Portraits

portrait de guy maddin à travers ses films

Né en 1956 à Winnipeg, Canada, Guy Maddin après des études de sciences éconimiques commence sa carrière professionnelle comme employé de banque. Il quitte ce travail pour signer un court métrage, The Dead Father en 1986. Depuis, il malaxe la matière filmique, proposant un cinéma gothique et expressionniste, surréaliste et expérimental, horrifique et romantique. Un cinéma marqué par la psychanalyse, l'omniprésence des fantasmes, la folie, le sexe et la mémoire. On évoque à son propos l'influence de Cocteau, Eisenstein, Bunuel, Lynch... Il y a de ça dans son cinéma, mais si une chose est sûre, c'est que son œuvre est à nulle autre pareille. Le cinéma de Maddin est un cinéma de l'outrance et l'on n'entre pas facilement dans son univers. Ses films au départ agacent, irritent, énervent. Mais ils distillent quelque chose d'étrange qui fait que l'on a envie d'y replonger. Et, au fur et à mesure, l'univers qu'il construit de film en film nous devient familier. On y trouve ses repères, on commence à en comprendre les lois et, en avançant dans sa filmographie, on est de plus en plus fasciné, emporté par l'imagination débordante de ce cinéaste à nul autre pareil. Alors que sort en salle son nouvel OFNI, La Chambre interdite, retour sur sa carrière à travers les onze longs métrages qu'il a réalisé en un peu moins de trente ans.

Tales from the Gimli Hospital (1988)

XIXème siècle, une colonie d'immigrés islandais au Canada. Einar, atteint par la peste, est cloué sur un lit d'hôpital. Il écoute Gunnar, son voisin de lit, qui émeut les infirmières avec une histoire d'amour perdu. Bientôt Einar ne supporte plus de devoir subir le ballet des infirmières qui entourent Gunnar d'attentions et vont jusqu'à se glisser dans son lit. Malgré tout, une connexion se fait entre les deux hommes : Gunnar se sent coupable d'avoir contaminé son amie, morte de la peste, tandis qu'Einar vit dans la culpabilité d'avoir commis un acte de nécrophilie. Or il se trouve qu'il s'agit d'une seule et même femme...

Pour son premier long métrage, Guy Maddin impose d'emblée son univers singulier en racontant l'histoire de deux hommes qui deviennent fous parce qu'ils aiment une même femme disparue et portent en eux un même souvenir traumatique qui lui est lié. Folie aussi car ils sont obnubilés par la réussite professionnelle de l'autre - ils ont le même métier qui consiste à sculpter des figures de poissons dans le bois. Folie et jalousie sont deux grands mouvements de l'âme qui parcourent l'œuvre de Guy Maddin et dans ce premier long métrage du cinéaste on les retrouve inextricablement liées, si bien qu'Einar et Gunnar finissent par former une entité unique mais toujours déchirée par ces pulsions. Chez Maddin, la réalité est toujours autre, contaminée par les rêves, la folie, les fantasmes. Dans son cinéma, le spectateur ne pose jamais les pieds sur le terrain stable du réel mais s'embourbe dans le marécage des souvenirs, des regrets, des pulsions et de la folie. Il nous faut oublier les règles qui régissent notre monde pour apprivoiser celles qui ont voix dans celui imaginaire et intérieur du cinéaste. Le Gimli Hospital est un lieu à l'écart du monde, entouré de neige, comme le seront la plupart des espaces mentaux de ses films à venir, cette image venant de son lien profond avec la ville de son enfance, Winnipeg, "la ville du froid éternel". C'est un monde bulle, comme l'est le cinéma de Maddin. Dans cet espace à l'écart des lois naturelles, à l'écart des lois du cinéma commercial, tout est possible, tout est vrai. Dans son hôpital, par exemple, on ne pratique pas d'anesthésie avant d'opérer : on distraie les patients avec des spectacles de marionnettes.

L'art cinématographique est pour Maddin un art de l'endormissement et ses films se suivent tous comme des rêves. Ce refus du réalisme se concrétise par une mise ne scène qui croit aux vertus du cinéma primitif et ce premier essai de long est très révélateur du mix à priori improbable opéré dans son œuvre entre le cinéma allemand des années 20, le surréalisme, le baroque, le gothique et la pop culture... bref, tout ce qui fait du cinéma un art de l'illusion et de l'artifice. Maddin est porté par la croyance dans l'art du conteur. Comme ces marionnettes qui suffisent pour préparer le patient pour son opération, Maddin croit vraiment au pouvoir des histoires qu'il raconte. Le côté primitif de sa mise en scène correspond ainsi à une croyance antédiluvienne dans la magie des contes et des mythes. Entre le prestidigitateur et l'hypnotiseur, Maddin travaille précisément ses images, son montage et fait un formidable usage de la bande sonore. Il aime les craquements, les distorsions, le souffle, la désynchronisation entre l'image (granuleuse et sale) et le son, valorisant tout ce qui a trait à des formes impures de cinéma. Les plans sont courts, brutalement interrompus, portés par un montage qui les fait se succéder frénétiquement, construction qui donne au film le sentiment d'une course folle menant à une implosion inévitable.

