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Portraits

portrait de buster keaton à travers ses films

Joseph Frank Keaton Junior est né le 4 octobre 1895 au Kansas. Ses parents, Joseph et Myra, sont acteurs de vaudeville et l’enfance de celui que son père surnommera Buster est passée sur les planches, et ce dès l’âge de cinq ans. Il y développe très vite une endurance physique et un don pour la cascade qui ne le quitteront pas une fois arrivé à Hollywood. Dans les années dix, il intègre la troupe de Roscoe « Fatty » Arbuckle au moment où celui-ci s’affranchit de la compagnie de Mack Sennett, sous la houlette du producteur Joseph Schenck. Keaton, auprès de Al St-John, John Coogan et d’autres, devient acteur, gagman, assistant réalisateur auprès d’un comédien dont le sens de l’humour lui correspond très bien. En 1917, Keaton est incorporé dans l’armée, mais il réintègre la troupe d’Arbuckle à sa démobilisation en 1919. En 1920, suite au départ d’Arbuckle vers le long métrage, Schenck propose à Buster Keaton de devenir la vedette d’une série de films en deux bobines. A la même époque, sur la recommandation de Douglas Fairbanks, il est la vedette d’un film de Herbert Blaché adapté d’une pièce à succès, The Saphead.

De 1920 à 1923, Keaton tourne 19 courts métrages, qui seront suivis de 12 longs métrages entre 1923 et 1929. Schenck produira tous ses films jusqu’à 1928, date à laquelle le producteur vend le contrat de Buster à la MGM. Le parlant ne sera pas fatal à Keaton, mais son prestige ne se relèvera pas des vicissitudes et de la déchéance qu’il traverse à partir de 1928, entre divorce et alcoolisme. Il deviendra tour à tour acteur dans des films très modestes, gagman, réalisateur de courts métrages de complément de programme, avant d’être redécouvert dans les années 50 et 60, essentiellement grâce au collectionneur Raymond Rohauer, qui avait préservé tous ses films.

Soucieux de diriger une équipe dans laquelle tous les talents pouvaient s’exprimer, Keaton cosigne généralement les films dans lesquels il joue, notamment avec son complice Eddie Cline mais aussi avec des metteurs en scène plus établis comme Mal st-Clair, Clyde Bruckman ou Donald Crisp. Si à la fin de sa carrière muette, à partir de College (1927), il n’est même plus crédité, il est pourtant bien l’auteur des 31 films muets qu’il interpréte entre The High Sign (1920) et Spite Marriage (1929). Keaton travaille comme Chaplin, dont on oublie souvent les "réalisateurs associés" (Charles Reisner sur The Pilgrim et The Gold Rush, Henri d'Abbadie d'Arrast sur The Gold Rush encore, Monta Bell sur A Woman of Paris, ou encore Robert Florey sur Monsieur Verdoux). Personne ne conteste à Chaplin son crédit unique sur ses films or la situation est la même pour Keaton : c''est simplement que l'un comme l'autre ont besoin aussi souvent que possible d'un assistant qui puisse conduire les manoeuvres quand ils sont occupés en tant qu'acteurs.

Keaton est donc un cinéaste, attaché à donner à voir sa vision du monde, le plus souvent contemporain, mais pas toujours. S’il prend ses films au sérieux, au point de demander à ses techniciens de continuer leur travail alors qu’il est en train de risquer la noyade (Our Hospitality) ou de décider de ne sortir qu'en dernière extrémité un film achevé qui l’a déçu (The High Sign), il aime aussi ouvrir toutes grandes les portes de l’absurde, tant visuel que thématique. Si le doute subsiste encore sur son rang d'auteur, il suffit de regarder l'ensemble de ses films pour voir apparaître un style visuel unique en son genre et qui reste le même de film en film.

Buster Keaton a survécu jusqu’aux années 60, mais n’a jamais vécu dans le luxe auquel pouvaient prétendre Charles Chaplin ou Harold Lloyd. Manifestement peu lui importait, et il a su garder jusqu’à sa mort en 1966 un humour féroce, une incroyable bonne humeur sous un visage de pierre. C’était aussi, et surtout, un metteur en scène surdoué, tombé littéralement amoureux de la caméra dès son premier contact avec l’objet, qui avait tout compris en matière de timing et qui avait développé une pratique exigeante et périlleuse de l’art d’être un acteur. C’était, en d’autres mots, un génie, l’un des plus grands du Septième art. Parcours en trente et un films...

The High sign (Buster Keaton & Eddie Cline, 1920)

Buster est engagé à la fois par un gang mafieux (Les "Blinking Buzzards"), qui envisagent la suppression du riche Nickelnurser qui les a déçus en refusant de payer un tribut, et par Nickelnurser lui-même, les deux parties étant persuadées d'avoir affaire à un tireur d'élite. Le choix d’un camp devient plus facile lorsqu’il rencontre la fille de la victime (Bartine Burkette).

En partant d’un prétexte économique souvent présent dans la comédie burlesque à Hollywood (comme chez Chaplin), Keaton construit un film qui se démarque vraiment de ce que faisait son ami et ancien employeur Roscoe Arbuckle, dont il prend alors la succession après que ce dernier soit parti faire carrière dans le long métrage. On trouve dans ce film ces situations mettant en scène des personnages embarqués dans des ennuis inextricables qui feront bientôt le bonheur des spectateurs. On y trouve aussi cette ingéniosité farfelue de bricoleur génial qu’était le comédien : ses singuliers talents d'ingénieur sont ainsi à l'oeuvre lors du final, une bagarre générale entre les bandits et la famille de la victime dans une maison entièrement truquée, truffée de trappes et de pièges divers. Enfin, Keaton s’amuse en ne prenant pas très au sérieux cette bande de malfrats caricaturaux affublés d’un nom à coucher dehors, simple prétexte pour accumuler dans un intertitre les mots contenant un maximum de B.

Ce premier court métrage de deux bobines reste pourtant inexploité pendant plusieurs mois suite à la volonté de Keaton qui souhaite que sa première production soit totalement parfaite. La raison de son mécontentement est officiellement un gag dans lequel le comédien fait un clin d’œil un peu trop appuyé au public... on peut sourire d’un tel perfectionnisme, bien digne pourtant de Buster Keaton, prêt à laisser de côté un film vraiment réussi pour un détail.

One week (Buster Keaton & Eddie Cline, 1920)

Deux jeunes mariés, Keaton et Sybil Seely, se voient offrir à l'issue de la cérémonie un cadeau très pratique : une maison préfabriquée. Mais l'ancien petit ami éconduit de la jeune femme se venge en intervertissant les numéros des caisses qui contiennent les éléments de la maison afin d'en rendre la construction hasardeuse. Mais ils s’acharnent, et vont obtenir au bout d’une semaine de travail un très étrange domicile...

Buster Keaton adorait les inventions farfelues et aimait se choisir des accessoires mécaniques, aussi grands que possibles, avec lesquels jouer. Et il est donc parfaitement heureux avec cette maison folle aussi biscornue qu’invivable : à l'étage des portes qui s'ouvrent sur le dehors, des accessoires de cuisine situés à l'extérieur, des fenêtres aux formes inédites et une structure montée sur pivot qui conduit à une scène de tempête virant au cauchemar pour Buster et ses invités, et ce pour le plus grand bonheur des spectateurs.

