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Livres

cinéma

un livre de tanguy viel

Les Éditions de minuit
Première édition : 18 mars 1999
128 pages
Prix indicatif : 12,50 euros

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Selon Jean-Luc Godard, le cinéma et la littérature, c’est comme « deux trains qui se croisent sans arrêt. » Cette métaphore résume bien le rapport de réciprocité qui existe entre les deux arts. Si l’adaptation d’œuvres littéraires sur grand écran est un procédé banal, le cinéma est également à l’origine de toute une littérature, critique, poétique et romanesque. Cependant, si le cinéma et la littérature se nourrissent l’un de l’autre, leur relation est souvent perçue comme une bataille, celle entre un art nouveau, qui a dominé le XXème siècle, et un art ancien, auréolé d’un prestige culturel écrasant. Supériorité du cinéma sur la littérature, ou supériorité de la littérature sur le cinéma ? Au-delà de ces considérations idéologiques, il est vrai que nous sommes souvent amenés à comparer les deux médias, notamment dans le cas des adaptations de classiques, de best-sellers ou de livres que nous avons particulièrement aimés. Est-ce que le film et le roman se valent ? Est-il fidèle à l’esprit du texte ? Un rapport de force écartèle la relation entre la littérature et le cinéma, surtout lorsque nous avons lu le livre avant de voir le film : dans l’intimité de la lecture, nous avons créé notre propre adaptation mentale du texte, d’où un sentiment de déception face à des images qui ne sont plus les nôtres.

Cinéma de Tanguy Viel renverse complètement le schéma habituel de l’adaptation, puisque cette fois-ci, c’est un classique du cinéma, Le Limier de Joseph L. Mankiewicz, qui se voit adapter sous la forme d’un roman. Cinéma est le récit détaillé du film, du début à la fin. Cette description maniaque est effectuée par un narrateur anonyme, à la santé mentale fragile. Il a vu Le Limier des dizaines, peut-être des centaines de fois. Il note consciencieusement sur un cahier toutes ses impressions, ses remarques et ses réactions. De la sorte, ses émotions sont archivées chronologiquement. Chaque visionnage creuse un nouveau sillon et enrichit le cheminement intime que le narrateur parcourt au sein de l’œuvre testamentaire de Mankiewicz. Il le regarde sur un poste de télévision, dans son appartement. Originaire de Brest, Tanguy Viel a publié ce livre en 1999, le narrateur est donc naturellement de la génération VHS et magnétoscope.

Joseph L. Mankiewicz a réalisé Le Limier (Sleuth en anglais, la langue de Shakespeare a beaucoup d’importance dans Cinéma) en 1972, d’après un scénario d’Anthony Shaffer, auteur de la pièce de théâtre adaptée. Le film a fait l’objet d’un remake de Kenneth Branagh en 2007. Le terme remake, processus de recyclage très courant dans l’industrie du cinéma, est employé par Jean-Max Colard, critique d’art et maître de conférence en littérature, pour définir la nature de Cinéma. (1) L’histoire imaginée par Anthony Shaffer a donc généré toute une chaîne d’œuvres diverses - pièce de théâtre, film, roman, essai - qui crée un jeu troublant de mise en abyme. Dans son essai consacré à Cinéma, Jean-Max Colard se pose lui-même la question : « A quoi cela revient-il, au fond, de consacrer un essai à ce seul roman de Tanguy Viel ? De quelle névrose est à son tour atteint celui qui rédige une monographie analysant cette œuvre monomane parue il y a maintenant plus de treize ans et qui paraît toujours briller comme un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine ? »

