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Interviews

Dvdclassik avait son George Kaplan. Il aura désormais son Roger Thornhill : Nicolas Saada, héros de notre entretien du mois, et qui se compare volontiers au personnage de La Mort aux Trousses. Un pseudonyme prestigieux, mais qui ne doit rien au hasard : il convoque entre autres les fantômes d'Alfred Hitchcock ou de Bernard Herrmann, figures adorées, et permet de mieux cerner l'animateur de Nova fait son cinéma, à la fois journaliste, metteur en sons, metteur en scène et scénariste. Bref, un cinéphile touche-à-tout, passionné, et féru de DVD - pour lesquels il a déjà réalisé plusieurs bonus.

Après avoir interviewé les plus grands réalisateurs américains contemporains (James Cameron, Martin Scorsese, Clint Eastwood ou Tim Burton...) pour les Cahiers du Cinéma , Nicolas Saada traverse le miroir : c'est à son tour de passer à table...

Pensez-vous que votre émission a davantage de résonance aujourd’hui que lors de sa création il y a 10 ans ?

N.S :
Lorsqu’on a commencé l’émission à l’époque, le marché du CD était à son zénith, il s’agissait du format le plus populaire. Les maisons de disques sacrifiaient des genres entiers de musique au profit des incontournables… Il y a des choses qu’on trouvait en vinyle qui du coup devenaient indisponibles. J’ai commencé l’émission en piochant dans ma collection personnelle, en dénichant de vieux 33 tours et de petits éditeurs CD. Le plus amusant est que je me rends compte que certains CD que j’avais achetés pour l’émission à l’époque se vendent maintenant à 250€ !

Oui, c’est amusant. Il se passe maintenant avec le CD le même phénomène qu’avec le LP.

N.S :
A l’époque, si l’on voulait avoir chez soi la musique de Bullitt par exemple, c’était l’import japonais ou rien. C’est donc en quelque sorte pour la bonne cause que j’ai créé cette émission (qui a coûté très cher à Nova) car dès sa création, on a obtenu un véritable écho auprès de personnes très variées, que ce soit des cinéphiles, des mélomanes ou encore des gens qui travaillent dans le monde de la pub. On avait la sensation qu’il se créait un nouvel auditoire pour les scores, un auditoire pas nécessairement composé de cinéphiles mais de musiciens, de gens venant du hip-hop, de la musique électronique et qui étaient là pour découvrir des sons nouveaux, des choses à piller, sampler. Vincent Mercier, qui à l’époque était à la Warner, m’avait d’ailleurs appelé en me disant que mon émission lui avait donné des idées et que la Warner s’apprêtait à éditer la musique de Bullitt !

De plus à cette époque est apparue la grande vague trip-hop/hip-hop avec toutes ces cordes, des arrangements très capiteux qui, finalement, faisaient penser à de la musique de film. Donc tout cela est arrivé à une époque où quelque chose frémissait dans la musique d’une manière générale - et où tous ces créateurs se sont tournés vers d’autres genres musicaux. J’ai appris des années après que les deux membres de Air écoutaient l’émission.

Comment expliquez-vous le succès des BO du type Les Choristes ou même de celles des films de Tarantino par exemple ?

N.S :
Il y a deux types de musiques de film et surtout deux types de succès de BO. D’un côté les succès en salle qui deviennent fatalement des succès de disques : Pulp Fiction, Amélie Poulain, Le Grand Bleu ou Saturday Night Fever plus anciennement. Ce phénomène d’adhésion pour une musique de film n’est, selon moi, pas nouveau car il est dans ces cas-là intimement lié au film. Parallèlement à ça, il y a un autre type d’auditoire, non cinéphile, très mélomane et qui écoute la musique de film comme une musique instrumentale, d’ambiance, qui fait rêver et qui en même temps les décomplexe par rapport à la musique classique. Le score devient en quelque sorte un bon compromis.

Votre CD a-t-il été pensé comme un film ?

N.S :
Il a été entièrement scénarisé et pensé comme un scénario de film. La réalisatrice de l’émission, Isabelle Gornet, et moi avons tenté de raconter ces 24 morceaux en passant par exemple de quelque chose de très tendu à quelque chose de plus doux, de passer de la mélancolie (Nino Rota) à la tension absolue. Le CD est fait pour que l’auditeur devienne spectateur.

Le CD aurait-il presque un but pédagogique : faire découvrir ce qu’est un score ?