Le film commence par un mariage, ce qui en fait le premier des commentaires du cinéaste sur cette institution, commentaires qui se feront plus amers de film en film. En attendant, le "couple" formé à l’écran avec Sybil Seely, engagée pour quelques films, fonctionne parfaitement : la jeune femme qui suit gentiment son mari, contrepoint en forme de décalage lunaire, correspond parfaitement à l’univers de Keaton. Elle construit cette maison sans trop se poser de questions sur le résultat obtenu, commettant parfois des digressions en dessinant des petits coeurs sur le mur de la maison. Elle offre même à Keaton un gag lié à la nudité, le seul passage franchement absurde du film, puisqu'elle demande littéralement au caméraman de cacher l'objectif pendant qu'elle sort nue de la baignoire afin de rattraper le savon...

De son coté, Keaton paie de sa personne avec la précision qu'on lui connait. Pour chaque séquence, on verra avec plaisir la progression des tâches physiques à accomplir, de plus en plus difficiles, de plus en plus drôles aussi. Le point culminant étant le moment ou la maison tourne sur son axe à la faveur d'une tempête, Keaton cherchant à y entrer, visant la porte mais ratant son coup un certain nombre de fois. Parmi les autres gags les plus notables, on note une préfiguration du plus fameux moment de Steamboat Bill Junior (1928) : un pan de mur tombe sur un Keaton imperturbable, une fenêtre lui permettant de s'en sortir indemne. On se rappellera également de l’acteur Joe Roberts (qui jouera les antagonistes de Buster dans les films suivants) arrivant à la maison avec un piano et le jetant littéralement sur Keaton qui reste coincé pendant quelques instants.

One Week n’est que le deuxième film de Keaton mais c’est sans doute le court métrage qui synthétise le mieux son style : implication physique, intrigue basée sur une situation possédant sa propre logique interne, vision du mariage comme étant le début des ennuis, et machineries diaboliques et hilarantes permettant les gags les plus échevelés. Dans ces conditions, on comprend qu’il ait choisi de sortir en premier ce film pour marquer plus durablement les esprits, The High Sign n'étant effectivement pas du même niveau malgré ses indéniables qualités.

Convict 13 (Buster Keaton & Eddie Cline, 1920)

Buster joue un golfeur venu pratiquer son sport favori sur un terrain situé pas trop loin d'une prison, pas très loin non plus d’une jeune et jolie femme (Sybil Seely). Un détenu s'évade et échange ses vêtements avec lui. Lorsque les gardes à la poursuite de l'évadé interviennent, ils emportent donc notre héros au pénitencier...

Reposant sur le thème assez fréquent (et, admettons-le, pas très original) de l’identité usurpée à son corps défendant par le héros, le film adopte très vite une structure de rêve, passant du coq à l’âne de façon un peu cavalière. Le principal vecteur est ici celui de l'échange de vêtement : Buster déguisé en golfeur agit comme un golfeur, en détenu comme un détenu, et en gardien comme un représentant de la loi. Le film est dominé par l'humour physique et sportif, avec des gags joyeusement idiots (la fessée administrée au poisson après lui avoir fait restituer une balle de golf qu'il avait avalée, la corde pour pendre le condamné, remplacée par un élastique...) et des prouesses physiques. La plus impressionnante serait selon toute vraisemblance une trouvaille de Joe Keaton, le père du cinéaste (d'ailleurs présent parmi les prisonniers ici) : on y voit Buster assommer les mutins les uns à la suite des autres en faisant tournoyer une corde au bout de laquelle un boulet est attaché... Un ballet à la précision redoutable !

L'humour noir est déjà présent, avec une scène au cours de laquelle, venu se réfugier dans la prison pour échapper aux gardiens, Buster apprend qu'étant le numéro 13, il va être exécuté le jour même : s'ensuivent diverses mesures et l'exécuteur (Eddie Cline) qui lui trouve le cou parfait pour être pendu ! Si les scènes de poursuite entre les gardiens et le faux détenu annonçent celles spectaculaires de Cops (1922) et Seven Chances (1925), on trouve ici un gag exclusif à ce seul court métrage : rejoint par la troupe de gardiens disciplinés, et se trouvant de fait à leur tête, Buster change de direction comme à la parade, immédiatement imité par tous les hommes en uniforme...

Ce film loufoque n'a pas la maitrise des deux précédents, mais il porte en lui des promesses qui seront tenues par les films à venir. On voit de plus avec plaisir l'équipe Keaton s'étoffer : Joe Keaton, Joe Roberts dans un rôle spectaculaire, la jolie Sybil Seely en pimbêche dédaigneuse et l'apparition d'Eddie Cline.

The scarecrow (Buster Keaton & Eddie Cline, 1920)

Deux hommes (Buster Keaton et Joe Roberts) partagent une demeure à la campagne. Ils sont tous les deux employés dans une ferme et courtisent la même jeune femme (Sybil Seely) dont le père est un vieux bougon brutal (Joe Keaton)...

Buster Keaton aime encadrer ses récit d'une manière unique et il est souvent en quête de débuts ou de fins marquants, quitte à ce que ceux-ci soient sans rapport avec le reste du film. Ici, c'est un intertitre banal nous annonçant la lente montée du soleil au matin, suivi d'un plan animé d’un soleil particulièrement pressé. La séquence qui suit est étrange et totalement détachée du reste du film : on y voit Keaton et Roberts habitant une maison ou tout est rationalisé, automatisé, avec une ingénierie compliquée mais fonctionnelle, dont ils usent calmement, sûrement et sans heurts et dont ils sont probablemen les inventeurs. Chaque objet a deux ou trois utilités, tel le fourneau-gramophone, ou la table qui une fois retournée devient un cadre attaché au mur. Un ensemble de câbles accrochés au plafond leur permet d'avoir accès durant le repas au poivre, sel, etc... Ces quelques minutes ressemblent bien à une séquence imaginée par le Keaton ingénieur pour se faire plaisir.

Le reste du film, plus traditionnel, conte la rivalité pas trop agressive entre les deux hommes pour gagner le coeur de la belle. Sybil Seely est mise à contribution, en particulier pour improviser un pas de danse qui va conduire à une série de quiproquos qui se conclut par Keaton se lançant dans une lamentable grande scène de jalousie fort mal jouée. Au cours de la deuxième bobine, on retient d’autres gags, tels une course-poursuite entre Buster et le chien Luke (qui appartenait à Roscoe Arbuckle) ou encore un beau plan qui montre la jeune fille faire son choix et enlacer enfin Buster qui, totalement immobile et apparemment impassible, manifeste son émotion en fermant les yeux quelques secondes. Un final aquatique vient à point nommé pour tempérer l'aspect sentimental de cette conclusion.

Quant à l’épouvantail du titre, il n’a rien d’énigmatique et est justifié par l’une des scènes de la dernière partie. Mais celle-ci dure si peu de temps que le choix du titre relève d’un goût affirmé pour l’absurde...