Tales From the Gimli Hospital est un film malade, sa matière (son corps) filmique étant comme contaminé par la folie de son sujet. C'est une œuvre d'une intensité et d'une force rare, difforme et dérangeante - mais à la beauté singulière - qui laisse une empreinte durable dans la mémoire du spectateur et qui annonçait à sa sortie la naissance d'un grand cinéaste

Archangel (1990)

Comme dans son précédent long métrage, Guy Maddin réalise ce nouveau film à la manière d'un artisan, s'occupant de tout les aspects de sa fabrication, son, prise de vue, éclairage, montage. Et une fois encore il s'en donne à cœur joie dans l'artificialité revendiquée, utilisant des décors grossiers en carton-pâte, jouant sur le côté emphatique des acteurs et sur une mise en scène outrancière et baroque. Archangel tient du conte de fées et l'imagerie du film s'abreuve à cette source. Maddin n'a de toute manière cure du réalisme. Pour lui le cinéma ne peut avoir une quelconque valeur réaliste et c'est pourquoi, entre autre, il aime tant le cinéma muet : pas de paroles, du noir et blanc, des cartons... quoi de plus artificiel ? Même la guerre, sujet de cinéma qui habituellement appelle un traitement réaliste, devient ici un jeu, une pièce de théâtre. Maddin part en effet de l'histoire de soldats canadiens envoyés sur le front russe pendant la Grande Guerre. Partis combattre les Allemands, ils se retrouvent à tirer sur les soldats russes devenus de dangereux bolchéviques. Et, alors même que l'armistice est déclarée, eux se retrouvent à continuer la guerre... image magnifiquement absurde de la folie de l'homme. C'est dans ce cadre délirant que Maddin imagine une intrigue tournant autour d'une histoire de gaz toxique qui a pour effet de détruire les souvenirs, Un jeune soldat, Boles, a perdu sa compagne, Iris, juste avant la guerre et l'effet du gaz la lui fait revoir sous les traits d'une jeune fille russe. Celle-ci, également atteinte par le même syndrome, se met à jouer le rôle de cette Iris revenue du monde des morts par la puissance de l'imaginaire et du souvenir.

Maddin met souvent en scène des personnages qui ressentent profondément le besoin d'aimer mais qui ne savent plus trop qui doit être l'objet de leur cœur. De film en film, il ne cesse de parler de relations impossibles, qu'elles soient amoureuses ou familiales. Tout est toujours faussé, perturbé et sa mise en scène heurtée, épileptique, sale et hétérogène épouse les troubles (senti)mentaux de ses personnages. Le film est émaillé d'idées magnifiques, idées qui reviendront d'ailleurs hanter ses œuvres ultérieures, tel ce navire prisonnier des glaces (dans Winnipeg mon amour ce seront des chevaux) ou cette histoire tournant autour d'une jambe artificielle (Isabella Rosselini, cul de jatte dans The Saddest Music in the World, conserve deux de ces jambes dans un bocal de bière). Des images récurrentes qui viennent du monde de son enfance, un monde qu'il choie, entretient, conserve à l'abri de la réalité. L'étrange douceur de ces images-souvenirs (aussi belles que vénéneuses) sont des étoiles scintillantes dans un monde de bruit et de chaos. Le film, fait de fragments, de morceaux épars, est à l'image d'une bombe qui explose. Les images, les sons nous sautent à la gueule comme les éclats d'une explosion. Le récit est en lambeaux et ses morceaux dispersés volent au quatre coins d'un récit chaotique. Le spectateur est assailli, attaqué de toute part et il doit faire son propre chemin dans ce film en miettes, comme sont en miettes le cerveau détruit des protagonistes de cette histoire tragique, sombre et poétique. Une expérience de cinéma puissante, immersive et éprouvante.

Careful (1992)

La ville de Tolzbad, nichée dans les hautes montagnes, vit dans la peur d'une avalanche. C'est pourquoi elle a dû se transformer en un monde sans bruit. Mais, sous le silence et les gestes mesurés, les pulsions flambent et les drames embrasent les vies de ses habitants isolés du monde...

Careful est le premier des films de Guy Maddin a avoir été distribué en France. De fait, le film est plus simple, accessible que ses deux premières réalisations. Il est aussi plus drôle, plus grinçant, même si l'humour loufoque et dérangeant de Maddin était déjà bien présent dans ses deux premiers films. Il faut voir l'héroïne, Klara, raconter en baillant comment son père la violait pour mesurer la gêne que peut ressentir le spectateur face à ce comique si singulier. Les pulsions les plus extrêmes (l'inceste est largement évoqué) sont ici des sujets de plaisanterie : ceux qui s'y adonnent sont accablés par la culpabilité, tandis que ceux qui s'y refusent vivent dans la souffrance. Problème insoluble pour les personnages qui donne l'occasion à Maddin de s'amuser avec des théories psychanalytiques qu'il manie avec ironie et se plaît à détourner. Le film se glisse dans la tradition du film de montagne allemand - dont Reni Riefenstahl demeure la représentante la plus connue - un genre qui repose à la fois sur le symbolisme et les allusions aux tragédies antiques et aux mythes grecs. Soit deux éléments constitutifs des films de Guy Maddin, ce qui fait de Careful une œuvre emblématique de son cinéma, pour ne pas dire une profession de foi.Mais le cinéaste - toujours joueur - prend le contrepied de ce cinéma emphatique et rigide en inventant une figure matriarcale effrayante, terrible professeur d'une école de majordomes qui créé des escouades d'êtres frustrés. Les puritains du film sont tous des créatures torturées et malades qui assouvissent leurs pulsions les plus morbides dans le secret de la ville.

