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Portraits

portrait des frères Coen à travers leurs films

Le 17ème long-métrage des frères Coen, Avé, César ! sort en salles demain. L'occasion de revenir sur la carrière du duo.

sang pour sang (blood simple, 1984)

Au début des années 80, on peut considérer le film noir comme un genre moribond. Depuis le succès des Dirty Harry et de French Connection, le polar urbain musclé l’a supplanté sur les écrans dans le registre policier. Plus moderne, plus mouvementé et moins codifié, avec son penchant pour l’action pure et ses icônes viriles (Charles Bronson, Clint Eastwood, Burt Reynolds) il représente le spectacle idéal pour les jeunes spectateurs en demande d’adrénaline. Le film noir n’avait pourtant pas disparu au moment de la sortie du premier film des frères Coen. Cependant, à la manière du western, il se cherchait un nouveau souffle. Chinatown (1974) de Roman Polanski, La Fièvre au corps (1981) de Lawrence Kasdan et Le Facteur sonne toujours deux fois (1981) de Bob Rafelson sont trois des plus belles réussites de cette période, marquant aussi l’impasse dans laquelle se trouvait le genre. Polanski donnait dans l’esthétique rétro avec comme valeur ajoutée le scénario tortueux et malsain de Robert Towne, Kasdan ajoutait une louche d’érotisme à une intrigue archétypale et Le Facteur sonne toujours deux fois était tout simplement un remake plus torride d’un classique de Tay Garnett. Nostalgie, atmosphère rétro et postmodernisme sont les tares d’un cinéma qui se cherche. Tout cela allait être balayé par l’ouragan Blood Simple.

Un des canons narratifs du film noir consiste à plonger un monsieur tout-le-monde dans une spirale criminelle qui le dépasse, souvent par l’intermédiaire d’une femme fatale. Les Coen prennent cet adage au pied de la lettre en le déformant. Hormis Miller’s Crossing (qui se rapproche davantage d'un film de gangsters classique), toutes les incursions des Coen dans le polar dépeignent des Américains moyens, ploucs et le plus souvent poissards. Etant eux-mêmes originaires d’une modeste banlieue du Minnesota, pas de place pour une figure fantasmée et charismatique du criminel. Ce sera toujours un être ordinaire tel qu’ils ont pu en croiser qui se verra intégré à un contexte de film noir, en y apportant du réalisme mais aussi un certain décalage par rapport au film policier plus classique, et en suscitant l'empathie par ses réactions. L’entrepreneur dépassé par les événements de Fargo, l’attachante bande de glandeurs de The Big Lebowski ou encore l’idiot gaffeur d'Arizona Junior : le cinéma des Coen a très souvent fait l’éloge du "Hillbilly" (péquenaud) dont l’inculture et la bêtise offrent des perspectives narratives étonnantes. Point de mépris pourtant de leur part. Pour saisir leur propos, il faut se rappeler la manière dont Barton Fink se moque de la compassion condescendante avec laquelle le héros traite "l'homme du peuple". Malgré toutes leurs tares, c'est bien à la galerie de minables et de losers qui peuplent leur filmographie qu'ils sont le plus attachés.

Dans Sang pour sang, tous ces éléments se retrouvent à l’état brut avec un souci de l’épure qu’ils ne retrouveront que dans le récent No Country for Old Men. Le point de départ est assez classique avec une Frances McDormand quittant son mari tyrannique (incarné par Dan Hedaya) pour l’un de ses employés. En lieu et place de la fatalité du destin typique du film noir, c’est la bêtise bien humaine qui emmène l’ensemble des héros dans une escalade meurtrière inexorable. C’est là le génie des Coen : les bas instincts (plus ou moins prononcés) des différents personnages et le manque de communication les amènent systématiquement à mal interpréter les situations. Traqueurs et traqués, voleurs et volés, tueurs et tués, tous sont constamment dans le faux quant à leur adversaire direct. [SPOILER] I don’t fear of you Marty ! Une des ultimes répliques du film fait office de profession de foi pour les réalisateurs, puisque Frances McDormand l’adresse à son mari mort dès la moitié de l’intrigue. M. Emmet Walsh (dans un de ses meilleurs rôles en privé pourri) éclatera d’ailleurs d’un rire retentissant devant l’erreur de sa victime, l’ironie voulant que le personnage le plus détestable soit aussi le seul à y voir clair [fin du SPOILER].

Réalisé pour à peine 500 000 dollars, Sang pour sang est une petite révolution à sa sortie, posant les premiers jalons d’un cinéma indépendant américain qui allait connaître son heure de gloire dans les années 1990. Les inventions formelles et l’atmosphère de certaines séquences lorgnent d’ailleurs sur l’autre grand film champion du système D de l'époque, Evil Dead de Sam Raimi. Grands amis du futur réalisateur de Spider-Man (ils écriront le script de son second film Mort sur le grill et Frances McDormand, femme de Joel Coen, jouera dans Darkman), les Coen reprennent des pans entiers de son cinéma dans leur premier film. Le travelling avant survolté lorsque Dan Hedaya vient agresser Frances McDormand chez son amant évoque ceux utilisés par Raimi lors des attaques démoniaques en caméra subjective dans Evil Dead, tout comme les transitions usant de façon narrative du fondu enchaîné en reprenant les mouvements d’un personnage d’un lieu à l’autre (perfectionné par Raimi dans Darkman). La séquence la plus manifeste est évidemment celle où Dan Hedaya est enterré vivant, la photographie de Barry Sonnenfeld et l’atmosphère fantastique reprenant littéralement celle d'Evil Dead (on peut également citer les cauchemars horrifiques de Frances McDormand). La retenue des Coen et l’irruption incongrue de ces éléments dans un film noir suffisent cependant à maintenir l’originalité du procédé, même si leur second film Arizona Junior sera encore fortement imprégné de l’influence de Raimi. Le triomphe critique immédiat des Coen n’aura d’égal que l’indifférence polie que suscitera Raimi jusqu’à très récemment, c’est pourquoi il est amusant de souligner les correspondances entres les œuvres dès les prémices de leur carrière respective.

Justin Kwedi

arizona junior (raising arizona, 1987)

Hi, petit malfrat, tombe amoureux, lors de l’une de ses nombreuses incarcérations, de la policière face à lui, Edwina. Ils se marient, mais très vite, ils apprennent qu’Ed est stérile. Le couple sombre alors progressivement, elle dans la dépression et lui dans l’ennui. Un jour, la télévision leur annonce que la femme d’un riche industriel local, Nathan Arizona, vient d’accoucher de quintuplés. Partant du principe qu’eux aussi ont le droit au bonheur, ils décident de kidnapper l’un des fils Arizona pour l’élever comme leur propre enfant.

Entre Sang pour sang et Arizona Junior, les frères Coen avaient activement collaboré à Crimewave (Mort sur le gril), réalisé en 1985 par leur ami Sam Raimi. L’énergie et l’inventivité déployées à cette occasion par leur ancien colocataire leur donnèrent probablement envie d’explorer des formes singulièrement différentes de celles mises en œuvre dans leur (magistral) premier film : dans le rythme trépidant de sa narration, dans son esthétique outrancière comme - et surtout - dans cette forme d’urgence visuelle qui consiste à envisager quasiment chaque plan comme un morceau de bravoure en lui-même, Arizona Junior est, il faut l’avouer, un film en partie sous perfusion « raimi-esque ». Il est, pour autant, un film absolument coenien dans sa nature profonde, et notamment dans l’écho fondamental qu’il crée entre la quête du bonheur (ou plus précisément, de la conformité au modèle du bonheur suggéré par l’American Way of Life) et le délitement de la cellule familiale - idée centrale de plusieurs de leurs autres films, de Fargo à A Serious Man.