Neighbors (Buster Keaton & Eddie Cline, 1920)

Deux familles vivant l'une à coté de l'autre ne s'entendent pas. Si les deux pères (interprétés par Joe Keaton et Joe Roberts) se détestent, leurs enfants (joués par Buster Keaton et Virginia Fox) s'aiment d'un amour pur et naïf. Après diverses disputes, les deux tourtereaux réussissent à persuader leurs familles respectives d'accepter le mariage, mais les circonstances vont se liguer contre eux...

La perfection aussi bien technique qu'artistique de Neighbors est une grande source de satisfaction. Buster Keaton a mis au point un décor de cour partagée par les deux familles, décor qui est ensuite utilisé par la mise en scène un peu de la même manière que Rear Window sera conditionné par son décor. Cette cour devient un superbe lieu cinématographique, propice à toutes les acrobaties et aux installations géniales dont Keaton avait le secret.

Si le cinéaste revient au thème du mariage - mâtiné d’un soupçon de Romeo et Juliette - il y a fort à parier que sa principale motivation pour faire ce beau petit film était de mettre en place des cascades et autres acrobaties qui marquent particulièrement la première partie. C'est en effet un festival de gags physiques et d'acrobaties auquel se livre un Keaton poussé par le jusqu'au-boutisme sadique de son père Joe. Keaton a certainement pris de gros risques et l'on mesure son implication dans ses films, tout comme on mesure à quel point son enfance, avec un père pareil, a dû être terrifiante... Le film revient, après les délires des deux films précédents, à une construction rigoureuse, marquée par l’antagonisme de plus en plus prononcé des jeunes contre leurs familles respectives. Keaton commence ici à régler ses comptes avec ses proches, et il est loin d’en avoir fini !

The haunted house (Buster Keaton & Eddie Cline, 1921)

Buster Keaton est employé d’une banque qui joue de malchance : d'une part elle est cambriolée, et d’autre part l’un des cadres (Joe Roberts) est en réalité le chef d’une bande de faux-monnayeurs. Ces derniers ont transformé leur repaire en une fausse maison hantée afin de décourager les badauds et la police d’y faire un tour. Lorsque à la faveur d’un quiproquo, Buster est soupçonné d’être l’auteur du hold-up dont il a lui-même été la victime, il s’enfuit et trouve refuge dans l’imposante demeure, en même temps qu’une troupe de comédiens en costume qui cherche à échapper à la foule de spectateurs qui souhaitent les lyncher...

Le résumé qui précède donne assez bien l’impression que le film est d’abord du grand n’importe quoi, probablement motivé d’abord et avant tout par cette maison pleine de pièges et de trucs dans laquelle de faux fantômes (et un Diable tout droit sorti de Faust) effrayent Keaton au-delà de toute logique. Des séquences qui s'avèrent au final plus étonnantes que drôles.

Le film est marqué par l'humour noir, bien sûr (en particulier lorsque Keaton s'envole au paradis) et comme toujours par l'ingéniosité des cascades. La séquence durant laquelle Buster fait un écart dans sa course pour éviter la caméra - sa faculté à jouer l'émotion en restant impassible - s'avère une fois encore admirable. Le film est aussi notable pour une séquence située dans la première bobine au cours de laquelle le caissier (Keaton) mélange billets de banques, glue et eau bouillante au grand dam des clients, même si le gag s'avère beaucoup trop étiré, à l'image d'un film assez décevant au vu des autres courts métrages généralement inspirés de Buster Keaton.

Hard luck (Buster Keaton & Eddie Cline, 1921)

Buster a faim, et malgré ses essais (affligeants et infructueux) pour se sortir de la pauvreté, il n'a d'autre ressource que d'en finir. Il essaie donc de se faire écraser par un tramway, percuter par une voiture, de se pendre et de s'empoisonner. Il se fait finalement engager en qualité de chasseur pour une expérience scientifique et pêche des poissons plus gros que lui avant de se faire pêcher lui-même. Enfin, il croise une jolie cavalière (Virginia Fox), qu'il va sauver des bras du menaçant Joe Roberts...

Un tel canevas permet à Buster Keaton de soigner ses scènes mais donne à Hard Luck une structure quelque peu lâche. C’est le principal défaut d’un film qui ressemble une fois de plus à un rêve (bien qu’aucun réveil de dernière minute ne vienne contredire cette impression, comme c’est souvent le cas) dans lequel un parfum d’absurde flotte avec insistance. Pour couronner le tout, parmi les versions conservées, la plus complète (la version française) modifie l’intrigue en la rendant encore plus approximative.

Comme le montre un intertitre, "The day was coming to en end, and so was Buster", l’humour noir règne sur le film et rien ne tempère le mauvais goût assumé de cette suite de tentatives de suicide. De même que le film contemporain de Lloyd, Never Weaken, est censuré dans plusieurs pays pour cette raison précise, les versions de Hard Luck qui ont survécu témoignent du fait que des versions toutes différentes du film ont été diffusées, remontées et amputées. Du coup, ce court a été longtemps perdu et n’a survécu que dans des copies incomplètes aux coutures apparentes qui ajoutent probablement à l'impression de bric-à-brac qui le caractérise.

The goat (Buster Keaton & Mal St-Clair, 1921)

Buster Keaton incarne ici un personnage dont la motivation initiale est assez courante dans le cinéma burlesque : il a faim. Voyant un passant jeter un fer à cheval en arrière pour en appeler à la chance et immédiatement trouver un portefeuille plein, il fait de même et le fer atterrit naturellement sur la tête d'un policeman. De plus, à la faveur d'un quiproquo, sa tête se substitue à celle d'un assassin au moment ou celui-ci se fait prendre le portrait pour une photo anthropométrique. Lorsque l'assassin s'évade, la photo de Buster se retrouve en première page des journaux...

Le titre (The Goat, la chèvre, mais il faut comprendre Scapegoat, le bouc-émissaire) fait allusion au fait que le personnage principal passe pour un criminel recherché par de nombreux policiers. La faim comme motivation est donc une fausse piste, le principal moteur du personnage étant d'échapper à la police. Cette envie de multiplier à l'écran les policiers aboutira d'ailleurs à Cops en 1922. Néanmoins, le film offre autre chose que la simple succession de poursuites. La scène de confusion qui mène à la fameuse photo et l'évasion de Dead Shot Dan est ainsi remarquable par son économie : le bandit passe devant une fenêtre grillagée, éteint la lumière - on voit alors son ombre passer devant le jour projeté par la fenêtre - et lorsqu'elle revient il n'est plus là. Un plan-séquence de quinze secondes, d'une clarté absolue, qui est en prime remarquable par l'utilisation de l'ombre et de la lumière.

Le film possède également, comme de juste, son intrigue sentimentale, imbriquée au fil rouge de la poursuite : dans une ville où il a pris la fuite, Buster rencontre une jeune femme qu'il connait (interprétée par Virginia Fox) dont le père Joe Roberts est un policier irascible qui, ayant lu le journal, menace d'arrêter notre héros. Si la paranoïa et la poisse sont les deux véritables moteurs du film, il y en a un autre, le mouvement : courir pour échapper aux policiers ; utiliser les voitures, trams ou trains pour se déplacer et aller toujours plus vite ; à l'intérieur des trains, courir encore pour échapper aux poursuivants... Les variations sont nombreuses et l'on en retiendra deux particulièrement : Buster qui échappe aux policiers en s'accrochant à l'arrière d'une voiture en marche - ce qui a dû être assez douloureux -  et un plan célèbre de train qui part du lointain et qui en s'approchant de la caméra laisse apparaître petit à petit la silhouette de Buster, impassible, assis devant la locomotive. Un plan spectaculaire, inoubliable, qui joue sur les distances, la profondeur de champ, et qui témoigne du style de Keaton qui ne considère jamais le champ de la caméra comme une scène de théâtre mais utilise au contraire toutes les ressources spatiales du cinématographe.