L'une des belles idées de Maddin est de donner une explication, qu'il inscrit dans le récit, à son choix de tourner un film dans la tradition du cinéma muet. Si le film est muet, c'est que le bruit risque à tout moment de créer une avalanche qui emporterait la ville et ses habitants. Les personnages se taisent donc et vont même jusqu'à arracher les cordes vocales de leurs animaux. Leurs visages sont aussi expressifs que les acteurs du muet car c'est devenu au fil du temps leur manière de communiquer. Une idée qui est aussi une belle parabole sur le cinéma selon Maddin, le parlant ayant entraîné la fin d'un art qui, avec son irruption, se met à se penser réaliste. Maddin croit encore dans la perpétuation du cinéma comme art de l'illusion et du faux. Le film est ainsi plus outrancier, voire kitsch, que ses deux précédents longs métrages. Il est aussi plus grossier dans sa manière de renouer avec la forme primitive du cinéma : intertitres, filtres colorés, silence des personnages... Maddin appuie par tous les moyens sa référence au cinéma muet, déjà présente dans ses premiers essais mais maniée alors avec plus d'originalité et de subtilité. Si en jouant avec la mémoire du spectateur et ses plaisirs cinéphiles (l'expressionnisme allemand, le gothique), Maddin offre au spectateur des repères plus évidents auxquels se raccrocher, il perd au passage une partie de la force poétique brute de Tales From the Gimli Hospital et d'Archangel. Mais quoi de plus normal que d'essayer d'élargir son cinéma tout en étant fidèle à ses principes et sa vision ? Careful est à ce titre une de ses oeuvres les moins hermétiques et qui se révèle donc assez idéale pour pénétrer en douceur (enfin tout est relatif !) dans son univers.

Twilight of the Ice Nymphs (1997)

Si Maddin écrit toujours un scénario de ses films, il aime l'oublier au moment du tournage pour le retrouver seulement à l'étape du montage. Sur ce film, il suit à la lettre le plan de tournage, le scénario et cette expérience reste un mauvais souvenir pour lui. Il se désintéresse au cours du tournage d'un film qui, dans sa facture et dans sa conception, est selon lui trop proche du cinéma commercial traditionnel. Produit par la société Alliance avec un budget confortable (dans l'économie de Maddin), ce projet s'accorde mal au plaisir que prend habituellement le cinéaste à bricoler ses œuvres. Même la présence d'une (mini) « star » (Shelley Duvall) semble mettre mal à l'aise le cinéaste. L'échec du film tient plus à sa production et à l'inconfort de Maddin, qu'à une histoire qui prend naturellement place dans sa filmographie.

Le film se déroule, comme d'habitude, à Winnipeg, mais utilise cette fois un vaste décor (Le Vulcan Iron Works Building) qui devient la ville Mandragore, cité sise au cœur d'une forêt luxuriante. Quant au récit, il narre le retour dans sa ville natale d'un homme qui en a longtemps été écarté, soit là encore une constante de l'œuvre de Maddin chez qui, lorsque l'on n'est pas tenu à l'écart de sa ville (comme dans Des trous dans la tête) on en est prisonnier (Winnipeg mon amour). Maddin s'inspire des tragédies classiques et des mythes grecs pour élaborer un récit qui lie sorcellerie, amours contrariées et passions inavouées. On retrouve ainsi pèle mêle les multiples obsessions du cinéaste : l'inceste, la jalousie, la folie, le père inquiétant, la mère possessive. Un effet un peu catalogue qui fait que le film devient trop programmatique, même si Maddin sait encore nous surprendre par des idées de mise en scène brillantes, par les comportements étonnants de ses personnages ou par la mise en place de situations incongrues.

Le cinéma de Maddin tient toujours sur un équilibre précaire entre une artificialité revendiquée et l'immersion du spectateur. Le cinéaste nous laisse toujours sentir que le décor est là mais il mise sur sa capacité de conteur pour nous offrir un voyage envoûtant et immersif dans son monde perdu. Il s'en faut toujours de peu pour que l'alchimie ne prenne pas et que l'on reste extérieur au film. C'est ce qui arrive dans ce Twilight of the Ice Nymphs, film qui aurait du être hypnotique et qui n'est qu'épuisant à force de tours de prestidigitation. Maddin lui-même pense alors que c'est son dernier film. Il va tourner pendant cinq ans uniquement des courts métrages, avant de se relancer dans l'aventure d'un long. Mais comme il s'agit d'une commande, il faudra encore quelques films, quelque expériences, pour qu'au bout de dix ans il nous revienne avec une oeuvre digne de son talent.

Dracula : pages tirées du journal d'une vierge (Dracula: Pages from a Virgin's Diary, 2002)

Maddin s'est toujours intéressé aux mythes et celui de Dracula ne pouvait qu'un jour être l'objet d'un de ses films, son cinéma étant nourri par toutes ces images de vampires imaginées par Dreyer, Browning ou Murnau, Il adapte ici un ballet de Mark Godden qu'il devait au départ capter en direct, alors même que c'est un art dont il ne connaît, selon ses propres dires, rien. Après l'échec de Twilight the Ice Nymphs, film maudit qui lui a laissé un goût amer, Maddin retrouve un nouveau souffle dans sa mise en scène en tournant son film en Super-8, comme une réponse à la lourdeur de production de son précédent long métrage. S'il a toujours aimé le bricolage et l'improvisation, c'est la première fois que dans un long métrage il s'affranchit à ce point des contraintes techniques. Maddin réalise ses films de manière très libre, laissant beaucoup de place à l'improvisation, non seulement dans le jeu des acteurs mais également dans une mise en scène qui s'invente en direct. Ici il remise le pied de caméra et se met à courir le long du plateau où les acteurs sont en train de jouer pour capter des images, des bribes, de éléments du décors, des parcelles de corps. Les éclairages sont ainsi portés à bout de bras et les techniciens doivent suivre le cinéaste avec leur matériel dans sa course sur le plateau, l'effet d'une lumière arrivant un tout petit en retard sur le visage d'un acteur étant par ailleurs une très belle idée de cinéma. Cette vivacité de la caméra nuit par ailleurs au projet initial du film, les mouvements abrupts de la caméra et le sur-découpage (le film compterait deux mille plans pour à peine une heure et quart !) se confrontant violemment à la compréhension de la chorégraphie en elle même. Ceci étant, le ballet se révélant rapidement lassant, on sait gré à Maddin de le bousculer par sa mise en scène afin de lui conférer une vitalité qui lui manque cruellement...