Il faut donc, face à Arizona Junior, bien sûr apprécier à sa juste valeur la foudroyante vigueur du cartoon pour adultes (habité notamment par les hurlements des frères Snoats - parmi lesquels John Goodman, rencontre fondamentale s’il en est - ou l’édifiante figure de biker from hell incarné par l’ancien boxeur Randall Cobb), mais surtout ne jamais oublier la fragilité du couple bouleversant formé par Hi (Nicholas Cage, génialement hirsute) et Ed (Holly Hunter, incroyable), ces merveilleux losers aspirant, simplement, à une meilleure vie. 

Antoine Royer

miller's crossing (1990)

Tom Reagan (Gabriel Byrne, magistral) est le bras droit de Léo (Albert Finney, dans un de ses plus beaux rôles), un chef mafieux irlandais. Tom est un peu porté sur l’alcool, complètement désabusé et cynique. Ses années dans le crime l’on fait passer maître dans l’art de la survie. Une sombre affaire d’arnaque, de lutte de pouvoir et de coucherie va mettre à l’épreuve ses capacités à se mouvoir dans un monde de turpitude et à s’en sortir grâce à sa meilleure arme : la parole.

Sous ses allures de néo-noir, Miller’s Crossing est avant tout une tragédie, une grande, une grecque. Joel et Ethan Coen parlent de la solitude du pouvoir, de la manipulation, de l’éthique comme le serine Jon Polito dans l’anthologique ouverture du film. Miller’s Crossing revêt bien les oripeaux du genre (années 1930, prohibition, Ford T, mitrailleuses Thomson à chargeur camembert et l’indispensable chapeau mou qui symbolise bien des choses dans ce film) mais c’est pour mieux nous parler de l’homme, de sa morale, de ses abandons et, au bout du chemin, de sa solitude. La reconstitution, parfaite, laisse souvent la place à la rêverie, l’imaginaire, l’absurde ; et l’intrigue, librement inspirée de La Moisson rouge de Dashiell Hammett, s’efface au profit des espoirs et des tourments des personnages.

Les frères Coen ont mis six mois à écrire le scénario, eux qui écrivent si vite (trois semaines pour Barton Fink). C’est que Miller’s Crossing brasse de multiples thèmes avec une prouesse et une légèreté qui laissent sans voix. De multiples motifs se répondent, les dialogues sont d’une rare intelligence, une attention pointilleuse est portée à chaque détail et la construction scénaristique est en tous points prodigieuse. Une construction qui joue brillamment sur la réversibilité du film. En effet, vision à après vision, l’on ne sait plus très bien si Tom est le grand ordonnateur du film ou bien un pantin bringuebalé au gré des circonvolutions de l’histoire. Miller’s Crossing est un modèle de film noir, mais aussi et surtout une réflexion profonde sur l’Amérique, ses fondations et ses mythes.

Chaque plan (la photo est de Barry - Men In Black - Sonnenfeld) est d’une beauté à tomber, clairs-obscurs à couper le souffle et couleurs comme aspirées par les ombres. Servi par un casting parfait (John Turturro, Jon Polito, Marcia Gay Harden, Steve Buscemi) et des dialogues prodigieux, Miller’s Crossing est, avec Barton Fink, le chef-d’œuvre des frères Coen. Une succession ininterrompue de scènes inoubliables, un bonheur de mise en scène, un film qui invite forcément aux superlatifs. Ah oui, une dernière chose : après avoir découvert Miller’s Crossing, vous ne marcherez plus jamais de la même manière dans une forêt automnale, vous ne regarderez plus jamais la cime des arbres flottant doucement au vent de la même façon.

Olivier Bitoun

barton fink (1991)

Qui est Barton Fink, ce grand échalas à la coiffure improbable, au visage marqué par l’angoisse qui semble vouloir disparaître derrière d’imposantes lunettes en écailles ? Qui est ce jeune écrivain de théâtre soudainement confronté au succès et qui, répondant aux sirènes d’Hollywood, est tétanisé par l’idée de perdre sa voix dans l’industrie du film et qui ne parvient plus à écrire une seule ligne ? Les frères Coen bien évidemment, qui peinent à boucler le scénario de Miller's Crossinget qui en trois semaines jettent sur le papier le scénario de ce film exorcisme. Les frères Coen, cinéastes indépendants par essence, qui au bout de trois films doutent de leur capacité à résister à la grande machine des studios. Avec Barton Fink, les deux frères signent leur film le plus personnel et intime. En s’inspirant de la trajectoire de Clifford Odets, ils parlent de leur propre rapport à Hollywood et plus largement du statut de créateur et d’artiste au sein de l’industrie de l'entertainement. Comme Odets, Barton Fink triomphe sur scène avec une grande œuvre théâtrale qui entend donner la parole à l’homme de la rue. Comme Odets, il quitte le microcosme artistique new-yorkais pour se rendre à Los Angeles et sent très vite que son talent et son intégrité n’y survivront pas. Les Coen parlent de l’angoisse de créer, de la solitude de l’artiste, de son isolement au sein d’une industrie où il peine à trouver sa place, à se faire entendre. Ils évoquent ces producteurs et agents avides de succès, constamment à la recherche d'artistes prometteurs qu'ils attirent dans leur giron.

Jack Lipnick est l’un deux, un peu Selznick, un peu Harry Cohn, démiurge qui règne en maître incontesté sur le monde du cinéma. Il a pour Barton un respect non feint, il admire son talent mais est paradoxalement incapable de lui offrir la possibilité de s'exprimer pleinement. Au contraire, il n'a de cesse que de le faire rentrer dans le rang, de faire taire cette voix singulière qu'il a en lui. Le film est ainsi hanté par les fantômes de ces grands écrivains qui se sont perdus à Hollywood, comme ce W.P. Mayhew double à peine fantasmé de William Faulkner qui ne supportant pas de perdre de son intégrité s'est noyé dans l’alcool. Pour faire vivre ce monde du cinéma, aussi fascinant qu'anxiogène, les frères Coen bénéficient d’un casting de rêve : John Turturro complètement possédé par son personnage, Judy Davis tragique et bouleversante en muse décatie, Tony Shalhoub et Steve Buscemi dans de délicieux seconds rôles... et bien sûr John Goodman qui dévore littéralement l'écran et nous offre ici sa prestation la plus inoubliable. A cette galerie de personnages, il faut ajouter l'hôtel désertique, où l’on ne voit nul autre client que Barton et Charlie Meadows (John Goodman) et qui est comme il se doit un pur espace mental. Un lieu déliquescent, hanté de cris étouffés et de chuchotements, que la caméra parcourt en de lents travellings comme si elle cherchait une issue qui n'existait pas. Film labyrinthique, noir et fantastique, Barton Fink est un chef-d’œuvre absolu, un idéal de cinéma qui vous hante à jamais et dont chaque nouvelle vision décuple la force.