The playhouse (Buster Keaton & Eddie Cline, 1921)

Dans un petit théâtre miteux qui présente un spectacle de music-hall classique fait de numéros sensationnels, de numéros musicaux et de dresseurs de singe, Buster est l'accessoiriste-machiniste-homme à tout faire. Maltraité par tous, y compris par Joe Roberts son supérieur, il met aussi les pieds sur scène quand il le faut. Et ce personnage de rien du tout, qui bien sûr a une vie des plus tristes, se prend à rêver...

Les six premières minutes de ce film nous présentent un rêve du machiniste qui se voit sur les planches mais aussi dans le public, et ce ne sont pas moins de vingt-huit Keaton présents dans le théâtre ! Une scène célèbre qui se révèle être un tour de force parfaitement amené et superbement efficace. Ce rêve, qui serait sinon un peu gratuit, se prolonge par une scène durant laquelle Buster, encore dans ses songes, croise des jumelles, d'abord chacune à leur tour avant de les voir toutes deux ensembles, face à un miroir... Désespéré par ce qu'il croit être le début de la folie, il aperçoit son triple reflet dans les trois miroirs d'une loge et comprend finalement qu'il n'a pas la berlue. Le thème de la multiplication des "Busters" trouve un bel écho dans cette séquence, même si les jumelles - qui justifient a posteriori le contenu du rêve - disparaissent aussi sec du film avant de revenir sans crier gare à la fin.

Cette enfilade bon enfant de gags liés aux planches, dans lesquels Buster fait montre de son talent et de son savoir-faire dans tous les domaines (y compris quand il faut être un singe... il pousse la logique jusqu'au bout) donne un film spectaculaire dont la principale substance vient de l'envie de Keaton de rendre un hommage vibrant au music-hall, ce milieu dans lequel il a passé sa vie entière. La plus belle idée reste toutefois cette exposition spectaculaire en forme de rêve, qui montre l'étendue de la frustration d'un personnage qui est la personne la moins considérée de son environnement et qui devient tout à coup l'unique personnage démultiplié d'un spectacle...

The boat (Buster Keaton & Eddie Cline, 1921)

Keaton est ici doté d'une famille, facilement identifiable par le chapeau qui reste l'uniforme imposé. L'épouse (Sybil Seely) suit son mari et l'assiste en parfaite petite moitié, et leurs deux enfants vont avoir beaucoup à subir puisque leurs parent ont décidé de partir en bateau. L'esquif est un imposant bateau appelé « Damfino »...

De tous ses courts métrages, Buster Keaton préférait Hard Luck, The Boat étant son deuxième favori. Les deux films ne possèdent finalement qu'un point commun, celui de montrer la vision de la vie, forcément noire et sardonique, de Keaton. Hormis cela, The Boat possède, à l'instar de The Navigator, The General et The Cameraman, l'avantage d'être centré autour d'un objet dont toutes les situations (c'est-à-dire les gags) découlent. Citons :
- le bateau trop gros pour passer la porte du garage et qui fait s'écrouler la maison ;
- son lancement qui se termine par un plan de Keaton, debout sur le navire qui s'enfonce inexorablement dans l'eau et qui après un léger coup d'oeil vers l'arrière, s'enfonce sous la surface ;
- les mâts amovibles permettant de passer sous les ponts ;
- l'esquif pris dans la tempête qui fait des tours complets sur lui-même et notre "capitaine" qui décide de se clouer les chaussures au sol pour rester en place :
- les clous plantés pour accrocher un tableau dans la cabine qui provoquent une voie d'eau ;
- Keaton qui essaye d'enrayer cet accident perce un trou dans la coque afin d'évacuer l'eau avec le résultat que l'on imagine ;

... et ainsi jusqu'au naufrage où la famille se retrouve sur un rivage inconnu en pleine nuit. Sur la plage Sybil demande à Buster : « Where are we ? » et ce dernier de lui répondre, sans intertitre, en prononçant distinctement le nom du bateau : « Damfino »... Comprendre: « I'll be damned if I know ! »

L'essentiel de ce film tient dans le rapport étrange avec l'eau, élément incertain, symbole du destin et véritable Némésis de Keaton qui se frotte à l'élément liquide dans la plupart de ses films, que ce soit par le biais d'un seau ou de l'océan tout entier. A ce titre, The Boat et sa dérive (vers où, à propos ?) est l'un de ses grands films.

The paleface (Buster Keaton, 1922)

Une tribu indienne se fait spolier par un groupe pétrolier sans scrupules. C’est le moment qu’a très mal choisi un jeune homme (Buster Keaton) adepte de la chasse aux papillons pour se rendre sur la réserve. Après quelques péripéties, il se fait adopter par la tribu et tous vont tenter de lutter contre la compagnie qui veut les déposséder de leurs terres...

Ce court métrage est le premier réalisé par Buster Keaton seul. Comme il le fera dans certains de ses longs métrages, il choisit de privilégier une exposition dramatique, dépourvue de gags, la tendance s’inversant dès l’arrivée du personnage qu'il interprète qui, il faut bien le dire, est assez terne : un naïf, pas très conscient des risques, dont on a du mal à croire qu’il puisse finir par devenir le "petit chef" de la tribu. On a affaire à un petit film, pas aussi poétique ni aussi noir que le précédent, mais suffisamment doté en gags mémorables et en cascades amusantes. On notera également, en sus d'un étrange début très premier degré, une fin absurde très réjouissante. Peut-être Buster Keaton avait-il autre chose en tête en cette difficile période pour son meilleur ami Roscoe Arbuckle ?

Autre élément notable, un plan qui anticipe une fameuse scène de The Iron Horse de John Ford. Keaton a en effet tourné une séquence mettant en scène un paysage assez spectaculaire, marqué par une faille entre deux rochers, qui a été utilisé par Ford dans Straight Shooting (1917) et qui servira de cadre à la séquence où George O'Brien doit subir l'attaque d'un traitre dans le grand western que Ford tournera deux ans plus tard.

Cops (Buster Keaton & Eddie Cline, 1922)

Un jeune homme (Buster Keaton) aime une jeune femme (Virginia Fox) mais celle-ci émet une condition à leur idylle : il doit faire la preuve de son sens des affaires s’il veut mériter qu’elle s’intéresse à lui. Buster, aveuglé par l'amour, décide de donner vie à son rêve en subtilisant une somme d'argent trouvée par terre (et qui, on le découvrira, appartient à Joe Roberts ici dans une courte mais incisive apparition) et en l'utilisant à bon escient. Un escroc qui a flairé sa naïveté lui vend des meubles placés sur le trottoir par une famille qui déménage et attend un transporteur. Buster ajoute à ces meubles une carriole tirée par un cheval récalcitrant, et se met en route, persuadé que sa bonne affaire va lui permettre de conquérir le coeur de Virginia... Mais le jour est mal choisi : la ville organise une parade impressionnante de ses forces de l’ordre et au milieu de la foule se cache un anarchiste, qui envoie une bombe sur les pandores. C’est pourtant à Keaton que l’on attribue l’attentat et il se retrouve poursuivi par des centaines de policiers...

