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Livres

La Représentation du paysage au cinéma

Un livre de Damien Ziegler

Broché / 293 pages
Editeur : Bazaar and co
Collection : Ciné bazaar
Date de sortie : 1er mars 2010
Prix Indicatif : 25 euros

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« Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir » : par cette maxime, il ne s'agit pas d'adresser un quelconque reproche aux spectateurs éblouis que nous sommes, d'autant que le regard du cinéphile est assez aiguisé d'ordinaire ; il est plutôt question de pointer une réalité qui fait que nous prenons souvent certains éléments du langage cinématographique pour ce qu'ils sont en toute objectivité - surtout s'ils s'avèrent par nature un régal pour nos yeux - sans nous soucier de leur identité et de leur fonction au sein d'un univers artistique cohérent et organisé. Le paysage est justement cet élément donné pour acquis alors qu'il frappe notre regard le plus souvent par sa magnificence et sa solennité. Plus précisément, nous savons pertinemment que l'œuvre cinématographique ambitieuse ne dispose pas  de cet élément de "décor" au hasard des contingences mais plutôt à des fins expressives et parfaitement étudiées dans le cas de grand cinéastes ; mais nous portons bien plus volontiers notre jugement et notre analyse vers l'histoire, les personnages, la photographie, les outils directement associés à la réalisation (cadre, mouvements, montage), et laissons notre inconscient se charger d'apprécier l'apport du paysage pris dans sa globalité. Tout au plus, permettons-nous à nos émotions de rendre simplement compte de notre émerveillement. Des cinéastes comme Frank Borzage, Friedrich Murnau, Kenji Mizoguchi, John Ford, Delmer Daves, Vincente Minnelli, Jean Renoir, Akira Kurosawa, Anthony Mann, David Lean, Kaneto Shino, Andreï Tarkovski, Stanley Kubrick, Kim Ki-duk ou encore Terrence Malick, nous apparaissent a posteriori comme des maîtres du paysage à l'écran sans que l'on ait nécessairement poussé à bout nos réflexions sur l'usage particulier que font ces derniers de ce que la nature par ses richesses et ses perspectives offre à leur regard.

La peinture, l'art du paysage par excellence depuis que l'être humain a su utiliser ses mains pour prolonger son regard sur le monde, a logiquement été depuis des millénaires un objet d'études scientifiques, littéraires, philosophiques, religieuses. Le cinéma, art excessivement jeune en comparaison et puisant à tous les formes d'expressions artistiques antérieures, dont bien évidemment l'art pictural, a été peu analysé en termes de représentation du paysage. C'est ce que s'est proposé de faire Damien Ziegler (par ailleurs un collaborateur occasionnel de DVDClassik), auteur pour son premier essai de La Nuit du chasseur, une esthétique cinématographique, déjà un ouvrage de référence sur le chef-d'œuvre de Charles Laughton. Avec La représentation du paysage à l'écran, l'auteur poursuit et développe son propos sur les interactions fertiles et porteuses de sens (ou d'absence de sens) qui définissent l'homme par rapport à son environnement naturel. Ziegler, juriste de formation, mais cinéphile pointu et exigeant, est également un passionné et un fin connaisseur de musique classique et de peinture. Et c'est constamment dans un souci d'harmonisation (artistique, esthétique, philosophique, métaphysique) et de recherche de plénitude que s'accomplit le travail d'analyse effectué par Ziegler. Le lecteur comprendra aisément et rapidement que l'approche adoptée est d'ordre spirituel ; la lecture de La représentation du paysage à l'écran s'apparente ainsi et également à un voyage qui part d'une volonté didactique manifeste (mais indispensable) pour aboutir progressivement à une profession de foi bâtie sur une conception bouddhiste du paysage avec ses concepts d'interdépendance et de vacuité qui sont parfaitement bien expliqués tout au long du livre. Le propos général, parfois difficile mais toujours parfaitement argumenté, peut être questionné mais il sait toujours conserver sa cohérence et repose sur des connaissances picturales solides et maîtrisées. Le sommaire suivant donne une petite idée de la démarche adoptée par l'auteur :

Chapitre 1 : l'interdépendance à l'origine du paysage
Chapitre 2 : le paysage réfléchissant et le paysage opaque
Chapitre 3 : le paysage démultiplié
Chapitre 4 : le paysage domestique
Chapitre 5 : le paysage sonore
Chapitre 6 : la couleur du paysage
Chapitre 7 : la vacuité, et la fin du paysage