Olivier Bitoun

le grand saut (the hudsucker proxy, 1994)

Le premier traitement de ce qui allait donner Le Grand saut avait été écrit dès 1984 durant la colocation à Los Angeles de Joel et Ethan Coen avec leur grand ami Sam Raimi. Partant de l’image d’un homme sur le point de sauter du haut d’un immeuble, les trois comparses avaient imaginé cette histoire d’un jeune campagnard débarquant en ville la tête pleine d’illusions comme vecteur pour faire un film « à la manière de » qui renverrait tout autant à Capra (la spontanéité du candide face au cynisme des corrompus, le recours au fantastique salutaire), qu’à Preston Sturges (pour le côté satirique de la fable) qu’à Hawks ou à Ben Hecht (les journalistes semblant issus de La Dame du vendredi) ; plus qu’un hommage ou encore une parodie, il s’agissait véritablement de faire un film tel qu’il aurait pu être réalisé dans les années 40. Pendant des années, ce projet resta une chimère (dont on trouve des traces au détour d’Arizona Junior ou de Crimewave), jusqu’à ce que le producteur Joel Silver, face au succès public réel d’Arizona Junior et à la consécration critique de Barton Fink, vienne à considérer les frères comme un moyen de faire des « bons films qui rapportent », et les incite à ressortir ce projet de leurs tiroirs. Contrairement à ce qui a été parfois prétendu, la collaboration avec Joel Silver ne fut pas spécialement houleuse (il leur imposa juste la couleur contre leur gré), et celui-ci mit à la disposition des réalisateurs une somme inhabituellement conséquente tout en leur laissant entière liberté artistique. Le résultat fut un échec public (selon certaines estimations, à peine un dixième de l’investissement fut remboursé) - probablement parce que le public ne voulait pas, en 1994, voir un film des années 40 - et plus jamais depuis les frères Coen ne disposèrent de tels moyens.

Cependant, avec le recul, il est permis de considérer que, s’il ne s’agit pas de leur meilleur film, Le Grand saut demeure une réussite assez incontestable, ne serait-ce que pour son époustouflante direction artistique. Décors reconstitués en studios, soin particulier porté aux costumes ou aux accessoires, jusqu’au phrasé des comédiens (Jennifer Jason Leigh empruntant à Rosalind Russell), la reconstitution demeure aujourd’hui encore parmi les tentatives les plus convaincantes de restituer non pas seulement le décorum mais bien l’esprit d’une époque. A ce sens, en s’inscrivant dans la lignée de Capra, Le Grand saut est un film étonnamment peu cynique de la part d’auteurs qui sortaient pourtant de Miller’s Crossing, mais qui traitent cette fois leur fable souvent au premier degré, presque parfois même avec naïveté. La morale du film, pour peu qu’il y en ait une, paraîtra donc extrêmement désuète et simpliste au public contemporain, mais là n’est pas l’essentiel. Nous avons parlé de fable, et dès le premier plan, survol d’un New York enneigé, Le Grand saut annonce et revendique son univers factice et décalé ; le film fonctionnera dans un cadre extrêmement systémique, avec des confrontations fondamentales. Les rôles de chacun sont immédiatement identifiés (jusqu’au sein de l’entreprise, avec ces sous-sols orwelliens réservés aux employés anonymes et les bureaux lumineux des membres décisionnaires), bons contre méchants, et l’enjeu du film ne consiste pas à savoir qui l’emportera, mais comment le gentil héros sera sauvé. Symboliquement, le film repose donc sur l’opposition esthétique permanente entre deux figures géométriques : d’une part, la ligne droite, symbole de droiture et de pouvoir, incarnée autant par la verticalité de ces immeubles sans fin que par la rigidité des cigares des membres du conseil d’administration ; d’autre part, le cercle - une ligne droite qui aurait bien tourné, en quelque sorte - incarnée par Norville dans ses hésitations, dans sa naïveté, et que l’on retrouve aussi bien dans la tasse de café entourant l’annonce d’embauche de Norville, dans son houla-hoop (cette manière qu’il a d’exhiber son croquis comme une évidence) ou dans l’auréole de Hudsucker à la fin, et agit ainsi autant comme allégorie d’un destin taquin mais rédempteur que comme figure primitive permettant à chacun de réveiller l’enfant qui sommeille en lui. La séquence de mise en vente des cerceaux, s’achevant sur le numéro face caméra d’un enfant ayant adopté le jouet comme une évidence, fait indéniablement partie des plus éclatantes réussites narratives comme formelles de toute la carrière des frères Coen.

Par ailleurs, Le Grand saut semble comme suspendu à la notion même du temps, concept qui justement entremêle la ligne droite (comme fil infini) et le cercle (le cycle perpétuel de la grande horloge). Narré par ce mystérieux grand Horloger capable d’interrompre le temps et faisant office de lien constant entre l’intra- et l’extra-diégétique, le film se présente comme une course contre-la-montre où le futur (réel) et le passé (du récit) se confondent, variation assez déconcertante du flash-back résumée non sans ironie par le slogan paradoxal de l’entreprise Hudsucker : « The future is now ! ». De ce réjouissant jeu temporel jusque dans les composantes fantastiques qui en découlent, de sa référentialité assumée à l’artificialité de cet univers foisonnant et coloré, Le Grand saut doit avant tout se voir comme un conte extrêmement récréatif, une tentative pour les cinéastes (depuis toujours mus par l’envie primordiale de raconter des histoires) de se faire plaisir en renouant avec les films de leur propre enfance, et en conséquence, d’offrir comme cadeau à leurs spectateurs une œuvre divertissante et ludique. You know... for kids !

Antoine Royer

fargo (1995)

Sixième film des frères Coen, Fargo est une de leurs œuvres les plus célébrées et personnelles. En intégrant à leur scénario la fausse information comme quoi la trame serait inspirée d’un fait divers réel (ne révélant la vérité qu’au détour d’une question d’un des acteurs durant le tournage, et n’éventant l’information que durant le générique du film pour le spectateur), les Coen apportent une tonalité qui prolonge et détache à la fois le film de leurs essais précédents. Les quidams ordinaires embarqués dans une spirale criminelle implacable fait de poisse et d’incompréhension rappelleront bien évidement Sang pour sang (1984), leur magistral galop d’essai. Enfin, l’excentricité et le caractère doux-dingue des protagonistes lorgnent également sur le cartoonesque Arizona Junior (1987). Fargo se déleste pourtant du marqueur du film noir du premier tout comme de la loufoquerie du second pour dépeindre une comédie humaine sanglante. Le cadre de leur Minnesota natal est si minutieusement scruté que le film offre un fascinant entre-deux entre sécheresse narrative et riches études de caractères.

Le Minnesota et le Dakota du Nord voisin où se déroule l’intrigue constituent le berceau d’une certaine Amérique simple, rurale et authentique. C’est un environnement apaisé où le mal-être et la violence doivent se dissimuler sous un vernis de politesse et de bonhomie constante. Fargo évoque tout à la fois les gens paisibles qui s’en accommodent sans perdre de leur lucidité quant au mal tapi sous la douceur aseptisée (la policière Marge Gunderson jouée par Frances McDormand ), des ratés rongés par ce poids des apparences (William H. Macy) et des vrais être malfaisant cédant à leurs bas instincts avec le duo Steve Buscemi/Peter Stormare. Ce cadre hivernal rude et sa blancheur enneigée clinique possèdent une dimension étouffante qui ne peut qu’éveiller des traits de caractères extrêmes, dans une certaine forme d’engourdissement intellectuel pouvant susciter le sourire (les attitudes mimétiques et ahuries des deux amantes d’un soir des criminels que va interroger Frances McDormand), la pitié ou l’horreur. La scène où Frances McDormand rencontre un ami perdu de vue à Minneapolis par sa gêne étrange (confirmée par les révélations qui suivront) est donc tout sauf anodine et exprime une forme de malaise, dépression et violence latente que peut aviver cette Amérique si tranquille - le beau-père pingre et prompt à user des armes en est un autre exemple.