L’origine de la névrose est à trouver dans Le Limier. Effectivement, ce film met en scène le duel entre Michael Caine et Laurence Olivier, entre Milo le parvenu d’origine italienne, et Andrew l’aristocrate anglais, écrivain de romans policiers à ses heures perdues. Les deux hommes, qui convoitent la même femme, jouent à se manipuler, cruellement, l’un après l’autre. Qui manipule qui ? Quelle est la part de fiction et de réalité ? Au cours de la projection, le spectateur se pose mille questions, reflet de la mise en abyme fictionnelle orchestrée par Mankiewicz et Shaffer. Le spectateur se retrouve lui-même manipulé par cette histoire rythmée par des coups de théâtre saisissants. Le narrateur de Cinéma résume bien cette situation : « En réalité, nous, spectateurs, on se fait avoir tout le temps, mais comme c’est Milo qui se fait avoir dans la première partie, je dis, moi, que nous, spectateurs, on devient Milo d’abord, puis comme c’est Andrew qui se fait avoir dans la deuxième, nous, spectateurs, on devient Andrew ensuite. » Cette phrase résume bien l’esprit du livre. Car, au delà, de la pure description du film, c’est bien le récit de sa réception que raconte Tanguy Viel. Comment un spectateur regarde-t-il un film ? Quel est l’impact sur son développement personnel ? L’écrivain brestois prend ici un cas extrême : le narrateur-spectateur est atteint d’une cinéphilie pathologique, puisqu’il ne regarde qu’une seule œuvre, encore et encore, au point que son monde soit complètement aspiré par la fiction de Sleuth. Il en vient à personnifier Sleuth comme un ami intime, comme s’il vivait en couple avec lui. Cinéma est une sorte de huis clos, le spectateur est enfermé dans son appartement, et regarde, parfois avec des "amis", entre quatre murs, un film qui lui-même est un huis clos. L’espace du spectateur, bien que décrit très succinctement et s’apparentant à un espace mental, est symétrique à l’espace mis en scène par le cinéaste, étouffant, obsédant, refermé sur lui-même, à l’image du labyrinthe qui s’impose comme le motif inaugural du film et du livre.

Ce cas extrême reflète nos propres comportements de spectateur et génère de nombreuses pistes de réflexion sur la manière dont on comprend et interprète le film, sur les phénomènes d’identification, d’empathie, d’imagination, et enfin sur l’impact du cinéma sur notre mémoire pendant et après la projection. De visionnage en visionnage, le narrateur cherche, sans y parvenir, à retrouver les émotions éprouvées la première fois qu’il a regardé Le Limier. Il scrute alors les attitudes de ses amis pour essayer de se remémorer ses premières réactions. Le film agit sur le spectateur et le spectateur agit sur le film. Le roman de Tanguy Viel court-circuite le cliché du spectateur passif.

A l’expérience de réception du film s’ajoute l’expérience de lecture du livre, passionnante à plus d’un titre. Jean-Max Colard analyse comment le cinéma a modifié notre manière de lire : le lecteur se construit dans sa tête sa propre adaptation cinématographique du roman. Dans le cas de Cinéma, les choses se compliquent. Par fidélité à l’esprit du film, Tanguy Viel a joué la carte de la manipulation : en apparence, rien ne vient informer que son roman est un remake du Limier. Le titre, très général, et la quatrième de couverture, qui ne mentionne pas l’œuvre de Mankiewicz, entretiennent volontairement le mystère. En réalité, Cinéma offre deux expériences de lecture, selon que l’on connaît déjà le film ou non. Dans le cas du spectateur connaisseur, la reconnaissance s’effectue très vite. Il identifie rapidement le début du roman comme le récit du Limier. La lecture de Cinéma vient alors réactiver en lui ses propres souvenirs de spectateur. Il puise dans sa mémoire et se remémore, comme le narrateur, ses émotions passées. Son imagination est sollicitée à travers le prisme déformant du souvenir des images du film. En revanche, le spectateur non connaisseur est piégé, tout comme Andrew est piégé par les postiches du faux inspecteur Doppler. L’effet de reconnaissance (un terme employé par le narrateur) n’intervient que bien plus tard dans le roman. Le lecteur construit ainsi sa propre vision du Limier, et nulle doute que sa version, bien qu’orientée par le narrateur, ne doit que peu ressembler à l’œuvre de Mankiewicz. Tandis que Tanguy Viel effectue un remake littéraire, le lecteur forme mentalement son propre film.