Buster derrière les barreaux, Virginia Fox de l'autre côté : le plan d'ouverture tire parti d'une façon nouvelle du beau visage de pierre de Buster Keaton auquel pour une fois on attribue une émotion... mais c'est en fait un plan en trompe-l'oeil, la caméra nous révélant bientôt que le jeune homme est en réalité à la grille de la propriété des parents de la jeune femme, celle-ci venant de lui soumettre sa mise à l’épreuve. Keaton a souvent donné à Virginia Fox des rôles désagréables, contrairement à Sybil Seely dont il faisait souvent sa complice (One Week, The Boat où ils ont même des enfants !). Virignia Fox représente dans ce film un idéal impossible et se fait même accusatrice après le lancer de la bombe.

Quelques gags bien sentis colorent de burlesque l’équipée étrange de Keaton cherchant la fortune. L'un de ces gags est très annonciateur : doté d'un bras amovible (un ressort auquel est attaché un gant de boxe) afin d'indiquer aux véhicules derrière lui qu'il tourne, Buster met un policier K.O. Cet incident intervient justement dans la ville dont le père de Virginia est le maire, qui plus est le jour de la parade des forces de la police. Des dizaines, des centaines de représentants des forces de l'ordre sont rassemblées, la foule les acclame et, au milieu, Buster prend brièvement les applaudissements pour lui. Les officiels qui l'ont aperçu - parmi lesquels le maire et sa fille - le pointent du doigt : il n'a rien à faire là ! Keaton, que ce soit auprès de Virginia comme de la bonne société, n'a aucune chance dès le départ... Tout s'accélère lorsqu'un anarchiste jette une bombe sur le cortège : celle-ci arrive entre les mains de Buster qui s'en sert pour allumer une cigarette puis, dans un même mouvement, la jette négligemment sans se rendre compte de la nature de l'objet. Buster n'est absolument pour rien dans l'explosion mais comme il a bien jeté la bombe devant témoin, il est bel et bien cuit.

La suite du film est un déchaînement hilarant de gags, de poursuites et de plans subtilement composés où Buster est poursuivi littéralement par des centaines de policiers en uniforme. Keaton peaufine son goût pour les plans ultra-économiques qui résument en une image et quelques secondes une situation (voir par exemple cette utilisation d'un pâté de maisons en arête, dont les deux trottoirs situés de part et d'autre nous permettent de voir deux meutes de pandores à la poursuite de Keaton), talent ici combiné avec des situations à la mécanique d'une précision diabolique (l'échelle en équilibre sur une palissade, Buster caché dans un coffre au milieu des décombres, cerné par des dizaines de flics)... bref, tout concourt à rendre ce film inoubliable.

Bien sûr, le plan du début était sans équivoque : on y montrait l’image explicite d’un Buster Keaton coupable. Lloyd reprendra d'ailleurs cette idée dans Safety Last (1923) en l'adaptant et en la poussant techniquement un peu plus loin avec un travelling arrière révélant la supercherie Mais ici, Buster Keaton a un message à faire passer avec cette vision fugitive d'un homme potentiellement coupable, cet affreux concours de circonstances qui le transforme en ennemi public numéro 1, cette paranoïa galopante d'un homme poursuivi par des dizaines de policiers en uniforme qui en veulent à sa peau, et qui d'ailleurs auront raison de lui dans un final glaçant. Hitchcock lui-même n'a jamais été aussi loin dans la paranoïa anti-policière... Tout cela n'a rien d'un hasard : en 1921, Roscoe Arbuckle - le mentor et par ailleurs meilleur ami de Buster Keaton - était soupçonné de meurtre et de viol lors d'une célèbre et navrante histoire de mœurs. Arbuckle était innocent et a été reconnu comme tel mais aucune excuse ne lui sera donnée par l’industrie cinématographique qui l’avait exclu dès ses ennuis judiciaires connus. Cette histoire signe la fin de la carrière triomphale du comédien et il se retrouve réduit à courir les cachets sous des pseudonymes. Il est donc tentant de voir derrière l’acharnement policier, et la vision d’un Keaton innocent que l’humanité entière veut croire coupable, l'expression de la colère du comédien contre ceux qui ont sali le nom de son ami.

My wife’s relations (Buster Keaton & Eddie Cline, 1922)

Dans un quartier "ethnique", un juge polonais s'apprête à célébrer un mariage lorsque deux personnes entrent en collision : Buster lui même et une jeune (?) femme volumineuse et un brin disgracieuse, jouée par Kate Price. Il se défendait contre un facteur qui lui en voulait suite à un petit quiproquo ; en tout cas, au moment de la collision, ils étaient juste à hauteur du tribunal, et Buster avait sur lui une lettre qui ne lui était pas adressée. Entrée - avec Buster qu'elle avait pris par le col - dans le tribunal, afin de dénoncer les agissements du voyou, Price s'est donc retrouvée mariée par erreur, et par un juge qui ne maitrisait pas l'Anglais, à Buster Keaton. Et comme sa famille, entièrement composée de gaillards de la carrure de Joe Roberts, et dans laquelle on est assez tolérants (il y a un malfrat et un policier), est accueillante, on rajoute donc un couvert. Buster ne cherche pas à fuir tout de suite, il semble étrangement accepter son lot et ne se pose pas de questions lorsque la famille déménage vers une suite luxueuse : les frères de la jeune femme ont en effet découvert sur les vêtements de Buster la lettre (qui ne lui appartient donc pas) dans laquelle on annonce un héritage fabuleux... Lorsque le pot-aux-roses sera découvert, bien sur, Keaton passera un sale quart d'heure.

Après avoir donné sa vision du calvaire d'un homme, son ami, en proie à une fantastique machination judiciaire et morale qui allait le détruire avec Cops, Keaton est, en apparence du moins, revenu à des choses plus traditionnelles avec ce nouveau film. Alternant toujours le chaud et le froid et passant d'un extrême à l'autre, Keaton donne avec ce court métrage l'illusion d'une unité (lieu, histoire, enjeux) et de banalité rare dans son oeuvre. Pourtant, il y a bien plus à voir dans ce petit film qu'il n'y parait, même s'il faut admettre que ce n'est pas l'un de ses meilleurs films, loin s'en faut.

Il faut reconnaitre que Buster Keaton a pris un malin plaisir, peut-être un brin masochiste, à représenter son personnage aux prises avec des grosses brutes qui ont tous une carrure imposante, et qui l'examinent sous toutes les coutures comme un jouet... De plus, le jeu sans concessions de la pas vraiment tendre Kate Price ne le ménage pas non plus ; y aurait-il un rapport avec le mariage pas simple de Keaton avec la jolie Natalie Talmadge, dont les deux soeurs Norma et Constance, le frère Richard et le beau-frère Joe Schenck (le propre producteur de Keaton, au passage) sont tous des sommités du cinéma ? Une scène, qui voit Keaton privé de viande alors que tous les gens qui l'entourent se sont copieusement servi, est-elle une métaphore de la propre situation de Keaton dans sa propre famille ? Et l'appât du gain, qui pousse la famille de Kate à choyer momentanément Buster, est-il une vision de ce qu'on souhaitait faire de Keaton dans cette famille ? On sait que Buster Keaton n'a jamais souhaité vivre plus que confortablement, et il s'accommodera de toutes les galères sa vie durant. Peut-être Natalie n'était-elle pas aussi déterminée. Bien sur, ce ne sont là que spéculations...