Toutes les explosions de violence naîtront donc d’une frustration, l’insatisfaction d’une existence sans but ni saveur trouvant son reflet dans le paysage hivernal immaculé. Jerry Lundegaard (William H. Macy tout en regard de chien battu), oppressé et méprisé par tous trouve ainsi la pire solution pour se sortir de ses problèmes en faisant kidnapper sa propre femme. Cette frustration est évacuée de manière bien plus brute et gratuite par les deux kidnappeurs, témoignant de leur stupidité. Un glaçant crime nocturne vient souligner le caractère imprévisible d’un mutique Peter Stormare tandis que l’agression verbale constante puis là aussi le vrai meurtre le confirmera pour Steve Buscemi. Parallèlement les rapports tendre entre Frances McDormand et son époux (John Carroll Lynch) apportent une respiration qui montre un ailleurs possible plus équilibré si l’on daigne se satisfaire de son existence. La bascule vers des penchants négatifs ne reposera pas sur une quelconque dérive sociale chez les Coen (les nantis comme les démunis étant tout aussi aptes à courir à leur perte) mais plutôt comme souvent avec eux un regard lucide sur les dérives possibles de la nature humaine. Nous ne sommes pourtant pas dans l’extrême noirceur ou l’ironie mordante dont ils sont capables, nous laissant atterrés sans totalement nous autoriser à rire, nous horrifiant sans complètement prendre tout cela au sérieux. On touche à un fascinant équilibre idéalement saisi par le superbe score de Carter Burwell qui pose à la fois émotion et distance contemplative sur le drame en marche. Une réussite exceptionnelle qui leur vaudra un accueil critique triomphal couronné par Prix de la mise en scène à Cannes en 1996 et les Oscars de la meilleure actrice (Frances McDormand) et du meilleur scénario original en 1997.

Justin Kwedi

the big lebowski (1988)

Si l’on veut bien accepter notre description du cinéma des frères Coen comme un « cinéma de l’inconséquence » (à ne pas confondre, raccourci souvent emprunté par leurs détracteurs, avec un cinéma inconséquent et donc vide), The Big Lebowski apparaît un peu comme le manifeste de leur filmographie. Transposant une intrigue de Raymond Chandler dans une Californie des années 80 indolente et colorée, les frères Coen suivent le parcours du Dude, Jeffrey Lebowski, embarqué malgré lui dans une affaire de kidnapping dont il ne saisit ni les tenants ni les aboutissants. Marginal décadent, fumeur d’herbe et joueur de bowling, le Dude évolue dans une réalité parallèle qui lui est assez propre, et ce n’est pas l’équipe de bras cassés qu’il fréquente qui aidera ce splendide loser à comprendre quoi que ce soit. De manière totalement symptomatique, aucun personnage du film ne parvient, malgré ses « efforts » et malgré, parfois, ses certitudes, à influer sur l’intrigue, d’une part parce qu’ils font en permanence fausse route, et d’autre part parce qu’il n’y a pas vraiment d’intrigue. Rétrospectivement, il est effarant de constater à quel point les évènements s’enchaînent sur la seule foi d’a priori ou d’erreurs d’appréciation, selon une espèce de logique de l’absurde poussée à son paroxysme : n’ayant aucun dénominateur commun dans leur perception de la réalité, les personnages agissent par défaut, selon les croyances souvent artificielles auxquelles ils parviennent à se rattacher.

Il y a en quelque sorte une forme de mystique de l’illusion moderne dans ce film qui décrit la cité des anges comme un conglomérat d’univers qui ne parviennent jamais à se croiser vraiment. En ce sens, l’intégralité même de The Big Lebowski réside dans la bulle du Dude, ce qui donne à l’œuvre la cohérence floue d’un trip permanent et explique aussi bien la nonchalance flottante du film que ses fulgurances oniriques. Ce n’est pas le moindre des talents des frères Coen que de parvenir, par la fluidité et la transparence d’une mise en scène qui confine à l’évidence, à créer du lien dans un récit qui, structurellement, n’en possède aucun. De la même manière, The Big Lebowski prouve, par l’exemple, l’aptitude des cinéastes à créer des figures iconiques, parfois même à partir de rien : au-delà même du mythique Dude, on demeure stupéfait par l’efficacité avec laquelle les frères Coen parviennent à composer des personnages inoubliables par de simples touches, qu’il s’agisse de Walter (pathétique vétéran du Viet-Nam dont on se demande finalement s’il y a même jamais mis les pieds), de Donny (passionnant exemple de personnage sans fonction) ou de Jesus, le stupéfiant bowler mauve incarné par John Turturro. Par son (inconséqu)essence même, The Big Lebowsk pourrait apparaître comme une récréation de second rang dans la filmographie des frères Coen ; on ne compte pourtant plus les spectateurs (dont votre serviteur) qui, après une relative déception à la première vision, ont appris à aimer le charme unique de cette drôle de comédie, et sont devenus à ce point familiers avec sa galerie de losers magnifiques qu’il leur est régulièrement indispensable de revenir partager le trip avec eux…

Antoine Royer

O'brother (O Brother, where are thou ?, 2000)

Adaptation décontractée de L'Odyssée par les frères Coen, O'Brother fait basculer les protagonistes homériens de la Grèce Antique au Mississippi des années 30, en lui empruntant de loin une structure éclatée en chants et quelques figures emblématiques essorées par le filtre coenien : Ulysse est un loser gominé, arrogant et roublard, le Cyclope est une brute épaisse, arnaqueur le jour et membre du Ku Klux Klan la nuit, et Pénélope s’y avère - usons de l’euphémisme - moins fidèle et plus manipulatrice que dans l’œuvre originale...

Il va de soi que le film serait au mieux anecdotique s’il se contentait de références cocasses à l’univers homérien, et beaucoup, l’envisageant ainsi, considèrent dès lors le film comme une œuvre mineure, voire insignifiante. O'Brother possède malgré tout quelques autres composantes qui peuvent s’inscrire d’ailleurs de manière quintessencielle dans leur filmographie : la transposition à cet endroit et à cette époque n’est pas (seulement) un prétexte à une comédie burlesque d’une grande efficacité (certains gags sont fulgurants d’inventivité et de timing), car il s’agit toujours et encore pour les frères Coen de radioscoper leur pays sous toutes ses coutures : du Texas (Blood Simple) au Minnesota (Fargo), en passant par l’Arizona (Arizona Junior) la Californie (Barton Fink, The Big Lebowski) et donc ici Mississippi, c’est cette même Amérique qu’ils portraiturent film après film, une Amérique aussi attachante qu’affligeante, une Amérique de losers magnifiques dont le principal tort est souvent d’avoir cherché à changer de vie (même si, grâce à - ou plutôt à cause de - une inhabituelle compassion, Ulysses Everett McGill est probablement le plus « sauvable » de tous les protagonistes coeniens). O'Brother s’inscrit donc de manière à première vue légère dans cette description / destruction du rêve américain, mais en multipliant les références propres à une culture de fait ultra-récente (par opposition extrême donc au classicisme homérien) arrive surtout à jongler avec une mythologie spécifique, dont il n’est pas garanti que tous les spectateurs non Américains aient pu saisir la portée.