Maddin repose essentiellement son film sur la musique de Mahler, laissant sa caméra être emportée par elle. On sent qu'il se désintéresse du ballet et qu'il essaye à peine de nous le restituer, sa mise en scène ne s'accordant absolument pas à la captation d'un tel spectacle, ce qui est d'ailleurs peut-être pour lui une manière de répondre à ce qui est une commande de la télévision canadienne. Si le ballet ne l'intéresse finalement que peu, toute sa attention se porte sur le travail de l'image. Le Super-8 est gonflé, le grain envahit l'écran, Maddin tamise les couleurs pour obtenir une « symphonie de gris », palette sur laquelle il ajoute des éclats de couleur. Le bricolage associé à des techniques modernes (la palette numérique) enrichit son art visuel de nouvelles gammes. Ce travail sur l'image est la grande réussite du film, Maddin renouant avec la force primitive des visions de ses premiers longs. Mais son Dracula n'est pas seulement une expérience esthétique. D'un côté, le traitement de l'image, l'utilisation des décors et de « trucs » du temps du muet, la musique de Mahler renvoient à l'imagerie du mythe du Vampire. De l'autre, le ballet moderne et l'irruption de techniques nouvelles viennent le réactualiser. Passé, présent :  c'est comme si Dracula traversait les modes, les arts, les techniques et restait toujours intact, insensible au temps qui passe. Malheureusement le déroulement de l'intrigue, forcément très attendu, emprisonne le film et Maddin a besoin d'une grande liberté narrative pour donner le meilleur de son art. Ici, la liberté de la forme ne parvient pas à l'affranchir du carcan d'un texte archi connu, ce qui fait de ce Dracula une réussite en demi teinte, passionnant exercice formel au service d'un des grands mythes cinématographique mais film prisonnier par son double statut d'adaptation et de commande.

Et les lâches s'agenouillent (Cowards Bend the Knee or the Blue Hands, 2003)

Guy Maddin (Darcy Feh, acteur originaire de Winnipeg comme Maddin et qui fait sa première apparition dans l'univers du cinéaste) joue dans les Maroons, l'équipe de hockey de Winnipeg, Dans sa vie privée, il est submergé par des forces qui l'attirent irrépressiblement vers l'obscurité et la déviance. Il rencontre Meta, une jeune fille dont il tombe éperdument amoureux, découvrant pour la première fois ce sentiment. Elle l'entraîne dans un sombre histoire de vengeance : sa mère a tué son père et elle convainc Guy de se laisser greffer les mains du défunt afin que celui-ci puisse assouvir sa vengeance d'outre-tombe...

Le plus grand danger qui pouvait guetter le cinéma de Maddin était que ce dernier se transforme en poseur. Objet d'un culte cinéphile, porté aux nues par Scorsese ou Cronenberg, souvent comparé à Lynch, décrit comme le descendant de Murnau, Bunuel ou Gance... on comprend qu'il était difficile pour lui de résister aux sirènes d'une certaine intelligentsia culturelle qui bâtit des cultes aux artistes aussi facilement qu'elle en voue d'autres aux gémonies. Le formalisme de son œuvre et son univers si facilement identifiable font de Maddin une cible parfaite pour les thuriféraires de l'art moderne, et ce moyen métrage (complété au cinéma par deux courts de l'auteur) est une véritable offrande qui leur est faite. Maddin part d'une installation plastique réalisée pour une galerie et ce projet devient un véritable piège dans lequel il s'enfonce malgré lui. On sent que le cinéaste n'est pas du tout à l'aise avec ce matériau et se fourvoie. L'idée même que le film devait être projeté de telle manière que les spectateurs aient à se mettre à genoux pour le regarder à travers le trou d'une serrure en dit long sur un certain mépris. Or Maddin se soucie habituellement toujours du spectateur qui est l'invité de son monde imaginaire.

On comprend mais on peine à excuser que cet artiste par ailleurs soucieux de ceux auxquels il adresse ses films (certes dérangeants, troublants, déplaisants... mais qu'importe) ait pu se laisser aller à réaliser un film aussi poseur. Maddin part d'une relation qu'il a vécu pour parler du désir et du voyeurisme mais le principe de l'installation, qui est censé traduire cette question du voyeurisme, n'est en rien original tout comme le fait de traiter la question du spectateur/voyeur au cinéma, véritable tarte à la crème cinéphile. Le procédé formel utilisé par Maddin reprend celui de son Dracula, mais tout vire au systématisme. De cette histoire très personnelle (le père de Maddin était le manager de l'équipe nationale de Hockey canadienne, et l'on retrouve ici le salon de coiffure de sa mère), Guy Maddin tire une œuvre en toc sur le désir, se contentant de lister obsessions et fantasmes et de nous proposer au final un film-catalogue sans vie et dénué - un comble - de toute chair. On retiendra juste le nom de son héroïne Meta qui témoigne d'une certaine auto-dérision de la part du cinéaste et qui semble montrer qu'il n'est pas dupe de l'aspect ostensiblement racoleur de son film.