En partant de bases historiques et philosophiques caractérisant l'art paysager chinois, puis du développement de l'art paysager en Occident, afin de définir la notion d'interdépendance et aboutir à sa transposition au cinéma, l'ouvrage met en relief deux notions essentielles qui gouvernent la représentation : le paysage réfléchissant et le paysage opaque, qui sont mis en rapport avec les conceptions respectivement classique et moderne de l'art cinématographique. Au moyen d'exemples nombreux de cinéastes et surtout de films d'origines diverses par leur genre et leur culture, Damien Ziegler démontre comment les différents outils mis à disposition du cinéma - cadrages, mouvements (du cadre et des personnages), montage, sons et musiques, lumière, couleurs - entrent dans la captation et la retranscription du paysage à travers le regard et la réflexion de l'artiste (qu'il soit réalisateur ou directeur de la photographie) en apportant une subjectivisation du monde par et au-delà du réalisme propre à la représentation du paysage. L'auteur aborde également et surtout la dualité de l'homme, pris entre nature et culture, et donc les différentes interactions mises en jeu entre le paysage (naturel ou domestiqué) et l'être humain. Parmi les très nombreux films cités, certains reviennent régulièrement dans l'analyse, comme un fil rouge témoignant d'un intérêt tout particulier de Ziegler pour une certaine catégorie d'œuvres ou d'artistes : Les Moissons du ciel, Le Nouveau Monde, Walkabout, La Prisonnière du désert, Les Contrebandiers de Moonfleet, L'Enfance d'Ivan, Le Messager, L'Homme des hautes plaines, Le Déjeuner sur l'herbe, Le Fleuve, 2001: l'Odyssée de l'espace, La Fille de Ryan, Barry Lyndon, Shining, Artificial Intelligence, Barton Fink et bien sûr La Nuit du chasseur et Mort à Venise dont un plan caractéristique de fin constitue la couverture du livre. Trois cinéastes font l'objet d'une attention plus particulière : Alfred Hitchcock et Anthony Mann (liée à la notion de paysage opaque) - pour lesquels l'approche témoigne d'une belle originalité -, et Andreï Zviaguintsev dont on découvrira ici les richesses dans l'expression picturale. On soulignera à cet égard que c'est un bonheur de pouvoir enfin lire une analyse précise du travail paysager très singulier d'Anthony Mann au travers de ses chefs-d'œuvre du western.

Parce qu'il s'agit d'une profession de foi, l'ouvrage entend progresser vers une sorte de résolution apaisante qui laisse place à la totale communion/absorption entre l'homme et la nature par des mécanismes de disparition et de dilution fondant la notion de vacuité (lieu abstrait saisi par la puissance de souffles vitaux, source et fin de toute chose dans un cycle perpétuel de naissance et de mort). En circonscrivant son étude de l'art cinématographique à la quête d'une vérité unique induite par le principe de vacuité qui ordonne notre univers et notre compréhension du monde, Damien Ziegler glisse parfois de la position d'analyste à celle de prosélyte. A cela il peut être permis de manifester notre désaccord si l'on admet d'autres systèmes de pensée, comme le romantisme condamné in fine par l'auteur. Cette approche un peu rigoriste conduit parfois à l'expression d'opinions lapidaires dont fait régulièrement les frais David Lean - critiqué plus parce qu'il ne propose pas ce que Ziegler veut y chercher que pour ce que le cinéaste entend présenter avec la subjectivité qui est la sienne et qui lui appartient. De même, certains maîtres de la couleur se voient accusés d'outrance, de fatuité et d'égocentrisme dans leur expression du sublime (comme Powell ou Vidor). Enfin, il semble régner un sorte de contradiction entre la volonté fort bienvenue de Ziegler de considérer le cinéma comma un art majeur, capable des plus nobles exploits, et l'affirmation selon laquelle celui-ci serait en fait très limité face à la musique et surtout la peinture ; aux yeux de beaucoup, la musique est l'expression artistique la plus accomplie et illimitée qui soit et cela se comprend aisément, pour ce qui concerne la peinture face au cinéma cette assertion est plus discutable (même si "l'ombre" de la Joconde de Léonard plane avec délice sur l'ensemble de la démonstration qu'elle enrichit par sa sublime évidence). Le problème vient sans doute que ce discours est circonscrit à l'art paysager et qu'il laisse donc de côté tout un pan du cinéma urbain (en toute logique, vu la sujet étudié) et d'autres genres moins propices à cette analyse. De même que l'originalité et la puissance du langage cinématographique ne peuvent se réduire à sa représentation du paysage alors qu'elles se déterminent par bien d'autres attributs (ce qui fait dire quelques aberrations à l'auteur du livre quand il présente le cinéma de Michael Curtiz comme « un cinéma d'acteurs » au sujet des Aventures de Robin des Bois alors qu'il est tellement plus dans son travail sur la lumière et le mouvement, ou quand il affirme que le cinéma de John Cassavetes « possède un impact plus documentaire qu'artistique » parce que le style du réalisateur exclue l'être humain de son environnement naturel). De façon plus prosaïque, on pourra enfin soulever un problème lié à la qualité des reproductions d'images de films qui accompagnent l'analyse : certaines d'entre elles s'avèrent peu lisibles en raison d'un contraste mal géré ou d'un manque de luminosité. Heureusement, les dernières pages du livre proposent quelques belles planches en couleur extraites des principaux films traités.

Ces quelques remarques négatives ne doivent certainement pas minorer le travail passionnant effectué par Damien Ziegler, dont la lecture constitue un vrai plaisir pour l'esprit. Au-delà du sujet traité, très rarement étudié par les ouvrages de cinéma, La représentation du paysage au cinéma offre surtout la possibilité de se voir mis en accord une conception du monde initiée par les théorie bouddhistes reposant sur des principes forts et beaux - qui s'opposent à la quête impossible de la perfection, comme l'illustre parfaitement selon Ziegler l'épilogue proprement bouleversant de Mort à Venise sur la plage - avec les ressorts de la créativité d'un art que nous adorons tous et pour lequel nous ne cessons d'écrire et de débattre, à l'image de Patrick Brion qui a signé la préface du livre ici présenté.

Par Ronny Chester - le 22 juin 2011