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Interviews

Les femmes fatales, les détectives déglingués et les naufragés du rêve américain qui hantent le Film Noir n'ont aucun secret pour Eddie Muller. Auteur d'ouvrages essentiels sur le genre, dont le formidable Dark City, celui qu'on surnomme "The Czar of Noir" (l'expression serait de James Ellroy) consacre l'essentiel de son temps et de ses revenus à la sauvegarde et à la restauration de pépites rarissimes. Organisateur du festival « Noir City », qui se tient chaque année à San Francisco, fondateur et président de la Film Noir Foundation, ce cinéphile passionné et généreux était à Paris en juin dernier pour présenter ses plus belles découvertes. Entre deux séances du cycle « Perles Noires », qui a fait le bonheur du public de la Cinémathèque Française (tellement nombreux et enthousiaste qu'une deuxième édition serait sérieusement envisagée), nous avons rencontré Mister Eddie dans un bar où l'on n'aurait pas été surpris de croiser les silhouettes de Sam Spade et de Philip Marlowe. Chaleureux et d'un enthousiasme sans limite, il nous a parlé de ses nombreuses activités et plus particulièrement de la nouvelle collection Classics Confidential / Art of Noir de Wild Side (des trésors méconnus du Film Noir accompagné chacun d'un livre signé Eddie Muller et traduit par Philippe Garnier). L'occasion de revenir sur le premier titre de la collection, l'extraordinaire Le Rôdeur de Joseph Losey, mais aussi sur d'autres merveilles à venir...

DVDClassik : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la Film Noir Foundation ?

Eddie Muller : J'ai créé cette fondation parce que, lorsque j'ai commencé à programmer des festivals et à chercher des films rares ou réputés perdus, j'ai réalisé qu'ils étaient souvent "orphelins" et qu'il n'existait aucune organisation pour les protéger. Je me suis alors demandé pourquoi ne pas utiliser l'argent généré par les festivals pour chercher et restaurer ces films perdus. Après 3 ou 4 ans à organiser des festivals qui rencontraient beaucoup de succès, il m'est apparu comme une évidence que l'argent des spectateurs ne devait pas finir dans mes poches, mais qu'il devait être réinvesti dans les films. A ma connaissance, il n'existe pas d'autre fondation de ce genre, du moins aux Etats-Unis. Et je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a pas d'agence ou d'organisation qui fasse une chose aussi élémentaire que projeter des films, puis réinjecter les recettes dans la restauration d'autres films. Nous avons donc comblé une lacune et nous avons été immédiatement très soutenus. Je ne touche aucun salaire pour faire cela, mais mon bonheur est de voir ces films sortis de l'oubli et restaurés.

Quel est le profil type des films que vous prenez en charge ? Sont-ils tous dans le domaine public ?

Parfois, mais pas si souvent que ça. Le critère de choix d'un film, c'est d'abord qu'il soit bon, du moins selon mes goûts. (Rires) Il faut qu'il ait un intérêt culturel, une résonnance particulière par rapport au genre. Après, il peut effectivement être dans le domaine public. Mais nous restaurons aussi des films dont les droit appartiennent à un studio. Ca paraît fou, mais ça se présente souvent.

Pourquoi est-ce à vous de le faire ? Pour quelles raisons un film n'intéresse-t-il plus le studio qui le possède ? L'absence de comédiens célèbres, par exemple ?

Oh, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles un studio ne veut pas restaurer un de ses films,  même s'il met en scène de grandes stars. Il peut y avoir des problèmes de droits à régler. Si le film est tiré d'un livre et que le studio peine à retrouver les ayants droits du roman, tout devient très compliqué. S'ils ont le sentiment que les frais à engager sont supérieurs aux recettes qu'ils feront avec les ventes de DVD, ils laissent généralement tomber. Et c'est là qu'ils me disent : « Eddie, c'est un projet pour toi ! » Moi, je peux lever les fonds pour m'assurer du tirage d'une copie, juste pour la postérité. Après, c'est une affaire d'individu contre la machine. Il y a des gens qui, individuellement, font que ça peut avancer.

Sauvegarder un Film Noir a tout d'un Film Noir, en somme.

Toujours ! (Rires)

Comment un chef-d'œuvre comme Le Rôdeur a-t-il pu devenir un film non pas perdu mais très difficile à voir ?