The Saddest Music in the World (2003)

Winnipeg, Canada, pendant la Grande Dépression. Lady Port-Huntly (Isabella Rossellini) dirige une imposante fabrique de bière. Elle décide d'organiser un grand concours dont le gagnant sera celui qui jouera la musique la plus triste du monde. Les concurrents affluent du monde entier dans l'espoir d'empocher les 25 000 dollars de récompense. C'est dans ce contexte qu'un père et ses deux fils se retrouvent après de longues années de séparation. Les drames remontent à la surface tandis que les complaintes des musiciens plongent la ville dans la mélancolie.

Maddin trouve chez Kazuo Ishiguro (l’auteur des Vestiges du jour) un sujet lui permettant de parler de l'auto-apitoiement, de la folie de la compétition qui gangrène toutes les cultures, de l'utilisation de l'art à des fins mercantiles (Lady Port-Huntly a pour ambition de vendre un maximum de bière avant que la fin de la prohibition ne soit déclarée), soit quelques sujet qui depuis le début de son œuvre lui trottent dans la tête. Dans l’univers de Maddin, les drames doivent être pris à la légère, et dans sa conception du métier de cinéaste le commerce nuit toujours à l’art. Maddin bénéficie ici d'un budget confortable et du concours de deux actrices célèbres, Isabella Rossellini et Maria de Medeiros. Il tourne une fois encore son film en noir et blanc mais au lieu de se référer comme à son habitude à l'esthétique du cinéma muet, il s'amuse cette fois ci avec l’imagerie du cinéma hollywoodien des années 40 (Isabella Rossellini joue d'ailleurs de manière flagrante avec l'image de sa mère). Winnipeg devient ici un nouvel Hollywood, un rêve pour Maddin qui a toujours fait de sa ville le centre de son univers, donc le centre du monde. La Terre entière semble converger vers cette ville perdue pour participer à un concours farfelu comme seuls les habitants de Winnipeg peuvent en inventer.

Concours farfelu sur le papier qui se traduit par un tournage délirant. Maddin invite une multitude de groupes d'horizons divers en leur demandant d'apporter deux morceaux et un costume. Fraîchement débarqués, parfois de destinations lointaines, ils sont immédiatement lancés dans le tournage du film. Sur le plateau, il fait moins quarante, les acteurs sont gelés, les instruments font des bruits bizarres. On sent dans le film l’ahurissement des acteurs et des musiciens, on lit sur leurs corps la morsure du froid. Avec ce film plus classique (toutes proportions gardées), Maddin fait un grand pas vers son public, lui qui sur ses dernières réalisations s’en éloignait pour se couler dans le moule imposé par une certaine frange de la critique. Cette démarche trouvera son plein accomplissement dans ses deux films suivants qui marient parfaitement implication du spectateur et proposition d’un univers visuel et thématique hors norme. Pour l'heure, ce film demeure dans un entre-deux un peu inconfortable : trop étrange et décalé pour un spectateur qui découvrirait son œuvre, trop sage et attendu pour ceux qui le suivent depuis ses débuts. The Saddest Music in the World reste tout de même un film appréciable, bourré d’idées marquantes et porté par un humour décalé qui fait souvent mouche.

Des trous dans la tête ! (Brand Upon the Brain !, 2006)

Guy Maddin (Erik Steffen Maahs) revient sur l'île de son enfance, un lieu hors du monde qu'il a quitté il y a trente ans. Il a l'intention de repeindre le phare qui accueillait un orphelinat et où lui et sa famille vivaient. Alors qu’il s’emploie à la tâche, les souvenirs remontent à la surface : sa mère possessive et autoritaire, son savant fou de père qui s'isole pour mener des expériences secrètes, sa sœur au comportement étrange...

Avec ce film, Maddin se frotte encore plus directement qu’il n’a coutume à la forme autobiographique. Paradoxalement, il délaisse pour la première le fois le tournage en studio et pose sa caméra dans des décors naturels, se frottant à un réel qu'il a jusqu'ici consciencieusement évacué par l'artifice revendiqué de son cinéma. Surtout, il quitte sa ville natale de Winnipeg (où il a tourné tous ses films) et s'en va tourner du côté de Seattle. Le film est produit par The Film Company, un studio hors norme à but non lucratif qui soutient les expériences filmiques les plus folles. Il trouve à Seattle une plage qui ressemble trait pour trait à celle de Gimli, l'endroit où se trouvait la maison de vacance familiale et où Maddin a passé de longs moments de son enfance. Maddin, en échappant à Winnipeg et à ses habitudes de tournage, se renouvelle et laisse à nouveau s 'exprimer un talent qui s'était depuis plusieurs films sclérosé dans un formalisme étouffant, la monomanie et une sorte de fétichisme cinématographique. Pour être plus juste, il faut rappeler que les films de Maddin ne s'apprivoisent pas facilement et il faut en voir plusieurs pour commencer à pénétrer son univers. Alors, si Des trous dans la tête et Winnipeg mon amour sont aux yeux de l'auteur de ces lignes deux films passionnants (voir fabuleux pour le second), alors même que jusqu'ici il trouvait ses œuvres aussi fascinantes que parfois irritantes, peut-être n'est-ce finalement pas tant dû à leurs qualités propres qu’au fait que l'univers de Maddin demande à devenir familier pour qu'advienne ce plaisir d’y retourner de manière régulière. Mais il semble tout de même que son cinéma ait gagné en simplicité, en linéarité, et que Maddin cherche vraiment maintenant à se connecter au spectateur. Peut-être y parvient-il aussi, car il s'est débarrassé au fur et à mesure de ses réalisations d'une multitudes d'images et d'idées qui l'assaillaient et qui occultaient parfois sa capacité à raccorder le spectateur à son univers. Sans renier l’originalité de son style, son goût pour les expériences filmiques, ses obsessions thématiques, Maddin parvient à atteindre un équilibre entre ses ambitions d’artiste et l’implication du spectateur.