Ainsi, si le guitariste Tommy fait directement référence à l’équivalent américain de Faust - et accessoirement mythe fondateur du blues - qu’est Robert Johnson ; si Michael Badalucco incarne Baby Face Nelson, qui fut l’Ennemi Public n°1 dans les années 30 ; si Charles Durning y est Papy O’Daniell, l’un des précurseurs dans cette tendance très américaine à mêler notoriété médiatique et carrière politique (You Are My Sunshine, la chanson au son de laquelle O’Daniell embobine au final le public, a d’ailleurs elle aussi été composée par une star de la country ayant effectué une carrière politique, Jimmie Davis) ; si l’une des plus flamboyantes scènes du film décrit l’étonnante chorégraphie d’une cérémonie secrète sudiste ; et si tant d’autres exemples aussi culturellement marqués parsèment le film, c’est pour mieux définir la spécificité d’un pays simultanément aveuglé par sa grandeur et engoncé dans ses croyances. Il va de soi - et le fait que le film ait été récemment choisi dans le cadre d’une opération Ecole et cinéma le prouve - que par ses qualités de comédie (rythme, montage, interprétation, magnificence visuelle du travail de Roger Deakins, utilisation de la musique...), le film est hautement appréciable au premier degré. Mais en y ajoutant certaines considérations plus profondes, et surtout en l’inscrivant dans la continuité d’une des filmographies les plus homogènes et les plus cohérentes de ces vingt dernières années, il devient une pierre indispensable de plus dans l’édifice majestueux que les frères Coen construisent film après film.

Antoine Royer

The Barber, l'homme qui n'était pas là (The Man Who Wasn't there, 2001)

Suite au succès critique et public de Fargo, on avait constaté chez les frères Coen une certaine propension à la compassion, la causticité décapante (voire parfois le cynisme) de leurs premiers films (notamment dans Miller’s crossing ou Barton Fink) s’effaçant progressivement devant une légèreté certes réjouissante (The Big Lebowski, O’Brother…) mais qui laissait craindre un retour vers la norme pour des auteurs s’étant toujours plu assez loin de celle-ci, impression confirmée depuis par un assez quelconque Intolérable cruauté et de navrants Ladykillers, mais de nouveau estompée par le tétanisant No Country for Old Men. Cependant, en 2001, en retrouvant l’inspiration de leurs premières œuvres (James M. Cain, adapté ici, était l’inspiration revendiquée de Blood Simple, leur premier film), les frères Coen retrouvaient avec une infinie maestria la force et la profondeur de leurs premières réalisations, offrant un véritable condensé de toutes leurs obsessions, l’œuvre quintessencielle d’un cinéma depuis toujours placé sous le sceau de l’inconséquence (qui raconte des histoires de rien(s) - là où leurs détracteurs voient un cinéma inconséquent, qui ne raconte rien).

Ed Crane, médiocre monsieur Tout-le-monde comme James M. Cain les affectionnait, est ainsi le cousin direct de Barton Fink, de Norville Barnes (Le Grand saut), de Tom Reagan (Miller’s Crossing), de Jerry Lunegaard (Fargo) ou de Jeffrey Lebowski, tous ces personnages principaux "coenniens" placés un jour malgré eux face à un bouleversement (chantage, adultère, meurtre, voire les trois, comme dans ce film) dans la routine de leur non-vie et qui décident alors de se remettre en cause. The Man Who Wasn’t There, l’homme qui n’était pas là du titre, c’est cet homme qui, parce qu’il a un jour constaté la vacuité de son existence, ne se trouve plus là où il devrait être, là où la banale linéarité de son existence aurait du le mener... Mais comme pour les autres, le changement ne se fait pas simplement, voire ne se fait pas du tout. Et au-delà de ce personnage anti-héroïque au possible, c’est évidemment en filigrane tout le portrait, mi-amusé mi-affligé, d’une Amérique qui du Mississippi des années 30 au Minnesota des années 80, en passant par la Californie d’hier ou le Texas contemporain, demeure la même, engoncée dans sa misère intellectuelle et affective, dans ses croyances et ses superstitions (via le personnage saisissant de la veuve Nirdlinger, le film évoque de manière fantasmatique la folie extra-terrestre ayant envahi l’Amérique de l’époque, mais en dirigeant cette lubie vers le besoin de sens d’Ed).

Toutefois, là où The Barber se pose avec gravité dans la filmographie coenienne (surtout après deux films dont les protagonistes étaient sauvables voire sauvés), c’est que malgré ses efforts, la quête identitaire d’Ed demeure vaine. Aucune rédemption (ses efforts de philanthropie artistique ne sont qu’une déception de plus) ne lui est possible, aucun sens (direction comme signification) ne sera accordé à son existence... Il est ce spectre naviguant entre deux mondes, ce fantôme perdu dans une réalité qui ne lui ressemble pas (ou à laquelle il ne ressemble plus), cette âme errante vestige d’une vie qui n’aura jamais pu vraiment exister (un plan sublime voit Ed, sortant de chez une voyante, s’enfoncer inexorablement, écrasé par une plongée vertigineuse, dans l’obscurité, dans le monde des fantômes). Avec une utilisation subtile du plan subjectif, les frères Coen font alors subir au spectateur ces regards fuyants, ces exclusions, cette distance irréductible avec l'autre, le procédé atteignant son fulgurant paroxysme dans la scène-clé du procès d’Ed, où l’avocat pointe son index sur le spectateur lui-même, désigné comme l’incarnation du drame de l’homme moderne, et résonne ainsi d’une incroyable actualité auprès du spectateur d’aujourd’hui en lui posant directement une troublante question : cela vaut-il le coup de chercher à être quelqu’un d’autre ?

Ainsi, sous une forme délibérément « classique », inspirée de l'âge d'or du film noir, The Man Who Wasn’t There s’avère probablement le film le plus humaniste mais aussi (paradoxe ou preuve de lucidité ?) le plus désespéré de tout leur œuvre : pour Ed, la mort est la seule issue, peut-être même le seul espoir (car peut-être, là, il pourra trouver comment dire toutes ces choses pour lesquelles il n’y a pas de mots ici-bas…). Cinéma mouvant, qui irrite les esprits les plus cartésiens quand il mêle à ce point son côté ultra-référentiel à une introspection d’une rare profondeur, l’art des frères Coen, à son sommet dans ce film, s’y avère à la fois jouissif et désespérant, stimulant d’avantage à chaque vision pour faire d’un objet de prime abord froid le plus bouleversant des portraits. A la première vision, ce film peut parler, mais de manière incomplète, diffuse ; à la énième vision, il tord les viscères et fait venir les larmes en même temps que les rires. Alors, pour être complet, on aurait pu parler de la photo géniale de Roger Deakins, des interprétations fabuleuses (notamment celle, magnétique, de Billy Bob Thornton) ou de la B.O. de Carter Burwell, qui intègre Mozart ou évidemment la bien-nommée Pathétique de Beethoven dans sa propre composition, sublime de modération. On aurait pu. Mais s’attarder sur des individualités, aussi brillantes soient-elles, aurait été une insulte à la lumineuse cohérence, à l’époustouflante homogénéité de cet immense film.

Antoine Royer

intolérable cruauté (Intolerable cruelty, 2003)

Ces dernières années, les films des frères Coen semblent dérouter de plus en plus les aficionados comme les spectateurs occasionnels. Les deux frangins géniaux sont-ils en train de perdre de leur superbe ou le public se sent-il de moins en moins concerné par leurs expériences cinématographiques ? Les deux, mon général, serait-on tenté de dire. Voilà une occasion de réévaluer le vilain petit canard nommé Intolérable cruauté. Et je le fais pourtant avec plaisir non dissimulé. Après O'Brother, qui rendait hommage à Preston Sturges, les Coen poursuivent dans la comédie de mœurs et s’attellent à la Screwball Comedy en dignes héritiers des Capra, Sturges, Lubitsch, Hawks et consorts. Ne nous emballons pas, la barre est placée très haute et ne sera même atteinte qu'en de rares moments au cours du film. Pourtant cette histoire de confrontation entre deux personnages caricaturaux, un avocat brillant spécialiste du divorce et une chasseuse de dot, ne manque assurément pas de sel.

