty sur Lancaster. En jouant habilement sur sa photogénie distante, Ava Gardner déploie ainsi un charisme aussi vénéneux qu’insaisissable, ne daignant exprimer une émotion sincère que dans la toute dernière scène pour sauver sa peau. Siodmak aura tendu toute sa direction d'Ava vers ce moment où elle doit enfin se dévoiler dans tout son égoïsme, l’explosion résultant autant de l’abandon de soi du personnage que de la pression immense que relâche l’actrice. Triomphe public et critique, le film incite enfin à la MGM à exploiter sa pépite, essentiellement pour jouer de cette nouvelle aura de femme fatale mais jamais avec la même richesse que chez Siodmak. Marchands d’illusions (1947) de Jack Conway, Ville haute, ville basse (1949) de Mervyn LeRoy, L’Île au complot (1949) de Robert Z. Leonard et Singapour (1947) de John Brahm sont des productions où elle n’offre que des variantes positives ou néfastes de sa Kitty Collins dans des contextes de film noir ou de mélodrame. Elle est cependant enfin lancée et la décennie suivante sera la sienne.

3 - L’Icône et la déesse

La carrière d’Ava Gardner aura souvent évolué au gré des élans de son cœur. Tournant au ralenti entre deux mariages malheureux et décollant lorsqu’il s’agira de se reconstruire et panser ses blessures, la vie d’Ava prend un nouveau tournant avec la rencontre de Frank Sinatra à la fin des années quarante. Elle avait déjà croisée la route de "The Voice" du temps où elle était mariée à Mickey Rooney, mais ces retrouvailles aboutiront à un coup de foudre et à une liaison adultère puisque Sinatra est marié et son épouse catholique réticente au divorce. Issus d’un même milieu modeste et ayant dû se faire une place au soleil malgré leur manque de bagage, les deux se reconnaissent et tombent fous l’un de l’autre. Cette passion se répercute sur la manière dont Ava irradie désormais l’écran pour ne plus seulement suggérer, mais incarner. Ce sera entre autres grâce à des partenaires prestigieux qui croient en son talent, comme Gregory Peck qui l’encourage sur le tournage de Passion fatale (1949), une adaptation du Joueur de Dostoïevski. En 1951, trois films d’importance inégale façonneront son mythe.

Le mélodrame Cœurs insondables de Robert Stevenson et la comédie musicale Show Boat de George Sidney où elle incarne une métisse à l’identité déchirée lui donnent cette aura cosmopolite que sauront si bien exploiter Mankiewicz ou George Cukor. Sa beauté brille de cet éclat irréel et immaculé dans le film de Stevenson, et Ava Gardner est de loin le personnage le plus poignant de Show Boat où elle aura à cœur de faire honneur à son amie Lena Horne. La chanteuse était la candidate idéale mais le studio préféra faire jouer une métisse par une blanche pour ne pas avoir à montrer une vraie romance interraciale à l’écran. Un bel imbroglio aura cours aussi sur la musique, la MGM refusant sans écouter les versions - superbes et écoutables sur internet - chantées par Ava de Can't Help Lovin' Dat Man pour la faire doubler par Annette Warren au timbre nasillard bien éloigné du sien et où disparaît l’accent sudiste du personnage. Même camouflet sur la version album où le studio convoque Lena Horne, inspiration d’Ava pour son chant, qui se retrouve à imiter l’actrice imitant son propre style sur le disque ! L’animosité de la star envers la MGM n’en sera que plus grande, tout comme sa distance vis-à-vis du métier qu’on ne lui laisse pas exercer comme elle l’entend puisqu’il lui sera refusé d’accepter un rôle au théâtre sur proposition de Gregory Peck.

"De tous les fichus films que j’ai tournés, Pandora compte sans doute parmi les plus obscurs. Pourtant, rien de ce que j’ai fait avant ni après n’a eu un tel impact sur moi. En fait, il ne serait pas exagéré de dire que ce film a changé ma vie. Parce que, avec Pandora, je suis sortie pour la première fois des Etats-Unis et j’ai fait la connaissance de l’Angleterre et de l’Espagne où je devais passer une bonne partie de ma vie."

 

Ava Gardner avait déjà incarné une déesse sur un registre plus léger dans le ravissant Un caprice de Vénus (1948). L’intellectuel Albert Lewin a bien compris que c’est à travers son port et sa beauté hors du temps qu’il réussira ce mariage improbable entre sophistication intellectuelle, esthétique flamboyante et émotion à fleur de peau dans Pandora, collision entre le mythe grec de la boîte de Pandore et celui nordique du Hollandais volant dans un cadre moderne. Le paysage de la côte espagnole et la présence solaire d’Ava amènent une dimension sensuelle toute latine à un argument surnaturel évoquant plutôt le gothique anglo-saxon. Elle passe littéralement de la beauté froide des Tueurs à l’icône et figure romanesque en cessant de toiser les hommes pour accepter de se sacrifier par amour et rompre la malédiction du Hollandais volant (James Mason), dont elle est la réincarnation de l’amour disparu. Subjuguée par sa vedette, Lewin n’aura de cesse de la magnifier par de multiples gros plans plan voilés d’un halo où la déité inaccessible se mêle à l’amoureuse ardente grâce à la photo subtile de Jack Cardiff. Une des prestations les plus fascinantes de l’actrice, irradiée par la langueur de cette Espagne dont elle va tomber sous le charme. En coulisse les passions se déchaînent aussi, puisque dans un moment d’égarement alcoolisé elle cède aux avances du très macho Mario Cabre qui joue le toréador, les paparazzis du monde entier relayant bientôt la rumeur et rameutant un Frank Sinatra furieux en Espagne. Après des réconciliations mouvementées, les deux convoleront enfin l’année suivante lorsque Nancy Sinatra consentira enfin au divorce.