Le film est construit, à la manière d'un serial, en douze épisodes et prend l'allure d'une enquête policière pleine de rebondissements et de mystères. Construction théorique mais qui jouit de la liberté de fabrication du film. Celui-ci est tourné sans grande préparation, à partir d'un brin de scénario. Une méthode inhabituelle pour le cinéaste qui lui permet d’ouvrir son film et de donner un courant d'air frais à son cinéma. Maddin part de ses souvenirs d’un événement familial : sa sœur a pour la première fois un petit ami, ce qui provoque la fureur de sa mère dont les cris se trouvent décuplés lorsqu'elle découvre qu’il s’agit en fait d’une fille. Maddin tourne en fonction de la remontée de ce souvenir et non à partir de son scénario squelettique. Il y a toujours chez Maddin cette idée que le présent n’est qu’une réponse au passé, qu'il n'existe qu'à travers lui. Les actions présentes sont conditionnées par la mémoire, par les souvenirs, et finalement la vie n’est qu’une série de répétitions. C’est ainsi que dans le récit les évènements se produisent toujours deux fois. Il faut noter que le film est conçu pour être proposé d’abord en version scénique, avec orchestre, lecteur et bruiteurs œuvrant en direct. Le film a ainsi été monté avec Isabella Rossellini (narratrice du film), Géraldine Chaplin, Lou Reed et Eli Wallach ! Mais la version distribuée au cinéma ne souffre pas de cette origine, tant la puissance du montage, l'inventivité constante de la mise en scène, l'humour et la folie emportent le film.

On retrouve ici le Guy Maddin d'avant Twilight the Ice Nymphs, le cinéaste bricoleur, passionné, iconoclaste et facétieux qui s'était perdu dans des projets plus « propres » et convenus, ou plutôt plus conformes aux attentes des cercles culturels tournant autour des arts modernes, prenant la pose de l'auteur avec un grand A pour des critiques épatés par sa singularité et son audace. Or Maddin est d'évidence plus à l'aise lorsqu'il manie des formes impures (ici le serial, le Grand Guignol ou les romans d'aventures à la Club des cinq ou Tintin) et qu’il ne pense qu'à se livrer à son univers intérieur. Sa mise en scène recoupe merveilleusement ses dernières expériences filmiques (la caméra portée, le fait de filmer à l'arrachée en fonction des stimuli sur le plateau, l'éclairagiste qui court derrière lui) et la stylisation des débuts (grain de la pellicule, fermetures à l'iris, utilisation de vaseline, cartons...), opérant brillamment la fusion des différentes expérimentations menées en vingt ans de mise en scène. Surtout, en abandonnant la pose, Maddin retrouve cette poésie qui manquait cruellement à ses derniers films.

Winnipeg mon amour (My Winnipeg, 2007)

Winnipeg est la ville natale et le cœur du cinéma de Guy Maddin. Profitant d'une commande documentaire d'une chaîne de télé canadienne, le cinéaste propose avec Winnipeg mon amour un chant d’amour lyrique aux beautés de cette ville si peu ordinaire. Le cinéaste s’imagine à bord d’un train, essayant une nouvelle fois de quitter Winnipeg. Pendant le trajet qui doit le conduire hors des frontières de la cité, il égrène ses souvenirs d'enfance et passe en revue les particularités et les histoires secrètes de la ville : ses habitants somnambules qui errent la nuit dans ses rues ; le lac gelé qui a un jour rompu sous le poids de chevaux et qui, formant maintenant avec eux une étrange concrétion, est devenu une attraction où les amoureux viennent échanger leurs premiers baisers ; l'embranchement de deux rivières souterraines et qui, prenant la forme d’un sexe féminin, font de la ville un nœud occulte… Sans oublier la chasse au trésor annuelle organisée depuis 1988 par Cornelius Van Horne (pionnier du chemin de fer), dont le gagnant emporte un aller simple hors de Winnipeg, le bienfaiteur de la ville étant persuadé que les participants, après avoir arpenté la ville de long en large, sortiront si ébahis par ses infinies beautés que jamais aucun d’entre eux n’utilisera le billet gagnant. Maddin pense quant à lui avoir enfin trouvé la force de quitter le giron de sa ville maternelle...

Winnipeg mon amour est l’œuvre la plus maîtrisée du cinéaste, sans que ce dernier n'ait rien abdiqué de son imaginaire foisonnant. Il continue à travailler sur son obsession de l'enfance et de la figure maternelle et la ville qu'il nous propose d’arpenter est faite de ses souvenirs, de ses fantasmes, de ses rêves et des infinies dérives de son imagination. C'est une ville maternelle, maternante, une ville qu'il aime et qui l'étouffe, un ville dont il doit s'affranchir pour enfin se mettre à vivre. Il faut huit heures de voiture depuis Winnipeg pour atteindre la ville la plus proche, la symbolique du film dérivant finalement assez naturellement de cette réalité géographique au fait que les habitants de la ville se sont au fil des décennies inventés un monde bien à eux. Winnipeg est un récit fascinant sur la possession : par un lieu, par une mère, la famille, le passé, les fantasmes. Le film mêle inextricablement fiction et documentaire. Ou plutôt, chaque élément documentaire utilisé par Maddin devient un élément fictionnel. Pour le cinéaste, il n'y a pas d'autre réalité qui vaille que celle issue de l'imagination et ce qu’il souhaite c’est inventer une mythologie pour Winnipeg et la rendre vraie par le simple fait de la raconter. Maddin construit son film à partir de reconstitutions de faits (imaginaires ou non) et d'images d'archives, il utilise des transparences, de l'animation de silhouettes (toujours sa grande passion pour le temps du muet) ou des photos... une hybridation qui conserve toute sa cohérence dans le projet de l'œuvre : Winnipeg est aux yeux de Maddin une ville-cinéma, le cinéma étant pour lui le monde. C’est ce que montre la présence d'Ann Savage (l’interprète de Detour d'Edgar G. Ulmer), actrice d'une série policière qui est aussi la mère du cinéaste dans le film.

