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« J’aime tout ça. La foule, le vacarme, le fait de bouger. Tu vois ces crétins là-bas ?
Je me sens tellement supérieur, comme si j’étais dans le coup et eux en dehors. »

Stan Carlisle, Le Charlatan (Nightmare Alley, 1947)

Avec Nightmare Alley, le spectacle s’est trouvé son Portrait de Dorian Gray : superbe sur scène, laid dans la coulisse. Une œuvre réflexive, déclinée en un roman et deux films, qui a renvoyé ses créateurs aux cicatrices de leur biographie.

Il est à première vue stupéfiant que le roman Nightmare Alley ait attendu 2021 pour ressurgir au cinéma après une première adaptation en 1947, tant l’illusion du spectacle, au cœur de sa trame, se prête à une métaphore de la production et de la mise en scène. Sans compter que son histoire débute et se termine dans le monde forain, où le septième art était une attraction avant d’être diffusé en salles. Et qui sait, à l’heure où les films migrent vers les plateformes de streaming, peut-être que le cinéma sur grand écran redeviendra un jour l’apanage des foires ou des parcs d’attractions, devant des spectateurs oublieux qu’il habitait jadis leur quartier ? Ce moment venu, une nouvelle version de Nightmare Alley naviguera-t-elle dans les algorithmes, en quête d’audience, mise à flot par un réalisateur soucieux d’exprimer son expérience dans la nouvelle industrie du divertissement ? Car c’est bien le point commun du roman de William Lindsay Gresham et du film d’Edmund Goulding, au siècle dernier, avec la proposition de Guillermo Del Toro en 2021, que de dépasser la simple métaphore d’une fabrique à illusions pour en révéler le fonctionnement. Pour Gresham, fasciné par le spectacle sans en être, il s’agissait de s’en emparer comme de n’importe quel fait social afin d’accoucher d’un roman noir et cathartique. Pour les deux réalisateurs, de témoigner de leur vécu dans l’usine à rêves cinématographique. Une volonté que partageait Tyrone Power, premier interprète du sombre Stan Carlisle entre deux rôles d’apollon, en vue de pointer l’hypocrisie de l’Olympe où il trônait. Hollywood. Là où les paillettes tombent dans la boue, où le sang de la création se transforme parfois en pus.

Parmi les terriens

Tout commence aux alentours de 1920, à Coney Island, dont les travées foraines happent le jeune William Lindsay Gresham. Né en 1909 d’une famille ouvrière, le garçon est un solitaire et surtout un créatif, ce qu’il mettra à profit en chantant de la musique folk durant sa vingtaine à Greenwich Village. Alors à l’épicentre de la fougue culturelle des années 30, Gresham devient un temps communiste et s’engage dans la Guerre d’Espagne. Il y fait la rencontre décisive d’un autre volontaire, familier des fêtes foraines pour y avoir travaillé, qui lui décrit l’attraction du geek. Celle-ci devient une obsession pour le futur écrivain, le poursuivant à New York après la guerre en même temps que la tuberculose. Sorti guéri de l’hôpital, Gresham publie des articles et des histoires dans des revues même si une autre maladie l’assaille : la dépression. Il tente de se soigner par la psychanalyse mais l’abandonne vite pour le tarot dans une quête spirituelle qui emprunterait dans la suite de sa vie d’autres formes, du christianisme au yoga en passant par le zen.

Coney Island, le geek, la psychanalyse, le tarot, les croyances… et l’alcool, qui ronge déjà Gresham : tout est ainsi en place pour coucher sur le papier Nightmare Alley, en 1946. L’histoire de Stan Carlisle, nouveau venu dans un cirque itinérant, qui se réinvente en « Great Stanton » à la ville. Le numéro permet au mentaliste d’arnaquer de riches désœuvrés par le deuil, jouant l’intermédiaire avec l’au-delà, jusqu’au jour où son ubris et la duperie d’une psychanalyste rompent le charme. L’anti-héros perd tout. Il retourne alors dans un cirque itinérant mais, devenu alcoolique et clochard, l’assurance du « Great Stanton » n’est plus qu’un souvenir et la place de geek reste sa seule option. Pour le frisson de la foule, condamné à arracher des têtes de poulets avec les dents en échange de sa bouteille du jour.

Avec la parution de Nightmare Alley, la destinée de Gresham devient fascinante puisque si le roman puise dans le passé de l’auteur, il prédit aussi son avenir comme y réussissent les lames de tarot avec Stan. Comme son protagoniste, Gresham connut un temps la lumière avec son livre et son adaptation par Hollywood. Puis comme le mentaliste, il revint dans l’anonymat. Aucun de ses écrits ultérieurs ne retrouva le succès de son premier roman et des problèmes familiaux et financiers s’ajoutèrent à l’alcoolisme. À 53 ans, malade du cancer, il retourna sous un faux nom à l’hôtel où il écrivit Nightmare Alley, au milieu de forains familiers de l’endroit. Tel son personnage finalement de retour dans un cirque itinérant. Et se suicida.