D'abord, parce que c'est une production indépendante. Horizon Pictures, la société de Sam Spiegel et de John Huston, a produit le film. Mais on ne peut pas dire que Huston se soit vraiment impliqué. Il voulait juste produire un film dont sa femme Evelyn Keyes aurait la vedette. Sam Spiegel était un peu plus concerné mais, après Le Rôdeur, il a produit des films aussi prestigieux que Sur les quais ou Lawrence d'Arabie, dont il était très fier. Du coup, il a très vite oublié ce "petit" film, qui a pourtant rapporté de l'argent à sa sortie. Joseph Losey a quitté les Etats-Unis pour l'Angleterre. Evelyn Keyes n'est jamais devenue une star. Tout ça a contribué à ce que le film disparaisse de la circulation. Les gens qui en possèdent actuellement les droits aux Etats-Unis ne savaient pas trop quoi en faire. Il m'est souvent arrivé de leur emprunter leur unique copie pour que les gens le découvrent, tant de fois que j'ai fini par la détruire. (Rires) Elle s'est cassée dans un projecteur. Je me suis senti coupable. Il fallait donc que je prenne en charge la restauration. Un laboratoire qui fermait à Los Angeles avait envoyé tous ses stocks à l'UCLA Film and Television Archives et parmi ceux-ci se trouvait une copie "Fine Grain" du Rôdeur, sur laquelle nous sommes partis pour la restauration. C'est amusant, parce que pendant des années, je suis allé tous les six mois aux archives de l'UCLA pour leur demander s'ils avaient Le Rôdeur et, à chaque fois, on me répondait que non. Ils étaient un peu lassés. (Rires) Et puis, un jour, j'y suis allé. On m'a dit: « Ne dîtes rien ! Vous venez pour Le Rôdeur ! » Ils ont cherché le titre sur leur base de données et là, ils se sont exclamés : « Il est là !!! » Et nous avons pu commencer la restauration.

Quel fut le rôle de Dalton Trumbo sur ce film ? Il n'est pas cité au générique.

En effet. Ce qu'il faut savoir à propos de Dalton Trumbo, c'est qu'une fois qu'il s'est retrouvé sur la liste noire, il a plus travaillé que jamais, tout simplement parce qu'il ne coûtait pas cher. Avant d'être blacklisté, il était le scénariste le mieux payé d'Hollywood. Après sa condamnation par la Commission des Activités Anti-Américaines, tout s'est écroulé. Il avait une famille à nourrir et il savait qu'il allait être envoyé en prison. Du coup, il s'est mis à travailler énormément, en acceptant tout ce qu'on lui proposait. La plupart de ceux pour lesquels il a travaillé à cette époque ne jouissaient pas d'une bonne réputation. Ainsi, les frères King, pour lesquels il a écrit le scénario de Gun Crazy, ou Sam Spiegel n'étaient pas d'une grande honnêteté et ils payaient très mal. Mais Trumbo a toujours dit que ça ne lui avait pas posé de problème, que ça lui avait permis de gagner sa vie, même si le salaire était très bas. Et Le Rôdeur fait donc partie de ces projets sur lesquels il a travaillé clandestinement.

Comment le projet a-t-il démarré ?

Je pense que tous les protagonistes avaient une bonne raison de faire ce film. Spiegel voulait un bon film pour pas cher. Huston voulait un beau rôle pour Evelyn Keyes. Losey avait fait un court métrage pour la MGM qui s'appelait A Gun in His Hand qui présentait des similitudes avec le sujet du Rôdeur. Spiegel a acheté un court traitement à Robert Thoeren et Hans Wilhelm, qu'il avait connu en Europe avant la guerre. Ensuite, Trumbo s'est attaqué au scénario, dont on peut considérer qu'il est le seul véritable auteur. Sur l'édition américaine du DVD du Rôdeur, j'ai demandé à ce que la jaquette mentionne « Un film de Dalton Trumbo et Joseph Losey », car Trumbo a mis beaucoup de lui-même dans ce scénario. Plus tard, lorsque Losey a connu sa renaissance en Angleterre pendant les années 60, il a été interviewé à propos de sa période américaine. Il se considérait alors comme un grand artiste et il était sévère avec ses films hollywoodiens. Il a été très critique envers le scénario du Rôdeur, dont il avait oublié que Trumbo était l'auteur. Après avoir lu cette interview, Trumbo était très remonté et il lui a écrit une lettre dans laquelle il lui dit que ce qui est à l'écran était déjà dans son script. Et lorsque vous regardez le film, tout ce qui est vraiment surprenant vient clairement du scénariste. Losey a fait un travail formidable, mais toutes ces transitions étonnantes, cette idée incroyable de la maison en ruine au milieu de nulle part dans le désert, tout ça est de Trumbo.

James Ellroy est un grand fan du film.

Oui. Il a même participé au financement de la restauration. Il le qualifie de « Perv Noir ».