My Winnipeg est aussi un film très drôle, jouant admirablement sur le loufoque et l'incongru. Les films de Maddin sont toujours plein d'humour, même si souvent celui-ci est étouffé par la lourdeur des dispositifs mis en place par le cinéaste. Ici, le fait que ce soit une commande documentaire empêche Maddin, comme il le prévoit au départ, de suivre un scénario et il construit son film au fur et à mesure des idées qui surgissent, un souffle de liberté et de légèreté s'emparant ainsi de l'œuvre. La production lui laisse une grande latitude de travail et il peut, alors qu'il a tourné la quasi totalité de son film en HD, décider soudainement de projeter certaines des images ainsi filmées sur la porte de son frigo pour les réenregistrer, histoire de retrouver ce souffle et ce grain qu’il aime tant. Il filme également avec une mini DV, une caméra 16mm et même son téléphone portable (les scènes dans le train). Le travail sur la bande sonore, d'une incroyable précision, donne sa pulsation au film. La voix off, puissante et envoûtante, se mêle à ce maelström sonore et le tout, nourri aux différents régimes d’images et aux expérimentations de Maddin, atteint une force hypnotique assez rare au cinéma. Une œuvre fascinante, envoûtante, d’une richesse formelle proprement sidérante qui est aussi une porte d’entrée parfaite pour pénétrer dans l’univers si particulier de Guy Maddin.

Ulysse, souviens-toi ! (Keyhole, 2011)

Après avoir travaillé sur les figures du cinéma primitif, expressionniste, gothique ou fantastique, Maddin change d'univers et s'attaque au film de gangsters. Il fait ronronner les chargeurs camemberts des mitrailleuses Thompson et fait voler les Stetsons sous les impacts de balle. Mais après avoir posé le décorum – noir et blanc granuleux, jeu sur les ombres, accessoires, trognes et costumes tout droit sortis d'un film des années 30 – Maddin arrache ses personnages à cet univers de film noir pour les plonger dans le sien. La bande menée par Ulysse Pick en trouvant refuge dans une battisse isolée quitte en effet le territoire du film de gangster pour se retrouver dans celui du film de maison hanté. Transportés d'un genre à un autre, ils perdent leurs repères (les codes rassurants car bien identifiables du film noir) et on partage leur angoisse de se retrouver ainsi confrontés à un nouvel univers dont ils ne connaissent ni les codes, ni les règles, Maddin trouvant ainsi une manière originale de réenchanter le genre archi codé et visité du cinéma fantastique. Après un début presque classique, il reprend les rênes du récit en enfermant ses personnages dans un nouvel espace mental dont lui seul semble posséder les clefs. Lui et son héros, Ulysse, dont c'est le monde intérieur, la psyché que nous visitons. Cette demeure est en effet son chez lui quitté il y a longtemps déjà et où devraient l'attendre ses proches. Mais le foyer qu'il retrouve est seulement peuplé des visions fantomatiques issues de son passé, de ses souvenirs et de ses fantasmes. Ulysse, qui a tout oublié, visite cette maison pour découvrir ses traumas, ses obsessions, son histoire, chaque pièce qu'il visite s'avérant être une pièce du puzzle. Un puzzle qu'il doit compléter pour retrouver sa personnalité qui a volé en éclats. Il plonge à chaque fois un œil à travers le trou de la serrure (les Keyhole du titre original), voyeur, spectateur de lui-même avant de devenir force agissante. Le film est une sorte de jeu psychanalytique grandeur nature, le spectateur découvrant en même temps qu'Ulysse un nouvel indice à chaque pièce / scène visitée, cherchant avec lui à percer le secret de ce labyrinthe mental.

Maddin se confronte directement avec ce film à la figure du père. Il avait 21 ans lorsque le sien est mort et il raconte que pendant trente ans il a dialogué dans ses rêves avec une image de son père, inventant un dialogue intime avec un double imaginaire qui aurait quitté le foyer pour ne plus jamais revenir. Il évoque cette absence / présence du père dès son premier court métrage, The Dead Father, et ne cesse depuis d'y revenir, jusqu'à en faire ici le secret de son film en imaginant le retour d'un père après une longue errance dans les limbes. Ulysse a achevé son voyage mais il ne reconnaît pas son fils, Manners, ligoté pendant tout le début du film. Où se cache Maddin, où se cache son père ? Dans Ulysse et Manners, les deux se confondant, le premier passant au final le relais au second, renversant notre perception du film et de l'odyssée intérieure qu'il raconte. Ulysse qui oublie l'existence de son fils, c'est en effet aussi Maddin qui oublie peu à peu l'image de son père, qui le laisse enfin gagner les limbes. Les images du passé qui ressurgissent par bribes et les fantômes qui incarnent les errements, les erreurs, les regrets du personnage nous invitent à plonger dans le propre imaginaire du cinéaste, dans son histoire personnelle, dans les souvenirs des êtres qui ne sont plus là et lui manquent, dans la douloureux apaisement du temps qui passe et efface.