4 - La Femme

Pandora aura fonctionné comme un déclic où, après avoir joué tant de personnages mystérieux et évanescents (dans leur écriture ou leur illustration à l’écran), Ava Gardner est enfin une incarnation vivante, charnelle, de la passion et du désir. Souvenir de l’amour d’une vie pour Gregory Peck dans Les Neiges du Kilimandjaro (1952), s’autodétruisant pour une union impossible dans Le Soleil se lève aussi (1957), les inhibitions de son caractère timide s’estompent avec subtilité lorsqu’elle illustre l’idéal féminin selon Hemingway. C’est dans cette idée qu’elle endossera l'un de ses plus grands rôles, la Maria Vargas de La Comtesse aux pieds nus (1954), dont elle ne gardera pourtant pas un grand souvenir - et l’évoquant à peine dans ses mémoires - à cause d’un Mankiewicz trop glacial et d’un Bogart antipathique. Le récit est certes plutôt inspiré de la vie de Rita Hayworth mais si proche de celle d’Ava Gardner. La construction narrative de Mankiewicz fait passer Maria Vargas du mythe à la femme au fil des souvenirs de ceux qui l’ont connue, dévoilant le drame de cette femme modeste confrontée à l’hypocrisie des milieux prestigieux, de Hollywood à l’aristocratie européenne. Elle ne semble vivante et heureuse que lors de ce court moment où elle s’abandonne à un flamenco fiévreux dans un camp de gitans, l’actrice ne semblant plus faire qu’un avec cette Espagne où elle s’installera l’année suivante.

John Ford saura saisir cette sensibilité contenue sous un angle plus enjoué dans Mogambo (1953). Ava y retrouve pour la troisième fois Clark Gable - après le western L'Étoile du destin (1952) et Marchands d’illusions - qui fut si prévenant lors de leur première collaboration envers celle qui l’admirait petite fille dans La Belle de Saigon (1932), dont Mogambo est le remake africain. Ava y reprend le rôle de Jean Harlow, et laisse cette fois la passion fugace et malheureuse à une troublante Grace Kelly pour assumer un charme gouailleur plus proche de sa personnalité enjouée en jouant l’aventurière Eloïse Kelly. Elle y est spontanée, naturelle et chaleureuse en offrant un pendant terrien au triangle amoureux au sein duquel Clark Gable hésite avec la distinction et la fragilité de Grace Kelly. C’est un de ses rôles les plus acclamés et qui lui vaudra une nomination - la seule - à l’Oscar de la meilleure actrice. Parallèlement, la rupture de son mariage tumultueux avec Frank Sinatra sera consommée avec sa décision dramatique d’avorter - deux fois - durant le tournage, pensant qu’elle ne pourrait pas ralentir sa carrière alors que celle de Frank était au creux de la vague. Ce dernier se relancera pourtant avec Tant qu’il y aura des hommes (1955) de Fred Zinnemann, mais Ava avait sans doute senti que leur amour ne fonctionnant que dans le conflit n’avait pas d’avenir. Ils ne cesseront pourtant jamais de s’aimer et renoueront épisodiquement jusqu’à la fin de leur vie.

La MGM la promène encore parfois dans des productions qu’elle traverse de façons désintéressée - quand elle ne refuse pas d’y jouer quitte à subir une amende du studio, comme Les Pièges de la passion (1955) de Charles Vidor où elle devait jouer la chanteuse de jazz Ruth Etting avant d'être remplacée par Doris Day - comme Les Chevaliers de la Table Ronde (1953) où elle retrouve Robert Taylor, partenaire privilégié et amant de passage sur L’Île au complot et Vaquero (1953). Elle trouvera encore deux grands rôles durant les années 50 avec La Croisée des destins de George Cukor (1956) et Le Dernier rivage (1959) de Stanley Kramer. Sous la direction attentionnée de Cukor, Ava offre un aboutissement magnifique aux rôles de métisses torturées de Cœurs insondables et Show Boat. Dans une Inde sur le point de se libérer du pouvoir anglais, elle y est Victoria, une jeune indienne déchirée entre son éducation britannique et sa culture indienne. Victoria symbolisera à elle seule les déchirements idéologiques du pays, partagé entre l'envie de profiter des apports de l’ancien colonisateur anglais et les extrémistes souhaitant balayer totalement cet héritage et pour lesquels les métisses sont des signes à éradiquer. Adoptant la distinction anglaise jusqu'au snobisme, elle sera guidée par la volonté à devenir une Indienne pure souche en adhérant à la religion sikh ; la quête initiatique de Victoria est aussi celle d’un pays en pleine interrogation post-coloniale. L’amusant mais anecdotique Petite hutte (1957) de Mark Robson marquera les retrouvailles entre Ava Gardner et Stewart Granger, mais la vraie et belle rencontre cinématographique aura eu lieu chez Cukor où ils forment un beau couple illustrant cette ouverture possible de l’Inde moderne.