Les Coen distillent avec plus ou moins de bonheur leur ironie mordante, leur talent de portraitiste et leur faculté à retravailler une nouvelle fois l’un des genres hollywoodiens par excellence. Le film est traversé par des instants de folie comique, même s'il connaît malheureusement quelques problèmes de rythme et parfois d’originalité au niveau du scénario. En revanche, il sera difficile de ne pas succomber au couple glamour formé par George Clooney, la classe hollywoodienne faite homme, et Catherine Zeta-Jones, de plus en plus magnifique de film en film. D’un côté, Clooney en simili Cary Grant du pauvre, à la fois cynique, sympathique et ridicule, et de l’autre la femme fatale malicieuse et belle à se damner, s'ingénient avec malice et un sens du grotesque consommé à nous séduire et nous faire éclater de rire. On n’oubliera pas de citer Geoffrey Rush et Billy Bob Thornton, impeccables comme toujours dans des seconds rôles croustillants. Observer tous ces personnages pantins évoluer sur un fil ténu entre l'absurdité de l'existence et l'implacabilité de la mort est un vrai délice. Intolérable cruauté contient par ailleurs, à mon sens, le meilleur gag de l’année 2003 à base de pistolet et d'inhalateur, mais on n’en dira pas plus. Si l'on recherche une comédie pétillante et iconoclaste servie par des comédiens de grande classe, et si l'on se plaît à considérer habituellement le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, ce film plutôt charmant se regarde avec une délectation non feinte et ne dépareille finalement pas dans la carrière des frères Coen.

Ronny Chester

ladykillers (2004)

Était-ce vraiment une bonne idée d’accepter un remake de Tueurs de dames, classique de la comédie anglaise réalisé en 1955 par Alexander Mackendrick ? Au regard du résultat, assez désolant, il faut probablement reconnaître que non… mais ce serait négliger, dans le carburant créatif des frères Coen, la volonté récurrente de rendre honneur aux origines (cinématographiques ou littéraires) de leur propre style. Incontestablement, les auteurs en question, qu’ils évoluent dans un registre spécifiquement policier ou au sein d’un courant plus large (entre Americana et Southern Gothic), portent le plus souvent en eux une essence véritablement américaine, mais il ne faut pour autant pas négliger l’influence de la comédie britannique (notamment pour un certain sens du macabre ou du décalage absurde) dans la formation de leur propre humour, à tel point que leur tout premier long-métrage (Sang pour Sang) empruntait comme un clin d’œil l’une de ses plus célèbres répliques (Who looks stupid now ?) au Ladykillers original.

Lorsqu’après des années de tergiversations (l’assez obscure scénariste Max D. Adams aurait commencé à plancher sur la réadaptation dès 1995…), Touchstone Pictures finit donc par leur proposer un projet déjà un peu carié, c’est ainsi probablement l’enthousiasme plus que la raison qui les amène à accepter – et dans un deuxième temps la perspective d’un casting inhabituel, et passablement hétéroclite, au premier rang desquels Tom Hanks. Tout n’est pas désastreux dans leur version de Ladykillers (même si ce qui ne l’est pas n’est pas forcément loin de l’être) mais il est frappant de constater à quel point ce qui, les connaissant, devrait fonctionner est parfois ce qui fonctionne le moins bien. A cet égard, le changement de cadre de l’action (de la petite banlieue londonienne aux églises baptistes du Mississippi) est infiniment plus prometteur (le gospel, la langueur, la ségrégation raciale…) qu’achevé, et tout à fait révélateur de cette façon dont – de façon inattendue et pour tout dire, parfaitement exceptionnelle dans leur filmographie – les frères Coen ne parviennent jamais à trouver la bonne distance par rapport à leur sujet, qu’ils finissent par traiter négligemment (y compris en terme de mise en scène ou de direction d’acteurs, parmi leurs points forts habituels).

Tâchons alors d’envisager les choses positivement : il y a pour nous presque quelque chose de rassurant de constater que la bienveillance que l’on accorde volontiers aux cinéastes ne confine pas forcément à l’aveuglement béat : sans aucun doute, The Ladykillers est – et, gageons-le, demeurera longtemps – le plus gros raté d’une filmographie par ailleurs assez exemplaire. Et s’il leur vraiment fallait s’accorder cette parenthèse un peu indigne (à laquelle nous associerons des participations anecdotiques aux films collectifs Paris je t’aime et World Cinema) pour se relancer avec un film de l’acabit de No country for old men, eh bien nous les pardonnons…

Antoine Royer

no country for old men (2007)

Il serait tentant de résumer No Country for Old Men comme l’implacable chasse à l’homme de ce cow-boy moderne ayant malgré lui trouvé une sacoche pleine d’argent, Llewelyn Moss, poursuivi par le tueur psychopathe chargé de récupérer cet argent, Anton Chigurh. D’autant plus tentant que, renouant avec l’âpreté d’un Blood Simple, leur premier film, les frères Coen illustrent cette traque avec une sécheresse et une tension confinant lors de plusieurs séquences à l’insoutenable. Ce serait tentant, mais ce serait probablement se contenter d’une approche trop directement diégétique, et de ce fait passer à côté de l’essentiel. Traditionnellement peu diserts sur leurs propres films, les frères Coen résument d’ailleurs No Country for Old Men comme « l’histoire d’un shérif d’une petite ville américaine qui réfléchit au temps qui passe, à la vieillesse et aux choses qui changent ». Narrateur du film, le shérif Ed Tom Bell serait ainsi le protagoniste central, quand bien même il n’interfère jamais avec l’action, et arrive toujours en retard sur les scènes du crime. L’idée fondamentale du film, d’ailleurs évoquée par ce titre emprunté par Cormac McCarthy à William Butler Yeats, résiderait donc dans l’inadaptation de ce vieux shérif « à l’ancienne » à un monde qu’il ne comprend plus, qui le dépasse et auquel il devient de plus en plus étranger.

Par son obsolescence et sa quête anachronique de sens (« Je ne veux pas jouer mon va-tout sur quelque chose que je ne comprends pas », explique-t-il au début), le personnage peut rappeler son homonyme Ed Crane, l’homme qui n’était pas là de The Barber. Dans les deux cas, les frères Coen restituent l’essence d’un lieu et d’une époque (respectivement la Californie des années 40 et le Texas des années 80) pour ajouter une touche impressionniste supplémentaire – et, dans les deux cas, très amère – au portrait qu’ils composent de l’Amérique film après film. Dès les premières séquences, plans de désert à l’heure magique en format large, ils inscrivent ainsi No Country for Old Men dans la mythologie du film américain, reconstruisant l’espace classique en une terre silencieuse et inquiétante pour mieux nous parler de l’isolement de ces êtres. Perspectives infinies dans lesquelles l’individu erre esseulé, corridors inéluctables, cloisons séparantes, No Country for Old Men suggère constamment un état de solitude tant physique (jamais les trois protagonistes principaux ne seront réunis à l’écran) que psychologique : incommunicabilité, incompréhension, inadaptation au monde… Paradoxalement, seul Chigurh l’illuminé semble traverser le monde sans en ressentir les dévorants effets (comme dans sa dernière scène), régi qu’il est par ses propres principes, son propre code d’honneur. Enfin, la mise en scène de No Country for Old Men questionne non seulement le traitement de la violence, mais aussi sa représentation et sa perception. Exposée brutalement dans les premiers instants du film, elle s’assourdit au fur et à mesure du film comme pour mieux réfléchir au spectateur sa propre fascination morbide : qui trouvera frustrantes les ellipses finales sera forcément amené à s’interroger sur cette confusion des valeurs dont parle le film. Pour tout dire, une première vision de No Country for Old Men permet d’en apprécier la virtuosité narrative, l’élégance formelle et l’interprétation magistrale ; mais toute son intelligence thématique, sa puissance dramatique et sa profonde désespérance ne se révéleront que d’avantage à chaque vision supplémentaire…