C'est peut-être car Maddin creuse ses émotions et se confronte directement à son deuil du père que Keyhole se révèle être son film le plus sombre et le moins exubérant. On plonge avec Ulysse comme guide et passeur dans l'intériorité du cinéaste, Keyhole formant une sorte de diptyque intime avec Winnipeg mon amour. Se mêlent ainsi images troublantes et sensuelles, accès d'angoisse et scènes d'apaisement, douleur et douceur. Le tempo, l'image, les ambiances visuelles et sonores confèrent au film une sensation de fièvre, comme si l'on plongeait dans l'esprit grâce à l'échauffement du corps, propice aux rêves éveillés, à l'altération de la conscience qui mène à ce qui est habituellement enfoui. Keyhole se révèle ainsi un film clé dans la carrière du cinéaste, une œuvre complexe que l'on se plaît à creuser pour percer le mystère Maddin.

la chambre interdite (The Forbidden Room, 2015)

La Chambre secrète est construit comme une poupée russe. Une histoire qui ouvre sur une nouvelle histoire, qui ouvre etc... les récits (dix-sept au total) ne cessent de s'imbriquer, la narration faisant parfois des retours en arrière, remontant le fil des intrigues entremêlées. On prend un immense plaisir à se perdre dans ce labyrinthe d'histoires dont on lâche très vite le fil d'Ariane pour se laisser simplement porter par le plaisir de la découverte. Car ici rien n'est prévisible, rien n'annonce ce qui va arriver. On a le sentiment d'être à la source des histoires, qu'elles jaillissent sans avoir encore de forme définitive, juste des ébauches, des films enfants qui doivent encore grandir et qui dansent ensemble dans une grande farandole folle et insouciante. Maddin part en fait d'idées de films et de personnages qui ont germé dans les esprits d'Hitchcock, Von Stroheim, Lubitsch, Murnau, Ford, Borzage ou Ozu. Des films qui ont pu aussi un jour exister mais qui sont aujourd'hui perdus. Et Maddin de rêver ces histoires à partir d'un bout de scénario retrouvé, d'un morceau de dialogue, d'une critique, d'une image de plateau ou d'un simple photogramme.

C'est au départ une sorte d'installation, le tournage de ce qui va donner The Forbidden Room s'effectuant en direct pendant six semaines au Centre George Pompidou puis au Centre Phi de Montréal. Maddin, dans un décor de cabinet d'occultiste, convoquait grâce à un medium l'esprit de ces films perdus en présence de ses acteurs (Mathieu Amalric, Ariane Labed, Charlotte Rampling, Geraldine Chaplin, André Wilms, Maria de Medeiros, Jacques Nolot, Slimane Dazi, Jean-François Stévenin, Clara Furey, Louis Negin, Adèle Haenel, Amira Casar, Udo Kier... n'en jetez plus!s) qui se laissaient alors posséder par eux et pouvaient ainsi les rejouer. Ce tournage en direct - intitulé Séance - a conduit à la réalisation d'une série de cent courts métrages et c'est d'une sélection d'une partie de ce corpus qu'est né ce film (ainsi qu'un site internet interactif) co-réalisé avec Evan Johnson, un ancien étudiant de Maddin devenu un proche ami. D'où cette forme que prend le film d'une suite ininterrompue de saynètes reposant sur une vague et délirante épine dorsale écrite par le poète John Ashbery (How To Take a Bath) qui parodie les spots éducatifs américains des années 50. On passe ainsi d'un genre à un autre au détour d'un plan : film de sous-marin et d'exploration exotique, musical et thriller, conte de fée et serial. Des images familières apparaissent ci et là dans ce maelstrom, réminiscences de films vus ou plan signature d'un cinéaste connu, bouées auxquelles on raccroche dans cette tempête visuelle. Avec Ulysse, souviens-toi, Maddin a commencé à tourner en numérique. S'il dit trouver dans ce nouveau format la même légèreté qu'avec le Super 8 qu'il a si souvent utilisé, on l'imagine mal à l'aise avec cette technologie impalpable, lui qui aime la matière, la texture même du film. Avec La Chambre interdite, il trouve une nouvelle manière d'utiliser le numérique, triturant chaque image pour retrouver la sensation de la pellicule abîmée, passée, tachée, griffée, craquée ou instable. Et il malaxe si bien tous ces « défauts » que la pellicule semble vivre, respirer, bouger comme un champignon se développant en accéléré, donnant la sensation de quelque chose d'organique et d'ectoplasmique qui incarne ainsi à l'écran l'idée même du fantôme.

Bien sûr, on n'est pas obligé de prendre au sérieux ces séances de spiritisme, les transes et possessions de comédiens, les histoires non filmées ou perdues des maîtres du cinéma (on peut supposer que la plupart sont de pures inventions de Maddin) mais la loufoquerie assumée de l'entreprise participe pleinement de la folie de ce film qui laisse augurer d'un nouveau départ dans la carrière du cinéaste. Après les très introspectifs Winnipeg mon amour et Ulysse, souviens toi, La Chambre interdite, film ludique, joyeux et fou, ouvre une nouvelle porte dans le monde cinéma de Maddin. Et on a hâte de découvrir ce qui se cache encore derrière...

DANS LES SALLES

LA CHAMBRE INTERDITE

DISTRIBUTEUR : ed distribution

DATE DE SORTIE : 16 decembre 2015

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Par Olivier Bitoun - le 16 décembre 2015