The blacksmith (Buster Keaton & Mal St-Clair, 1922)

L'assistant (Buster Keaton) d'un maréchal-ferrant (Joe Roberts) suscite la colère de ce dernier par son inefficacité. Alors que la police maitrise et enferme la grosse brute, l'assistant est donc laissé à charge de l'échoppe, et doit assumer seul toutes les tâches : ferrer un cheval difficile (on lui fait choisir les fers comme dans un magasin de chaussures), aider une dame dont les dons en matière d'équitation sont limités (Keaton lui installe un siège avec suspension hydraulique afin de limiter les mouvement sur son pauvre dos), et réparer une voiture magnifique dont le blanc virginal va bientôt se parer de toutes les taches de graisse possibles...

Alors que le complice Eddie Cline est de nouveau remplacé par Mal St-Clair, Keaton après avoir donné sa vision de l'affaire Arbuckle (Cops) et celle du mariage (My Wife's Relations), semble revenir au slapstick pur. Et de fait, jusqu’à la dix-neuvième minute, ce film est un concentré de gags classiques sur un thème typiquement américain, dans lequel on dénote avec intérêt l'appartenance de Buster Keaton à un cinéma presque lyrique, qui fait de lui l'héritier d'un Griffith - ce qu'il revendiquera - et l'égal d'un Ford, qui lui aussi quittait déjà son univers westernien en cette année 1922 pour s'intéresser à des sujets sur l'Amérique profonde (The Village Blacksmith, justement, chez Fox). Le maréchal-ferrant de ce film est comique, source de gags, oui, mais il est aussi si typiquement américain... L'introduction-gag basée sur des intertitres imités de poésie populaire va dans ce sens, même si elle est pour rire.

The Blacksmith n'est pas le meilleur film de Keaton, mais il se laisse de toute façon voir. A l'exception du début et de la fin, c'est un film très classique, et qui aurait pu être tourné chez Roach, avec Laurel par exemple. Sauf que... J'ai déjà parlé du début, avec ses intertitres lyriques démentis par des gags visuels; mais la fin rejoint le film précédent dans le torpillage du mariage. Cette fois, et sans raison valable, Buster Keaton se marie avec Virginia Fox, mais les dernières images nous montrent un Buster marié qui baille de tout son être...

The frozen north (Buster Keaton & Eddie Cline, 1922)

Dans le Grand Nord, l'arrivée de Buster Keaton ne passe pas inaperçue : mu par la colère et la vengeance, il laisse libre cours à ses passions, vole, pille, séduit, lâche sa femme (Sybil Seely), court après une autre et tue tout ce qui passe à sa portée...

Ce résumé n'est pas tout à fait fidèle au film, mais celui-ci est tellement absurde qu'il est inracontable. Comme tout cela n'est qu'un rêve, en prime, on sera pour une fois pardonné de qualifier cet étrange court métrage de "surréaliste" : sa logique particulière sied plutôt bien à cet adjectif, pour une fois... Keaton aimait particulièrement ses films les plus étranges, en commençant par Hard Luck, bien sur. C'est que Roscoe Arbuckle et lui partageaient cet humour absurde et noir qui les faisait parfois commettre des films qui s'autodétruisaient dès la première minute de visionnage. On appréciera ici la tentative ratée de faire un hold-up, les diverses tentatives du héros pour séduire une femme et la scène durant laquelle il est à la maison avec son épouse, et celle-ci est assommée par sa faute. Pour détourner l'attention d'un policier qui passait par là, Keaton, impassible, danse avec sa femme inconsciente... Les inventions miteuses sont au rendez-vous, comme l'automobile-traineau tirée par des chiens qui ne semblent pas vraiment fait pour cet emploi. A ce propos, Keaton en tournant ce film s'est livré à des cascades spectaculaires dans la neige, le spectaculaire étant assuré par les efforts qu'il a sans doute fallu faire pour tenir dans ce froid.
 
Pour en finir sur un film qui n'apporte ni ne retranche rien à la carrière de Keaton, on notera deux allusions amusantes qui font définitivement de ce film une parodie parfaitement assumée : le personnage de Keaton est un décalque de William S. Hart, jusqu'au chapeau ; et lorsqu'il apparait face à la femme qu'il convoite, celle-ci le voit déguisé en Sergius Karamzin, le héros de Foolish Wives de Stroheim, probablement l'un des films les plus commentés de cette année 1922.

Daydreams (Buster Keaton & Eddie Cline, 1922)

Keaton est obligé, afin de conquérir auprès du père (Joe Keaton) de sa fiancée (Renée Adorée) le droit de l'épouser, de devenir quelqu'un. Il va jusqu’à promettre de se tuer s’il n’y parvient pas. Il commence par travailler dans un hôpital vétérinaire (il laisse entendre dans une lettre à sa petite amie qu'il est devenu un chirurgien célèbre), devient ensuite "white wing" (nettoyeur de rues) et "nettoie" Wall Street (typiquement, Renée croit qu'il est un grand financier), il est figurant dans un théâtre (elle l'imagine en Hamlet), et à la suite de toutes les expériences désastreuses, il est poursuivi par une horde de policiers (il lui fait croire qu'il monte les échelons de la police)...

Voilà encore un film de Keaton qui souffre apparemment d'une construction un peu lâche... Typiquement, Keaton en fait d'ailleurs le sujet même de son film. Il faut le voir pour le croire, mais si certains gags sont très réussis, tout cela manque à la fois de sérieux et d'unité. Chaque segment possède au moins son moment intéressant, avec un gag splendide, fait de non-dits calmement exposés, bien que lié à un putois dans le premier segment ; une série de cascades magnifiques et réglées avec précision dans le deuxième, un Buster lâché en pleine rue déguisé en soldat romain dans le troisième, et les meilleurs moments du film dans le quatrième. Si on applaudira à la mésaventure de Buster coincé dans une roue à aubes qui se met en route, offrant un spectacle symbolique (Buster le hamster?), il faut bien dire que le reste du final vient en droite ligne de Cops. A tel point qu’on croirait presque voir des chutes du film...
 
Mais une fois de plus, il nous faut peut-être chercher le sens de ce film en dehors, d'une part dans la vie, dont on sait qu'elle n'est pas rose si on a lu My Wife's Relations entre les lignes, mais plus encore dans la carrière de Keaton : il lui faut fournir, Joe Schenck attend des courts métrages, et qu'importe que les aspirations de Keaton aillent vers le long métrage, le contrat est là. Contrairement à Chaplin, qui peut choisir ce qu'il tourne mais aussi ce qu'il sort, Keaton, lui, sort tous ses films, réussis ou ratés. Ici, l'accent mis de façon systématique sur l'échec et l'inaptitude ressemble à un commentaire sarcastique sur la panne d'inspiration... A tel point qu'à la fin du film, il est envoyé en piteux état chez sa petite amie par la poste... Il n'ira sans doute jamais plus bas.
 