N.S :
Oui. C’est drôle car je me rends compte que beaucoup de personnes se sont demandées pourquoi j’avais enchaîné les morceaux mais ces mêmes gens, après 5-6 écoutes, me disent que, finalement, c’était une superbe idée. On ne se dit pas "Tiens je vais m’écouter le morceau 18", le CD s’apprécie dans son intégralité ou pas.

Vous avez inclus des choses assez "underground" sur le disque.

N.S :
Beaucoup de morceaux sont assez inconnus, oui, mais le plus drôle est que lorsqu’on regarde le track-listing, on se rend compte que la plupart des films sont sortis ou vont sortir en DVD. L’autre but était aussi de faire découvrir des partitions moins célèbres d’auteurs ultra connus : les choix de Missouri Breaks pour Williams et Herrmann pour L’affaire Cicéron ne sont pas dûs au hasard. Herrmann, car on le réduit trop à Hitchcock ; Williams, car il y a chez lui une veine intimiste presque minimaliste qu’on lui connaît peu (Le Privé, La Sanction).

Et ce choix d’associer Morricone et Carpenter sur un même CD ?

N.S :
C’est mon côté "Démocrate du goût". J’avais l’ambition de faire un disque universel. Il n’y a qu’à voir les différentes nationalités représentées. Je suis pour l’ouverture, contre le cloisonnement et les spécialistes. Oui, j’aime le bis, mais j’aime aussi Mankiewicz ! Ce que je souhaitais retranscrire aussi, c’est le désir, la flamme et la sincérité qui animent tous les artistes. Même si 95% de ce que je voulais figure sur le produit final, il reste des manques : Petulia de John Barry, par exemple.



N.S :
Jusqu’à l’âge de 14 ans, j’avais la curieuse obsession de vouloir devenir peintre. J’étais passionné par le dessin, je dessinais énormément, et cette passion s’est recoupée à un moment avec le cinéma américain classique. Je m’amusais à recopier des photos tirées des gros bouquins des grands studios et je me suis dit que ma vraie passion, c’était le cinéma et rien d’autre. La mort d’Alfred Hitchcock en 80 a été en quelque sorte le détonateur : "Je veux faire comme lui". Le chemin a été assez tortueux par la suite : j’ai raté l’IDHEC et, en même temps, je cherchais une façon de comprendre et d’apprendre ce qu’était le cinéma. J’étais tout à fait conscient que Les Cahiers me permettraient ça, de rencontrer des cinéastes, américains de préférence ! A 16 ans, je cherchais du Joe Dante, du John Landis, du Coppola et du Carpenter…

Et la période Mao seventies ? ?

N.S : Ca me rappelle une anecdote sur la bagarre Positif / Cahiers dont je n’étais absolument pas au courant à l’époque : j’avais décidé de faire une maîtrise sur le Film noir américain avec comme directeur … Michel Ciment. Un jour il m’appelle en me disant "Nicolas, vous allez aux Cahiers, comment est-ce possible ?" (rires). L’histoire de la critique ne m’intéressait pas à l’époque, il n’y avait que les films qui m’intéressaient. Je ne voulais pas me mesurer à des plumes comme Daney ou Toubiana, tout ce qui animait mon désir, finalement, c’était la mise en scène. Il y a certains films que j’allais voir uniquement pour cette raison, pour pouvoir plus tard mettre en scène. C’est la raison pour laquelle j’ai très vite écrit sur les films à ma manière, un peu en historien d’art, en me concentrant sur des motifs, sur la mise en scène.

Ca s’éloigne un peu de la définition "Auteur Cahiers", non ?

N.S :
Je dirais que c’était peut-être ma propre définition du mot "auteur". J’adorais par exemple la manière dont Truffaut parlait de mise en scène, de Lubitsch…

En revanche, j’étais ultra suiviste, je défendais jusqu’au bout mes cinéastes préférés, Carpenter, Landis, même lorsqu’on jugeait qu’ils ne faisaient pas de films regardables. J’adorais également découvrir des cinéastes. J’étais très heureux à l’époque par exemple de défendre Beetlejuice, qui reste encore aujourd’hui mon Tim Burton préféré. Même chose pour John Woo, lorsque j’ai découvert The Killer en 89. Ça me plaisait, en critiquant ce film, par exemple, de prolonger la cinéphilie Starfix et son côté anticonformiste, dont la démarche n’est pas si éloignée que ça finalement de celle des Cahiers des années 50. J’aimais beaucoup leur démarche. Défendre bec et ongle ce qu’ils aimaient pour, au final, prendre le pouvoir, en quelque sorte. Boukhrief est allé à Canal plus écriture, Gans (avec qui je partage la même passion pour le cinéma HK) est devenu réalisateur…