Antoine Royer

burn after reading (2008)

A la vision de Burn After Reading, on pourrait presque soupçonner ces formidables scrutateurs de la bêtise humaine que sont les frères Coen d’avoir écrit ce scénario essentiellement pour le plaisir de jouer avec ironie sur la polysémie anglo-saxonne du terme d’ « intelligence » : située en effet dans les cercles confidentiels des services secrets américains, l’intrigue du film est pour les cinéastes l’occasion de dresser une galerie de crétins magnifiques dont le personnage de Chad, incarné par un Brad Pitt de gala, est le plus admirable représentant. Indéniablement, le regard du comédien lors de sa première rencontre avec Osbourne Cox (John Malkovich) figure ainsi déjà parmi les plus beaux moments comiques de leur filmographie. Pour autant, et malgré un sens du rythme jamais démenti, on serait bien en peine de qualifier Burn After Reading de « comédie », tant ce théâtre de l’absurde, s’il offre son lot de situations cocasses ou délirantes, participe surtout à une description au final surtout inquiétante de la société américaine contemporaine, qui apparaît surtout comme une sorte de no-meaning's land, un refuge de névropathes et de paranos, de complexés et d'incompétents, d’aveugles obsédés par la « vue » (le regard des autres, l’espionnage, la vidéo-surveillance) et de mal-comprenants obsédés par le « sens » (la réplique la plus importante du film est prononcée par J.K. Simmons, directeur de la CIA qui demande à un subalterne d’agir et de lui faire un rapport dès que « tout ceci aura pris du sens »)…

Si les cinéastes prennent donc le parti d’en rire, c’est surtout pour ne pas avoir à en pleurer : sous le vernis d’une comédie des apparences (où personne n’est vraiment ce qu’il prétend être et où tout le monde cherche à être quelqu’un d’autre), Burn After Reading cache en fait une désespérance assez tragique dont la découverte progressive n’en est, par contraste, que plus saisissante : la dizaine de minutes qui clôt le film, notamment, est assez terrifiante. Sorti dans les salles françaises à peine quelques mois après le sidérant No Country for Old Men, Burn After Reading était trop « visiblement » différent et trop insaisissable pour provoquer une adhésion immédiate. Espérons que le temps permette de mieux réaliser la belle complémentarité de ces deux œuvres éminemment dissemblables mais au final assez complémentaires dans la gravité du regard : cet étrange film, drôle, glaçant et incontestablement bien plus riche qu’il n’y paraît, est à réévaluer d’urgence.

Antoine Royer

a serious man (2009)

A Serious Man, simplement, parle du plus grand drame de l’existence humain, celui de ne pas comprendre le sens de la vie. On pourrait partir de ce constat pour se demander si la vie a réellement un sens, mais ce serait justement répondre en partie à la question. Or ce qui fait la profondeur du drame consécutif à cette interrogation, c’est justement qu’il est impossible d’y répondre, et que le simple fait de se poser la question engendre une inconsolable frustration. A Serious Man est donc un film sur la frustration de celui qui s’interroge, et conséquemment, c’est un film frustrant – car mis à son tour face à cette interrogation, le spectateur n’y trouvera pas plus de réponse que le protagoniste principal… En complément à cette spirale infernale, les frères Coen sondent dans ce film la portée des actes et l’influence de l’individu sur son propre parcours : au début du film, Larry Gopnik est un homme anodin, professeur d’université du Minnesota des années 60, père de famille irréprochable… le protagoniste coenien de base, guère dissemblable d’un certain coiffeur de la Californie des années 40 que les frères Coen nous avaient décrit dans leur autre grand film existentialiste, The Barber. Mais c’est justement lorsqu’il commence à essayer de comprendre le pourquoi du comment qu’il déchaîne, presque malgré lui, une succession d’événements fâcheux et traumatisants – ou peut-être est-ce l’inverse…

Avec l’efficacité narrative qui caractérise leur cinéma depuis leurs débuts mais une maestria formelle d’autant plus admirable qu’elle reste constamment en sourdine, les frères Coen déroulent alors leur fable absurde, menant Larry de déconvenue en déconvenue et de rabbin en rabbin. Souvent drôle, à la limite parfois du fantastique dans la manière dont des événements indépendants semblent se répondre, A Serious Man est le premier film des cinéastes à traiter la religion juive comme un sujet principal (et non un décorum annexe), mais il le fait justement avec cette forme d’humour, aussi espiègle que grinçant, que la légende attribue aux membres du « peuple élu ». Surtout, dans A Serious Man, les frères Coen manient simultanément les arts délicats de la parabole et de la diversion ; en quelque sorte, on sent que le film raconte plus que ce qu’il semble raconter, mais il raconte surtout autre chose que ce qui paraît être son sujet : l’essentiel du film n’est jamais dans le jargon mystérieux qu’il utilise (et se focaliser sur une méconnaissance personnelle de la culture juive pour dénigrer le film serait une singulière erreur), mais dans la nature profonde des actes et des questionnements qu’il décrit. A Serious Man, ô combien stimulant soit-il, n’est donc surtout pas un film à « sur-interpréter » - et l’étrange séquence indépendante du film qui fait office de prologue en est le parfait exemple : ce que l’on en comprend compte finalement beaucoup moins que ce qu’on y ressent, que ce qu’elle évoque de la nature humaine. A l’image de cette femme polonaise convaincue qu’elle « sait » et du coup incapable de recevoir simplement ce qui lui est donné, A Serious Man invite finalement son spectateur à l’humilité, condition essentielle à un existentialisme serein. Ce n’est donc pas en cherchant à comprendre A Serious Man que votre vie prendra plus de sens ; mais en laissant les questions qu’il soulève s’immiscer en vous, en permettant à son étrange parfum de vous entêter durablement, et en acceptant la frustration qu’il peut engendrer comme une émotion constructive, il s’avèrera une expérience cinématographique de premier ordre.

Antoine Royer

true grit (2010)

Après l’assassinat de son père par un brigand, la jeune Mattie Ross, 14 ans, est bien déterminée à se venger. Elle sollicite ainsi l’aide de plusieurs marshalls, et finit par convaincre Rooster Cogburn, un vieux borgne alcoolique réputé pour sa férocité. Ensemble, ils prennent la route à travers le territoire indien pour retrouver le fuyard. Depuis leurs débuts, les frères Coen n’ont eu de cesse de revisiter les grands espaces de la mythologie cinématographique américaine, et s’ils avaient parfois effleuré les codes du genre, il était clair que le registre fondamental du western manquait à leur exploration. C’est désormais chose faite avec True Grit, film couronné d’un inattendu succès public aux États-Unis et présenté depuis sa sortie comme une réadaptation du roman homonyme de Charles Portis – quand bien même il peut également être vu comme un remake du film qu’en avait tiré Henry Hathaway en 1969 avec John Wayne, 100 dollars pour un shérif. Le roman, à la première personne, était narré par Mattie elle-même, jeune fille éduquée avec force principes et confrontée, dans sa droiture morale comme dans la linéarité de son objectif de vengeance, à la déliquescence morale et à l’effondrement du rêve suscité par le fantasme du Grand Ouest : dans True Grit, les icônes sont fatiguées, entre cet arsouille rabâchant son prestige révolu, ce Texas Ranger un peu dépassé ou ce bandit de grand chemin assez incapable. Surtout, les limites entre les hors-la-loi et les représentants de celle-ci se sont estompées, et chacun cherche surtout à défendre son maigre bout de gras.