Ce film a longtemps été considéré comme un court métrage de deux bobines raté dans les versions qui circulent, dont de nombreux passages trahissent des manques : les "rêveries" de Renée Adorée, imaginant la réussite de Buster (qui donnent du reste son titre au film), ont à une exception près (Keaton jouant Hamlet) toutes disparu du film. Mais il s'agissait en réalité d'une oeuvre sensiblement plus longue, qui totalisait trois bobines, soit environ trente minutes. Des photos de plateau ont été utilisées pour "restaurer" certains épisodes et le film a acquis une certaine logique bienvenue, tout en conservant son caractère épisodique. D'une certaine façon, Daydreams à l'origine anticipait de bien des façons sur The Three Ages, qui allait lui aussi être un effort morcelé avec ses trois intrigues à trois époques différentes. Enfin, il a été établi que si Keaton a signé le film seul, Daydreams a été préparé par le comédien en compagnie de son ami Roscoe Arbuckle. On ne sait pas s'ils ont effectivement participé à la mise en scène tous les deux, mais l'intrigue serait imputable à l'ancien patron de Keaton, alors à l'aube d'une série de tentatives peu glorieuses pour reprendre son métier après les injustices dont il a été la victime. Ce qui tendrait à expliquer le destin particulièrement cruel du personnage de Keaton dans ce film, tombé à l'eau puis pêché par un vieil homme qui ne sait tellement pas quoi faire de sa trouvaille qu'il va se servir de Buster comme appât.. Celui-ci, à la fin, va se résoudre à se suicider, dans l'un des innombrables gags liés à la mort, mais l'acharnement du destin est sans pitié.

The electric house (Buster Keaton & Eddie Cline, 1922)

Fin de l'année à l'université. Un groupe d'étudiant a reçu ses diplômes, mais trois d'entre eux mélangent les leurs : une jeune femme, une grosse brute et Buster. A la fin de son discours, le doyen (Joe Roberts) demande à un diplômé en électricité de venir pour refaire l'installation électrique de sa maison. La grosse brute est volontaire, mais il porte sur lui le diplôme de manucure de la jeune femme. Celle-ci a le diplôme de botanique de Buster, qui lui a hérité du diplôme d'électricité ; il est donc engagé et va pouvoir faire ce qu'on lui demande afin d'impressionner la fille de la maison, interprétée par Virginia Fox...

Ce film mineur (que certaines filmographies placent avant Daydreams) possède un atout de poids : il est, pour la première fois, entièrement consacré à ce goût pour l'ingénierie délirante, typique de Buster Keaton, qui avait déjà marqué le film The Scarecrow (les cinq premières minutes) et qu'on voyait ça et là ressurgir. Mais pour cette fois, c'est non seulement le sujet du film mais aussi la source principale de gags.

Bien sûr, le film est divisé en trois parties dès ce moment : d'abord le jeune homme s'exécute et construit tout un écheveau de circuits électriques délirants, qu'il présente ; puis la famille du doyen commence à vivre et à réaliser tous les aspects du problème ; enfin la brute du début revient se venger et intervertit tous les circuits, conduisant la famille - et Buster - à la catastrophe inévitable... Forcément, le film est comme chaque invention : pas forcément drôle, mais l'effet qu'il produit est de nous étonner. Il donne à voir un reste de l'enfant qu'est resté Keaton toute sa vie, qui ménagera toujours dans ses films un petit coté acrobate de cirque. On retiendra bien sûr les gags affligeants liés au billard, à la table avec son train qui sert les convives du repas, et à la piscine qui se remplit et se vide d'un coup de manettes.

La fin du film est emblématique de cette période d'autodépréciation de la part de Buster Keaton (voir à ce sujet Daydreams) : congédié par le doyen, il s'attache une pierre au cou afin de se jeter dans la piscine. Virginia vide la piscine, et l'on aperçoit Buster au fond. Le père revient, remplit la piscine de nouveau, et s'en va. Une fois qu'il est parti, la jeune femme vide la piscine à nouveau et constate avec horreur que Buster n'y est plus. Le dernier plan le voit rejeté par un égout.
 
The Electric House est aussi célèbre pour être le seul de ses films a avoir dû être mis de coté durant un an: Buster a, en effet, raté une cascade, se prenant la chaussure dans l'escalator de sa maison maudite. Après un an de purgatoire, le metteur en scène a tenu à revenir à son film. Contrairement à son personnage auquel il faisait subir les pires avanies, Buster Keaton ne s'avouait jamais vaincu.

The balloonatic (Buster Keaton & Eddie Cline, 1923)

Buster Keaton quitte la ville en ballon et va s’installer en pleine nature. Il campe au bord d’un lac et s’aperçoit bien vite qu’il n’est pas seul : une jeune femme (Phyllis haver) a elle aussi décidé de s’accorder une pause à l’écart du monde civilisé...

Ce film est une exception dans l'oeuvre de Keaton, un court métrage qui voit le comédien ouvertement partager la vedette avec l'actrice qui joue en sa compagnie. De fait l'essentiel du film les voit seuls à l'écran, si l'on excepte quelques poissons, des ours et quelques lapins. Pour l'accompagner, Keaton a donc choisi l'ancienne Bathing Beauty Phyllis Haver, qui tente de se reconvertir, mais il a quand même droit à une séquence de démonstration de maillot de bain, ou comment Keaton rencontre Mack Sennett...
 
Le début est assez élaboré : Buster Keaton dans une maison hantée… on a déjà vu ça, et on se croit vaguement revenus à Haunted House ! Mais en réalité on est dans une baraque de foire. Comme Harold Lloyd, Keaton aime beaucoup commencer ses films en trompant le spectateur. A la foire, Keaton essaie donc vaguement de séduire une jeune femme, ce qui donne lieu à une splendide ellipse: ils se trouvent tous deux dans un petit bateau, en partance pour un tunnel. Au dessus de l'entrée, un panneau avertit les messieurs de respecter la décence: gardez vos mains de votre coté... Au sortir du tunnel, les deux acteurs sont toujours aussi impassibles, mais l'état de Buster montre qu'il a pris une sacrée raclée. Le fait de le montrer (ou de le suggérer) aussi entreprenant avec les dames est étonnant, mais ni Keaton ni Cline ne pouvaient sans doute résister au gag.
 
Suivant l’habituelle logique « rêvée » de ses films, Keaton montre son personnage improviser son voyage en ballon. Il arrive ensuite à un endroit idyllique… Partagé avec une femme qui sera bien dure à séduire. Mais, aussi inepte soit-il (Voir sa méthode de pêche, qui consiste à construire un barrage pour ensuite ramasser les poissons à la main, voir aussi son impressionnant canoë démontable, etc…), qui peut décemment résister à Buster Keaton?
 