Longtemps, écrire sur le cinéma consistait à parler de films que les lecteurs ne pouvaient pas forcément voir facilement. Aujourd'hui, avec le DVD et les nombreuses chaînes thématiques, le rapport à la littérature consacrée au cinéma a changé : on accède plus facilement aux œuvres. Et là, avec Clandestine Grandeur, votre cas est encore plus singulier : le film sur lequel vous écrivez est fourni avec le livre. Cela a-t-il influencé votre écriture ?

C'est une opportunité fantastique de pouvoir faire un travail pareil. Ce serait inconcevable aux Etats-Unis. Aucun éditeur ne se lancerait dans un projet comparable. Lorsqu'il a été question d'écrire sur Le Rôdeur, ce qui m'a le plus intéressé a été de trouver l'équilibre entre art et industrie. Lorsqu'on écrit sur le cinéma, on n'a pas toujours la possibilité de faire beaucoup de recherches sur les conditions dans lesquelles les films ont été faits. Du coup, on en vient vite à des suppositions ou des théories. Moi, je vis en Californie, non loin d'Hollywood. Je connais Evelyn Keyes, avec qui je suis devenu très ami. Du coup, elle m'a expliqué comment s'était passé le tournage du film. Elle m'a parlé de Trumbo, Losey, Spiegel. Cela donne toute de suite une autre perspective sur pourquoi et comment le film a été fait. Il y a eu énormément de choses écrites sur Joseph Losey et je n'ai pas grand-chose à ajouter. En revanche, on a relativement peu écrit sur Sam Spiegel. Il n'a rien d'un artiste, mais il est autant responsable de l'existence du film que Trumbo et Losey. Si l'on veut avoir une vision générale de toute l'histoire, il faut connaître les motivations de chacun.

Le choix du chef opérateur du film est étonnant.

Oui, c'est Arthur Miller, qui n'était pas le choix de Losey mais de Spiegel. Il avait notamment travaillé avec John Ford sur Qu'elle était verte ma vallée, ce qui impressionnait beaucoup Losey. Mais bien qu'il vienne de productions "A" plus importantes, Miller était intéressé par Le Rôdeur parce qu'il voulait apprendre à tourner plus vite. C'était un challenge pour tous les chefs opérateurs de l'époque, car la télévision était en train de percer et ils ne voulaient pas se retrouver sur la touche. Et il a fait un travail formidable. D'une manière générale, le look du film est incroyable. John Hubley, qui a contribué à élaborer le style des décors, était aussi sur la liste noire. Lui non plus n'est pas au générique. C'est pour cette raison que j'ai appelé le livre Clandestine Grandeur. Tout dans ce film tient du secret.

On a aujourd'hui un peu oublié Van Heflin, qui était pourtant un comédien formidable.

C'était un acteur qui avait toujours l'air naturel à l'écran. Mais j'ai appris qu'il appliquait une technique mise au point en France par un certain François Delsarte, qu'on considère parfois comme un ancêtre de la fameuse "méthode". Sauf que sa technique est en réalité une sorte d'antithèse de la "méthode" : c'est beaucoup plus mathématique, une intention se traduisant par un geste bien précis. Mais ça ne transparaît pas du tout dans le jeu de Van Heflin, qui n'est pas du tout affecté. Tout ceux qui ont travaillé avec lui disait qu'il était formidable et qu'il ne paraissait user d'aucun artifice. Il n'est plus très connu, mais il a eu une carrière formidable. Il joue dans Shane, Act of Violence, 3:10 to Yuma...

Le Rôdeur est le premier titre de la collection Art of Noir, qui va s'enrichir d'autres films. Le très curieux et rarissime Woman on the Run serait fortement pressenti pour être le numéro 2 de la collection, à paraître l'an prochain. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