Le Dernier rivage sera le rôle de la maturité. Sur fond d’apocalypse nucléaire imminente, où l’Australie est le dernier bastion en sursis de l’humanité, Stanley Kramer capte les derniers émois avant la fin d’une poignée de survivants. Parmi eux un capitaine de sous-marin américain (Gregory Peck) qui a perdu sa famille dans la catastrophe et dont la solitude répond à celle de Moira (Ava Gardner), femme dépressive et alcoolique qui fait face à sa propre solitude alors que la fin approche. L’ambiance crépusculaire et désespérée joue sur le malaise intérieur des personnages, visible dans les traits fatigués d’Ava Gardner - les critiques accusent alors Kramer d’avoir rendu Ava laide - ou les hésitations de Peck encore fidèle à sa femme disparue. L'enjeu n'est donc pas une survie possible mais l'acceptation que tout va s'arrêter et de savourer aux mieux les derniers instants. Le jeu retenu d’Ava où se lisent la résignation et l’espoir y atteint des sommets, notamment lors d'une flamboyante scène d’adieu.

5 - Derniers éclats

Faute de pouvoir exercer son métier comme elle l’entendait à cause de ce qu’elle considérait comme une tyrannie de la MGM, Ava Gardner montra un vrai détachement quant à son statut d’actrice vu comme une source de revenus moins harassante qu’une autre.

"Faire du cinéma n'avait jamais fait partie de mes rêves, mais je reconnais sans détour que, comparée à la perspective d'un petit boulot de secrétaire à Wilson, Caroline du Nord, l'idée de partir à Hollywood et de respirer le même air que Clark Gable... Bref, le choix n'a pas été très difficile."

Dès la fin de son contrat avec le studio sur La Maja nue (1958) de Henry Koster, la hauteur du cachet sera sa seule motivation et la verra refuser de grands rôles comme la Mrs. Robinson du Lauréat (1967). Sa filmographie sera du coup nettement moins fournie et glorieuse dans les 60’s où elle fait office de caution prestigieuse dans la romance historique Mayerling (1968), le thriller alarmiste Sept jours en mai (1964), la fresque Les 55 jours de Pékin où sa désinvolture coutera sa santé et son poste à Nicholas Ray. Seul son vieil ami John Huston - un prétendant pressant et éconduit en son temps - saura tirer d’elle plus d’implication. L’actrice, qui n’a jamais été d’une coquetterie abusive, est merveilleuse de spontanéité et assume sa quarantaine resplendissante dans La Nuit de L’iguane (1964), sans doute le rôle le plus proche de sa personnalité.

En apparence une tenancière d’hôtel rigolarde et vulgaire, goûtant aux bras musclés et juvéniles des autochtones pour assouvir son désir. En vérité une grande solitaire espérant trouver le réconfort avec l’autre âme meurtrie qu’est le révérend Shannon (Richard Burton), prêtre défroqué rongé par ses démons. La presse fera ses choux gras d’un tournage sous tension avec tous ces égo surdimensionnés en place (Liz Taylor est aussi du voyage), mais celui-ci constituera une belle aventure humaine dans laquelle John Huston saura mettre tout le monde à l’aise. Ava sera également une superbe Sarah pour Huston dans La Bible (1966), et assumera son statut d’icône dans Juge et hors-la-loi (1972) où elle hante tout le film avant une apparition finale marquante. Son dernier grand rôle sera l’étrange Tam Lin (1970), où elle prolonge sous une facette maléfique son personnage de déesse dans cette adaptation psychédélique d’une légende traditionnelle écossaise. Ses amours auront été tout aussi chaotiques durant ces années, entre un Walter Chiari profitant de sa notoriété et le violent George C. Scott qui la terrorisera par sa brutalité.

Les dernières années seront celles des seconds rôles plus ou moins notables dans des productions oubliables - Tremblement de terre (1974) ou L’Oiseau bleu (1976 où elle retrouve George Cukor - puis des productions télévisées alimentaires. Cloitrée dans son appartement londonien, où elle est installée depuis les années 60 après avoir fui le fisc espagnol, vivant en recluse et à moitié paralysée depuis 1986 après une attaque, elle mourra d’une pneumonie le 25 janvier 1990, non sans avoir rédigé ses mémoires qui paraîtront à titre posthume. Le « plus bel animal du monde » - surnom qu’elle a toujours détestée - pouvait enfin rejoindre les dieux dont elle nous fit si souvent miroiter l’éclat, et l'une des personnalités les plus originales et tourmentées de Hollywood de trouver enfin la paix.

Par Justin Kwedi - le 17 avril 2014