C’est donc le regard d’une enfant sur un monde qui ne correspond pas à ses idéaux qu’offre True Grit, et en ce sens, ce périple à travers des terres inconnues prend progressivement des allures de conte initiatique, voire de fable fantastique : après avoir décroché un pendu d’un arbre trop haut, puis croisé un homme-ours, la jeune fille tombera dans un puits rappelant celui du personnage d'Alice de Lewis Carroll… Enfin, une chevauchée nocturne sous un ciel d’artifice achèvera son apprentissage, avant un épilogue sublime (où la jeune fille devenue femme enterrera définitivement ses dernières illusions légendaires) au son de Leaning on the Everlasting Arms, chant populaire classique, déjà utilisé de façon inoubliable par Charles Laughton dans La Nuit du chasseur (lequel, de façon sensiblement différente, confrontait déjà un univers adolescent à la dureté du monde réel). La référence n’est pas anodine, et entre cette nature de remake, ce jeu sur les codes visuels du western (notamment dans l’utilisation du format large) et les quelques références qui parsèment le film, True Grit ne s’offre pas uniquement comme un très plaisant film de divertissement, mais aussi comme une variation supplémentaire, au sein de leur filmographie déjà très riche, autour de l’imaginaire collectif étasunien, ses codes, ses figures, sa mythologie… En ce sens, le film ne transcende pas forcément les limites certaines imposées par cet exercice, et loin des accomplissements les plus magistraux des cinéastes (tant dans le drame existentialiste que dans la tragédie ironique), se rapprocherait davantage de O’Brother ou du Grand saut, films plutôt mineurs qui existaient déjà surtout à travers leur caractère référentiel. Plastiquement superbe, admirablement interprété et particulièrement bien écrit (le film est d’ailleurs plus un western de dialogues que d’action), True Grit, à défaut du chef-d’œuvre espéré, demeure une réussite de plus à l’actif de ces cinéastes passionnants que sont les frères Coen.

Antoine Royer

inside llewyn davis (2013)

Une manière (primordiale, à nos yeux) d’établir la cohérence filmographique des frères Coen serait de décrire les cinéastes comme de grands portraitistes de l’Amérique elle-même, envisagée tour à tour à travers le prisme de ses principales périodes de mutation (la Grande Dépression, la Prohibition, les sixties…), de ses lieux les plus emblématiques (le Texas, le Mississippi, la Californie…) ou des fondements de sa culture populaire. Sur ce dernier point, il faut évidemment accorder au cinéma le rôle qui lui revient, aussi bien en tant que cadre de l’action (25 ans après Barton Fink, Ave, César ! se situe à son tour dans le milieu des studios hollywoodiens) qu’en tant que point d’ancrage esthétique (le film noir, le western…), mais la musique populaire, elle aussi, occupe chez eux une importance centrale : que serait Miller’s Crossing sans ses ballades traditionnelles irlandaises ? The Big Lebowski serait-il le même sans les accents rock psychédélique de sa bande-son ? et pourrait-on surtout imaginer O’Brother sans le blues ou la Country ?

Tout ceci étant posé, il apparaît comme une évidence que la scène new-yorkaise – et en particulier celle de Greenwich Village – des années 60, d’où émergeront des figures artistiques mais aussi politiques aussi fondamentales que celle de Bob Dylan, avait tout pour leur plaire. Mais puisque les frères Coen ne font jamais dans l’hagiographique ou le bêtement descriptif, il leur fallait trouver un protagoniste central conforme à leur univers, à même de se poser l’entêtante question qui semble hanter – et souvent mener à l’échec – tous leurs personnages principaux : « comment rendre ma vie meilleure » ? De Barton Fink à Larry Gopnik, ou de Jerry Lundegaard à Ed Crane, ils se la posent presque tous, entreprenant soudainement de transgresser la désespérante immuabilité de leur existence pour en général empirer les choses. Ainsi, sur les ruines de la carrière aujourd’hui quasiment oubliée de Dave Van Ronk (un pourtant remarquable artiste folk, dont la pochette de l’album Inside Dave Van Ronk, enregistré en 1964, sert d’exact modèle à celle de Llewyn) naquit celle de Llewyn Davis – admirablement interprété, à tous titres, par Oscar Isaac – qui, selon une formule qu'on put lire à la sortie du film, « aurait pu être Dylan et puis finalement pas ».

Reprenant à la fois dans la structure narrative « en boucle » du film comme dans des récurrences esthétiques la figure géométrique du disque (ici particulièrement adaptée, mais qui hantait déjà de façon essentielle Le Grand saut ou The Barber), les frères Coen décrivent un personnage pris dans le cercle vicieux de ses mauvaises décisions, enfermé sur une trajectoire cyclique dont il semble incapable de s’extraire. Il y a ainsi, au retour de l’incroyable séquence de l’audition de Chicago (où Llewyn, pris dans les halos de la lumière de Bruno Delbonnel, atteint un état de grâce musical… tout à fait incompatible avec les attentes commerciales du producteur situé face à lui), une idée symbolique d’une évidence confondante : une bretelle d’autoroute lui propose, littéralement, de "prendre la tangente", de casser la logique du cercle pour celle de la droite, et ainsi donner une direction… pardon, un sens à sa vie…

Il est toutefois quelque chose qui différencie Llewyn de la plupart des autres protagonistes coeniens cités précédemment : le talent ; et on a parfois l’impression que les frères Coen ne lui pardonnent pas de ne pas en faire bon usage, d’où un contraste assez frappant entre la sévérité de leur traitement dans les séquences quotidiennes (en particulier dans sa relation aux autres où, systématiquement, il semble opter pour le mauvais choix) et la douceur quasi-surnaturelle qui l’accompagne lorsqu’il chante, nimbé de lumière. C’est que, derrière un prétexte a priori anecdotique (la scène folk des années 60, mouais…) et une approche infiniment plus sobre et modeste qu’à leur habitude, Inside Llewyn Davis s’inscrit dans la veine existentialiste, d’apparence mineure mais en réalité plus que fondamentale, de la filmographie des frères Coen : derrière le destin du chanteur, ils posent surtout (et sans espoir de réponse, probablement) la question, complexe mais essentielle, de ce qui fait que l’on réussit ou que l’on rate sa vie. La petite musique de Llewyn, quelque part, ressemble à la bande-son de nos vies à tous. Et sa petite tragédie, à bien des égards, est aussi la nôtre.

Antoine Royer

DANS LES SALLES

ave, césar !

DISTRIBUTEUR : universal pictures

DATE DE SORTIE : 17 fevrier 2016

La Page du distributeur

pour poursuivre

Le Top Coen de la rédac

Par Antoine Royer, Justin Kwedi, Olivier Bitoun, Ronny Chester - le 16 février 2016