Parmi les étoiles

À bien des égards, la part tragique de l’existence de William Lindsay Gresham trouve son complément dans la trajectoire de Tyrone Power, à la façon dont un positif renvoie les tons inversés d’un négatif. Car pour l’écrivain maudit comme pour la star, Nigthmare Alley ne fut que l’échappée momentanée d’un fatum qui leur collait à la peau, et dont ils ne purent se départir avant de mourir jeune. Dès sa naissance, tout prédestine l’interprète de Stan Carlisle au succès : son père et son arrière-grand-père sont des acteurs célèbres, il hérite de leur nom et prénom charismatiques, il est d’une beauté fulgurante. Sous contrat avec la Twentieth Century-Fox dès ses 22 ans, Power est formaté pour incarner le bellâtre absolu, que ce soit dans des romances ou dans la dimension plus virile de films de cap et d’épée comme Le Signe de Zorro (1940) de Rouben Mamoulian. Et le public adore, en redemande ! Surtout lorsqu’il est féminin, créant des émeutes où Power perd des cheveux et des boutons. Mais face à la démesure de son succès, Tyrone Power, qui vivait entouré de livres et dans le culte de Lawrence Olivier, mesure la vacuité de la plupart de ses rôles. De fait, quand le comédien croise par hasard le roman de Gresham, il est conquis par la puissance dramatique du personnage de Stan et ce qu’elle lui permettrait d’exprimer sur l’hypocrisie des vedettes. D’autant que le prestidigitateur, comme lui, doit pour beaucoup son ascension à l’attrait qu’il exerce auprès des femmes. Coup de chance, les droits de Nightmare Alley ont justement été acquis par la Fox. Power doit se battre pour obtenir le rôle, si loin de l’image qu’il renvoie. Et à raison car s’il excelle sans surprise dans la dimension séductrice de Stan, il pointe aussi ce qui se niche dans l’ombre des manipulateurs, des projecteurs, des acteurs. Son interprétation sera saluée et le film restera son préféré jusqu’à son décès à 44 ans, victime d’une crise cardiaque sur le plateau de Salomon et la reine de Saba (1959) de King Vidor.

Tombés des planches

Réalisateur du Charlatan (titre français du Nightmare Alley de 1947), Edmund Goulding est choisi par Power avec qui il a tourné Le Fil du rasoir (1946). Anglais jusqu’au bout des ongles, Goulding traverse l’Atlantique dans les années 20 pour contribuer à bâtir un Hollywood encore muet. Vite installé derrière la caméra, il égale un George Cukor dans la direction d’actrices : Bette Davis, qu’il filme à plusieurs reprises, dira simplement de lui qu’il était un des meilleurs réalisateurs d’Hollywood. Mais si Goulding nourrit l’industrie de son talent, il l’encanaille aussi de ses débauches. Les bacchanales de l’âge d’or des collines ne sont pas un mythe, néanmoins si elles avaient dû l’être, le cinéaste aurait été Bacchus en personne. Il les organise, s’y travestit, étreint les femmes et les hommes dans un déluge de folies alcoolisées. Ses frasques lui valent d’ailleurs des ennuis, comme lorsqu’Irving Thalberg l’exfiltre quelque temps en Europe après que deux participantes ont atterri à l’hôpital. La fête de Blondie of the Follies (1932), où des femmes chevauchent des hommes à grand renfort de champagne, donne une idée de ces excès de coulisses, et ils affleurent assez dans la filmographie de Goulding pour en cartographier la nature. Beaucoup de ses personnages brûlent d’une intensité focalisée sur l’art jusqu’à ce qu’ils vacillent. C’est la Grusinskaya de Grand Hôtel (1932), immortalisée par Greta Garbo, qui veut en finir avec la vie après son absence non remarquée au ballet. Ou Lewis Dodd, le compositeur de Tessa, la nymphe au cœur fidèle (1943), ayant une crise de démence en raison d’une critique acerbe de sa symphonie. Les passions de music-hall mènent encore Blondie à l’invalidité après une chute dans la fosse d’orchestre lors d’un numéro. Dans Si ma moitié savait ça (1949), la figure de la chute de scène est réutilisée quand Leonard Borland, alors complètement drogué, tombe parmi les musiciens de l’opéra. Une métaphore de ces noms dégringolés du haut de l’affiche, d’hier et d’aujourd’hui, à cause de leurs addictions. Avec Le Charlatan, Goulding projette sur Stan Carlisle sa vision d’un spectacle enivrant les exaltés, et met l’accent sur la folie des grandeurs du protagoniste se prenant pour Dieu à force de manipuler autrui, comme le lui reproche sa compagne Molly. Une ivresse qui ôte tout sens commun et fait déchoir des feux de la rampe.