Ah, c'est mon bébé, celui-là. Je ne l'avais vu qu'en VHS, dans une copie tellement médiocre qu'il était difficile de dire s'il était vraiment bon ou pas. L'amener sur un grand écran pour le redécouvrir et le partager avec le public a été une longue saga. Le film est distribué par Universal, mais il a été produit par une compagnie indépendante, Fidelity Pictures. Et lorsque l'accord de distribution a expiré, le film a disparu de la circulation. Etonnamment, nous avons réussi à trouver dans des archives un document d'époque attestant que même lorsque le contrat arriverait à expiration, une copie devait rester à la Universal. Nous avons présenté ce document chez Universal, mais les films qui ne leur appartiennent pas ne figurent pas sur leur base de données. Du coup, Woman on the Run pouvait être n'importe où, posé sur une étagère poussiéreuse mais pas répertorié. Je les ai suppliés de chercher la trace du film, non pas sur un ordinateur mais dans leurs archives. Et ils ont retrouvé cette fameuse copie, qu'ils ont bien voulu m'envoyer à San Francisco, à la condition que je signe un papier stipulant que si les ayants-droits réapparaissaient et s'estimaient lésés, ils pourraient me poursuivre en justice, moi et non Universal ! Bref, j'ai signé, ils m'ont envoyé le film et lorsque le projectionniste a ouvert les boîtes, il s'est rendu compte que la copie n'avait jamais servi, qu'elle était neuve. Nous l'avons projetée devant un public énorme, à San Francisco, là où le film a été tourné. Et ça a été une véritable révélation ! Le public a adoré. Mais il a fallu que je le rende. Et là, je me suis dit : « C'est la dernière copie. Et si elle se perdait sur le chemin du retour ? » Du coup, j'ai demandé à un ami qui tient un laboratoire à San Francisco s'il pouvait me faire une copie sur une Beta numérique. Il m'a répondu: « Mais c'est illégal ! » (Rires) Mais il a finalement accepté et j'ai gardé cette copie vidéo dans un coffre pendant des années, par sécurité. Et puis, un jour de juin 2008, par la fenêtre de ma chambre d'hôtel de Los Angeles, j'ai vu une fumée noire dans le ciel. Et j'ai tout de suite compris que c'était soit chez Warner Bros., soit chez Universal que ça brûlait. Un jour ou deux plus tard, on a pris la mesure de cette catastrophe. J'avais envoyé un mail à Universal pour les prier d'envoyer Woman on the Run à l'UCLA, vu qu'il ne leur appartenait pas. Et ils m'avait répondu qu'ils le feraient. Mais ils ont trop tardé. Ce sont de braves gens que je ne juge pas. Franchement, si une telle catastrophe devait arriver à un studio, il valait mieux que ce soit à Universal, car ils ont tout remplacé. Un autre studio ne serait sûrement pas donné cette peine. Sauf qu'ils n'ont pas pu remplacer Woman on the Run, puisqu'aucun autre élément n'était disponible. Quand ils me l'ont annoncé, ils étaient sincèrement désolés. Et c'est là que j'ai pu leur avouer que j'avais fait une copie. Le vice-président de la distribution a bondi: « Son of a bitch ! Comment as-tu pu trahir notre confiance et dupliquer notre copie ? » (Rires) Et je lui ai rappelé que le film ne leur appartenait pas. En revanche, le responsable des archives était enchanté.

Etes-vous toujours en quête de la perle rare, du film inconnu à faire redécouvrir ?

Bien sûr, je cherche toujours. Et cette quête évolue tout le temps. Si un film rare appartient à un grand studio, l'approche n'est pas la même qu'avec un film du domaine public. On ne se battra pas autant, parce que c'est à eux de gérer leur catalogue. Prenez l'exemple d'un film comme Stranger in the Night d'Anthony Mann, que nous avons présenté à la Cinémathèque Française pendant le cycle "Perles Noires". Nous étions prêts à le restaurer, mais les gens de Paramount nous ont dit : « Pourquoi le feriez-vous ? Il nous appartient. » Et ils ont payé pour la restauration. Ca devrait toujours se passer comme ça. Il y a des films qui semblent avoir totalement disparu. D'autres qu'on peut voir mais dans des copies abominables, comme Sound of Fury de Cy Endfield. C'est un film formidable, vraiment spectaculaire et totalement inconnu. Nous aimerions le restaurer. Il n'est pas perdu. La seule copie 35mm existante, à notre connaissance, est celle que possède Martin Scorsese. Et il est tout à fait prêt à nous la prêter pour tirer un nouveau négatif et faire une restauration. C'est ça qui est formidable avec Scorsese. Certains collectionneurs ne lâchent rien. Lui, il protège les films mais il veut qu'ils soient vus et partagés. Nous essayons aussi de mettre la main sur une copie nitrate 35mm de Too Late for Tears de Byron Haskin, seulement disponible en DVD dans des éditions médiocres. Le propriétaire de cette copie n'a ni téléphone ni e-mail et il vit dans une sorte de cabane. Mais c'est en bonne voie. Enfin bref, c'est une quête sans fin, qui change tout le temps

Nous remercions Eddie Muller pour sa gentillesse et sa disponibilité, ainsi que l'équipe de Wild Side - et plus particulièrement Benjamin Gaessler - pour avoir organisé cette rencontre.

Par Emmanuel Voisin et Frédéric Mercier - le 1 juin 2011