Pour en revenir aux Cahiers, je n’ai jamais voulu marquer d’une pierre blanche mon passage à la revue, je ne désirais pas devenir rédacteur en chef. Ce n’était pour moi qu’une étape. J’avais un seul désir, celui de rencontrer mes réalisateurs préférés. C’était une autre manière d’apprendre et de comprendre le cinéma, en discutant "cuisine" avec eux. L’ironie dans l’histoire est que je ne désirais écrire que sur le cinéma américain, jamais sur le cinéma français et pourtant après je suis devenu chargé de programme pour Arte…. Où je ne bossais que pour des réalisateurs français (rires) : Claire Denis, Cedric Kahn, la série Tous les garçons et filles de leur âge. J’étais au cœur du processus créatif, ce qui a beaucoup changé mon rapport et mon regard sur le cinéma et l’écriture. J’ai écrit avec Arnaud Depleschin, Pierre Salvadori, pour la télé… Ma frustration s’est en quelque sorte libérée à cette époque.

La chose amusante est que nous avons plus pensé au cinéma français qu’au cinéma américain en voyant votre premier court-métrage (Les Parallèles, avec Mathieu Amalric et Geraldine Peilhas). On a pensé à Assayas ou Depleschin…

N.S : C’est drôle, tout le monde me dit ça. Pour Arnaud Depleschin, je pense que c’est dû au fait que nous avons travaillé ensemble sur Leo ; mais pour moi, sa Sentinelle est une vraie tentative d’importer le cinéma américain sur notre territoire. Je ne me reconnais en tous cas pas dans la veine plus réaliste du cinéma français…

Pas Rohmer quoi !

N.S : Non ! Mais Rohmer n’est pas un cinéaste réaliste ! (rires). Mon but était de faire un film américain qui ne soit pas américain. J’adore Frantic ou Barton Fink et je voulais évoquer deux histoires, l’une "française" sur les rapports humains, et l’autre, plus "américaine" retraçant davantage des faits d’espionnage etc. D’où l’importance des scènes d’hôtels, qui sont des lieux par définition très cosmopolites, sans réelle identité. Je cherchais à me détacher de la France par ces scènes d’hôtels justement, scènes que j’ai conçues en pensant à Conversation Secrète, Frantic toujours ou encore L’Affaire Cicéron. J’ai aussi cherché à souligner cette sensation de "non identité" par le fait qu’il y ait très peu de dialogues dans le film. Je les ai remplacés par des silences, qui sont pour moi l’essence de cinéma.

A travers l’exemple de Dvdclassik, qui essaie de faire découvrir un certain pan du cinéma via le support, on se demande si la cinéphilie a évolué avec les années. Quel est votre rapport personnel au DVD ?

N.S.
J’adore le DVD. J’ai participé à quelques bonus pour le Dark Mirror de Robert Siodmak, chez Wild Side, et aussi la trilogie Film noirs de Kurosawa, toujours pour Wild Side. J’ai aussi collaboré pour Opening, pour Arte également avec le coffret Kurosawa. Mais j’ai aussi pas mal travaillé avec HK, sur les coffrets des films de Seijun Suzuki, qui est un immense cinéaste. Le troisième coffret, qui incluera Histoire d’une Prostituée, La Vie d’un tatoué et Les Fleurs et les Vagues, sortira prochainement.

Créateur de bonus, en êtes-vous spectateurs ?

N.S : Oui ça m’arrive, surtout lorsqu’ils sont faits par ceux qui tiennent le haut du pavé : Wild Side, HK, Carlotta, Arte, MK2. Ils font du super boulot. Après, ce que j’apprécie dans le support DVD c’est lorsque la Warner par exemple s’efforce de sortir l’ensemble de son catalogue. Ce qui n’est pas le cas de la Fox, ni même de Columbia qui, visiblement n’a pas la même politique en France qu’avec nos voisins européens, puisque certains titres comme La dame de Shanghai sont par exemple scandaleusement absents chez nous alors qu’ils sont disponibles en Belgique. C’est absurde : la France est la patrie du cinéma, de la cinéphilie, et La Dame de Shangai n’est pas édité ici.

J’adore cette possibilité qu’offre le DVD de pouvoir porter un nouveau regard sur un film. C’est en ce qui me concerne un support de "confirmation", dans la mesure où il est là pour enrichir des choses déjà établies sur le film. Le bonus existe pour ça aussi je pense. Par exemple pour le DVD de L’Affaire Cicéron, en tant que spectateur, je vais forcément vouloir un bonus mettant en valeur le film. Dans l’édition DVD, un effet de découverte peut se jouer sur des œuvres oubliées par l’histoire du cinéma "officielle" : la série B, le Giallo, le bis. Ces films ont vraiment besoin d’un nouveau traitement, ce qui n’est pas forcément le cas des "classiques" où tout est plus ou moins joué, du point de vue historique.

Mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : c’est un peu la tendance en ce moment : on nous édite des éditions 4 dvd de films de zombies italiens, et quand on ressort un film sublime comme The Best Years of Our Lives de Wyler, il y a le film et point final. Rien. Il y a un déséquilibre quantitatif entre le traitement accordé à certains films qui entraînent d’autres erreurs de jugement, souvent qualitatives et à cause de ça, des classiques ne ressortent jamais : c’est un des effets pervers du DVD. Je peux me passer de Cannibal Holocaust, mais pas de M, Le Maudit…L’idéal serait que les deux soient disponibles, mais on a parfois de mauvaises surprises !

Le DVD serait donc une sorte de support pédagogique ?

N.S :
L’important pour ces films réside en tout cas dans le fait qu’on puisse parler d’eux d’une manière moderne. Ce qui me gêne, c’est le côté parfois très excluant de la cinéphilie, que je trouve dangereux: "Vive Argento - A bas Rosselini" par exemple ou "A bas Argento, vive Rosselini !" J’essaie d’adopter le même comportement qu’avec le disque, c’est-à-dire développer des choses un peu plus universelles. Ce que j’aime, c’est pouvoir passer d’Argento à Rosselini. J’ai crée Nova fait son cinéma non pas pour les aficionados de Herrmann mais justement pour ceux qui n’en avaient jamais écouté. Et mon but, c’est de pouvoir me dire que s’ils aiment Hermann, hé bien un jour en allant acheter des disques, ils prendront du Ravel. L’idée de découvrir de nouvelles choses par ses propres goûts me plaît beaucoup.

Je déteste aussi l’idée selon laquelle il y aurait un cinéma vieux et un cinéma récent : Scorsese a dit une superbe chose : "Il n’y a que deux sortes de films, ceux qu’on a vus et ceux qu’on n’a pas vus" qui me semble très juste. J’adore le fait que l’on puisse choisir des morceaux de cinéma, les montrer aux gens (surtout les jeunes) afin de leur présenter le cinéma classique sous son jour le plus agréable, distrayant, séduisant…Il ne faut pas sous-estimer la capacité du public à découvrir toutes sortes choses, en l’occurrence des films dits anciens, en noir et blanc ou sous-titrés ou des œuvres "difficiles". Il n’y a qu’à voir certains succès en salles, comme 2046, qui n’est pas un film a priori très facile d’accès, ou encore les entrées de Rois et Reines. Des chaînes comme ARTE ou France 3 font régulièrement de bons scores en diffusant des films peu "vendeurs" ou "anciens", c’est à dire en noir et blanc. Pour moi, un film ancien, c’est un film de Griffith, pas un film des années 70. Quand je vais sur certains sites de DVD et que je lis à propos de Grease, "une copie en bon état malgré l’âge du film", je suis scié ! (rires)

Le public de cinéma a plus de patience qu’il n’y paraît. Aujourd’hui, il y a des films commerciaux qui sont aussi hiératiques que du Bresson. Il n’y a qu’à voir la lenteur des films de Shyamalan par exemple. Ça ne les empêche pas d’avoir du succès. Nous sommes toujours dans l’héritage du cinéma des 50’s, on repassera toujours par la case Hitchcock, Lang ou Preminger pour décortiquer le cinéma. C’est comme ça, on ne se passera pas de cet âge classique… C’est comme en histoire de l’art : on ne peut pas aborder Matisse sans parler de Giotto.

Y a-t-il des films que vous rêvez d’avoir en dvd ?

N.S : Même si certains éditeurs comme Carlotta ou Montparnasse (qui a fait du très beau travail sur le Ray notamment) commencent à réaliser mes rêves, j’adorerais avoir certains Lang comme House by the River, Laura de Preminger ou Le Chat Noir de Ulmer. Même si j’avais une éducation très classique lorsque j’ai commencé à être cinéphile, Cukor, Mankiewicz etc., j’adore traquer la perle inconnue, le film qui sort presque par hasard : un Don Siegel méconnu, Seconds de Frankenheimer. Le DVD est fait pour ça aussi : tout avoir à sa disposition, un peu comme en littérature.

Par Leopold Saroyan et Xavier Jamet - le 1 janvier 2004