Catharsis interdite

Trois quarts de siècle plus tard, c’est donc au tour de Guillermo del Toro d’adapter Nightmare Alley afin de relater sa propre expérience de l’usine à rêves. Celle-ci se cristallisa à ses débuts en Californie et sera assez douloureuse pour provoquer son refus ultérieur de grands projets, comme des volets d’Harry Potter, faute d’imposer ses conditions. À l’époque du succès critique et festivalier de Cronos (1993), le réalisateur mexicain est accueilli à Hollywood par deux frères rois depuis qu’ils ont produit Pulp Fiction (1994). Les Weinstein, Bob et Harvey, misent sur del Toro pour écrire et diriger Mimic (1997) avec l’oscarisée Mira Sorvino. La production du film d’horreur démarre en 1996 et, du scénario au montage, del Toro vit un enfer. Bob Weinstein, patron de Dimension (filiale de Miramax dédiée aux films d’exploitation), ne laisse aucun espace pour s’exprimer au prodige, toujours sous la menace d’être viré. Si del Toro conserve son nom au générique de Mimic, le film sorti en salle trahit sa vision et il ressentira comme une nécessité de sortir un director’s cut 14 ans plus tard.

L’exposition consacrée au cirque dans le Nightmare Alley de 2021, avec son esprit familial et solidaire, désigne à l’évidence les débuts du cinéaste dans la petite industrie mexicaine. A fortiori quand Stan Carlisle cultive ses talents de metteur en scène avec sa refonte du numéro électrique de Molly. Puis, une fois les personnages en couple et décidés à s’imposer dans le spectacle, ils se lancent à la ville : une relecture du départ à Hollywood des époux del Toro après Cronos. Là, Stan/Guillermo se heurte à Grindle/Weinstein, qui lui donne certes beaucoup d’argent mais ne le laisse pas déployer son art à sa guise. La situation aboutit de chaque côté du miroir au spectacle manqué : la fausse réapparition de Dorrie qui sombre dans la violence à cause de Grindle, et le grand film malade qu’est Mimic à cause de Bob Weinstein. En outre, comment ne pas voir dans le riche commanditaire du long-métrage, agresseur de femmes, l’émanation de l’autre frère, Harvey ?

Toutes les versions de Nightmare Alley ont levé à leur façon un bout du rideau, capté un peu de l’ombre tapie dans la lumière. Bien sûr, les répertoires de la littérature et du cinéma regorgent d’œuvres sur le spectacle, mais combien ont montré à ce point son sordide, son hypocrisie, sa vénalité, son alcoolisme ? Pour être de celles-ci, Nightmare Alley a payé le prix fort à chaque fois. Le roman de William Lindsay Gresham a été caviardé lors de ses rééditions durant trente ans aux États-Unis. Le film de 1947 fut sacrifié par Daryl F. Zanuck, qui le sortit en catimini et l’éclipsa deux mois après par Capitaine de Castille (1947) d’Henry King, également avec Tyrone Power, afin de laver l’image de l’acteur. Quant au film de del Toro, son résultat en salles est un choc, avec 11 millions de dollars engrangés aux États-Unis pour 60 millions de budget. L’échec était pourtant prévisible puisque Disney (détenteur du film depuis son rachat de la Fox) a lancé Nightmare Alley la même semaine que Spider-Man: No Way Home, fin 2021, dans un grand nombre de salles. Une véritable mission suicide ! La décision interroge d’autant plus que la stratégie d’une sortie limitée avant d’augmenter les écrans, employée sur La Forme de l’eau, s’était révélée gagnante en 2017. Peut-être, dans ces destins contrariés des versions de Nightmare Alley, faut-il voir la raison pour laquelle 75 ans étaient nécessaires afin que la sombre odyssée de Stan Carlisle ne resurgisse au cinéma. Comme les patients du Docteur Ritter, la psychanalyste de l’histoire, le spectacle a aussi un inconscient. Et il n’aime pas s’y confronter.

Bibliographie :

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  • Geoffrey Macnab, Guillermo del Toro interview: ‘I think adversity is good – that is very Catholic of me’, The Independent.uk, 2018 [consulté en ligne le 22/02/2022]. https://www.independent.co.uk/arts-entertainment/films/features/guillermo-del-toro-interview-theshape-of-water-oscars-mimic-weinstein-miramax-pans-labyrinth-harvey-a8197751.html
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  • Nick Tosches, Introduction, dans William Lindsay Gresham, Nightmare Alley, trad. de l’anglais par Denise Nast (trad. révisée par Marie-Caroline Aubert), Gallimard, 2021.
Par Sylvain Page - le 15 juin 2022