Le tour de force de Tanguy Viel est d’avoir su raconter Sleuth de manière captivante. Raconter un film peut être considéré comme un exercice rébarbatif, et souvent fastidieux. Ici, le style de l’écrivain happe le lecteur dans la tête du narrateur : les phrases interminables, rythmées par des répétitions incessantes, reflètent la maniaquerie de ce spectateur imprévisible. La deuxième partie du livre s’attache moins à la description rigoureuse de Sleuth et fait la part belle aux digressions folles du narrateur qui, peu à peu, prennent le pas sur le récit du film. Sa bizarrerie ne l’empêche pas de faire des analyses souvent pertinentes, parfois fascinantes, qui nous invitent à considérer Sleuth sous de nouvelles perspectives. La virtuosité de Tanguy Viel fait de Cinéma un objet littéraire admirable. L’écrivain fait œuvre avec cette réécriture, au point que le narrateur distingue deux débuts : le début du livre et le début du film. Les deux œuvres coexistent et se complètent. Le re-visionnage de Sleuth permet d’ailleurs d’approfondir la lecture de ce roman.

En revanche, au jeu des étiquettes, il est bien difficile de classer Cinéma. Sur la couverture, en dessous du titre, le mot « roman » en italique vient avertir le lecteur de la nature du texte qu’il tient entre les mains. Mais le paradoxe Cinéma / roman ne fait-il pas partie du jeu mis en scène par l’écrivain ? Le critique et poète Jan Baetens, auteur d’un essai sur la novélisation, catégorise Cinéma dans ce genre littéraire très particulier. Les novélisations sont les adaptations en roman de films à succès (l’inverse donc des adaptations de romans au cinéma). Considéré le plus souvent comme un produit industriel, la novélisation est rabaissée au rang de sous-littérature de supermarché. Publié aux Editions de Minuit, Cinéma redonne ainsi du crédit à la novélisation en faisant de cet exercice un pur jeu littéraire.

Mais au-delà de l’exercice de style, Cinéma est avant tout un roman / novélisation / réécriture / remake qui s’interroge sur le rapport intime que le spectateur développe avec le film, notamment à l’ère de la vidéo VHS et désormais du DVD et Blu-ray. Ces supports permettent de revoir les films, de les posséder, d’en pénétrer les moindres recoins, de s’approprier la narration, en appuyant sur pause, en sautant un chapitre, en accélérant ou en rembobinant. Le spectateur a un contrôle direct sur l’œuvre. Et c’est un des enseignements de Cinéma puisque le narrateur se réapproprie, grâce à la littérature la temporalité du film en étirant certaines séquences ou, au contraire, en faisant l’ellipse de passages qui, à l’écrit, peuvent paraître redondants.

En lecture complémentaire de Cinéma, l’essai de Jean-Max Colard permet de saisir un des enjeux de la littérature contemporaine : « le roman semble acquiescer à cette idée selon laquelle la littérature n’est plus désormais la première fabrique de récit, le texte ayant été comme détrôné par le film : "La littérature n’est plus un art majeur", affirme l’écrivain Pierre Michon […] L’art de notre siècle, on le sait bien, c’est le cinéma. » Pour la littérature française ou étrangère, le cinéma devient un territoire neuf à défricher. Parmi les meilleurs exemples, l’écrivain anglais Geoff Dyer s’est employé à faire le récit de Stalker dans son livre Zona (2012, uniquement disponible en anglais). Nathalie Léger a également mené son enquête sur Wanda dans Suppléments à la vie de Barbara Loden (2012).

De toutes ces œuvres "post-cinéma", Cinéma de Tanguy Viel est certainement la plus spectaculaire et s’impose désormais comme un classique.

(1) Jean-Max Colard, Une Littérature d’après, « Cinéma » de Tanguy Viel, Les Presses du Réel, 2015.

Par François Giraud - le 19 mars 2015