Bon, il semblerait qu'une  grande part de la partie 'camping' de ce film ait été improvisée, mais ne boudons pas notre plaisir, après tout, le film vaut pour sa décontraction, et le fait que Buster ait laissé quelqu'un partager intelligemment l'écran avec lui rend le film bien différent. C'est un changement intéressant. Et Buster Keaton reprend le contrôle du film à travers une fin qui lui ressemble furieusement…

The love nest (Buster Keaton & Eddie Cline, 1923)

Parce que sa fiancée a rompu, une jeune homme (Keaton) décide de se couper du monde et s'installe sur un bateau, seul avec des vivres, pour dériver. Il croise, après plusieurs jours, un baleinier, dont les marins le recueillent. Ils sont gouvernés par un capitaine ultra brutal (Joe Roberts) qui se débarrasse de ses coéquipiers en les jetant à la mer, en ajoutant, touche personnelle, une couronne mortuaire à chaque fois. Bien sur, Keaton va souffrir...

Donc Keaton et Cline, et toute leur troupe, s'apprêtent à dire adieu au court métrage. Joe Schenck allait dans ce sens, il savait que pour promouvoir Keaton il était nécessaire de changer de classe, et c'était clairement le sens dans lequel la comédie burlesque se devait d'aller. Non que ce soit évident pour tout le monde, d'ailleurs : à cette époque, seuls Chaplin, Larry Semon et Lloyd se sont lancés. Arbuckle a tourné quelques comédies légères, éloignées de son style d'avant, et est empêtré dans les suites du scandale, Langdon n'est pas encore là et les comédies produites par Hal Roach, à l'exception de la "vitrine" représentée par Harold Lloyd, ne vont pas s'aventurer sur ce terrain. Bref, pour tout le monde, la comédie burlesque se doit de rester confinée au format court, et d'ailleurs en cette année 1923 Chaplin prépare un film d'un tout autre genre.
 
Avec The Love Nest, on est en terrain connu, et le film bénéficie grandement de tout ce qui a précédé : le personnage de Keaton, lunaire et décalé, est bien le même petit homme rejeté qu'il a mis au point et beaucoup malmené dans ses derniers films, le scénario est très cohérent, comme si Keaton soignait sa sortie, et comme par hasard l'intégralité du film se situe sur l'eau, dans un certain nombre de bateaux, donc dans un élément qui inspirait toujours son auteur.
 
Le ton est résolument loufoque dans la mesure où dans son esprit, on le verra bientôt, Keaton ne pouvait pas traiter ses longs métrages de la même manière que ses courts ; cet adieu à la brièveté regorge de gags idiots, petites touches visuelles, raccourcis et ellipses qui ont tout du cartoon. Mais comme toujours avec Buster, la thématique du rejet est troublante, et l'on est un peu choqué de voir, dans ce film, le sort qu'il réserve une fois de plus à son personnage... mais c'est une fausse fin. En attendant, The Love Nest apporte, c'est le cas de le dire, de l'eau au moulin des supporters d'un thème aquatique : Buster se frotte à l'eau, symbole de vie et de mort, parfaite menace dans ses films. Ici, on est servis. Et Buster Keaton y reviendra bientôt avec un long métrage.

Three Ages (Buster Keaton & Eddie Cline, 1923)

En trois époques différentes, les efforts d’un jeune homme (des cavernes, puis romain, enfin en Californie dans les années 20) interprété par Buster Keaton pour séduire une jeune femme (Margaret Leahy) dont les parents préfèrent un homme apparemment plus solide (Wallace Beery).

Buster Keaton est passé au long métrage avec cet étrange film, toujours drôle, dont il faut bien admettre qu'il est une parodie d'Intolerance : un rappel de l'influence de Griffith sur Keaton, qui s'en souviendra de nouveau avec son film suivant. En attendant, il réalise avec ce film une passerelle adéquate entre ses années de formation, marquées par ses 19 courts métrages, et ses années classiques, qui comptabiliseront 12 longs métrages jusqu'à la victoire finale du parlant. Three Ages a la réputation fausse d'avoir été décidé comme un film à sketches afin de permettre le découpage en trois courts métrages en cas de flop, ce qui ne tient pas une seconde... Si il présente en effet trois fois vingt minutes contant trois histoires différentes, celles-ci ne sont différentes que par les données temporelles ; autrement il s'agit des mêmes acteurs (Keaton, Margaret Leahy, Wallace Beery et Joe Roberts) et de la même histoire à chaque fois : les deux rivaux, joués par Keaton et Beery, tentent de se départager par divers moyens, sous forme d'affrontement, sportif ou autre, et bien sur Beery triche et Buster gagne. La première histoire est située dans une préhistoire idiote, avec dinosaures en animation approximative et peaux de bêtes, la deuxième dans une Rome luxueuse et pleine d’anachronismes, et la troisième en 1923. Enfin, comme dans Intolerance, Keaton mélange tout et lie l'ensemble avec des intertitres. Il se paie même le luxe d'introduire le film en faisant une déclaration d'intention assez ronflante (voyons comment l'amour a progressé à travers les âges), et utilise une figure symbolique qui lit un livre pour lancer le sujet. Mais ce n'est pas Lillian Gish, juste un vieillard anonyme avec une faux. Bref, on ne voit pas tellement comment il aurait pu être question de sortir ces trois histoires indépendamment les unes des autres, et il est impossible d'imaginer que le public ne puisse pas s'apercevoir de leur similarité...

Bien sûr, le décalque d'Intolerance n'est pas à prendre au sérieux ; mais d'une part il empêche paradoxalement la redondance, permettant même la comparaison entre les différentes histoires, et d'autre part la juxtaposition sert vraiment le film, qui est de fait plus intéressant que la somme de ses parties. Mais à la façon dont Keaton conclut sur la partie moderne, on devine aisément qu'il en a fait son histoire centrale, et de fait c'est la plus soignée, avec à la fin des cascades spectaculaires. Si l'on se concentre sur cette partie du film, on constate qu'il semble s'éloigner de l'aspect cartoon de ses courts métrages, et qu'à part les digressions temporelles inhérentes au projet, et qui sont annoncées sans surprise au début, le film est privé de ces ruptures étonnantes, de ces tromperies et de ces changements brutaux de ton qui ont fait le style de Keaton jusqu'à présent. Les autres longs métrages confirmeront cette impression.

Par ailleurs, l’auteur contrairement à Arbuckle n'a pas renié totalement le style de comédie qui est le sien, et il s'amuse beaucoup dans les deux autres histoires avec leurs joyeux anachronismes. Il met l'accent sur le sport aussi, sa grande passion, et assume une part importante des cascades. Il est à noter que l'équipe technique reste très proche de celle de la plupart de ses courts métrages, avec pour commencer le co-auteur de ce film, Eddie Cline, qui partira ensuite pour assumer une petite carrière de spécialiste de la comédie (sans jamais retrouver la plénitude de ses années avec Keaton). Mais on retrouve également Elgin Lessley, le chef opérateur attitré des courts, et le décorateur Fred Gabourie, qui profite ici de décors d'un autre film pour l'épisode romain. Les gagmen Jean Havez ou Clyde Bruckman sont toujours là... Ce ne sera pas toujours le cas, mais pour l'instant on sent bien que Buster Keaton a les mains libres. Son premier long métrage n'a pas le raffinement de The Kid, ou la classe des premiers Harold Lloyd (rien qu'en 1923, celui-ci a déjà produit Why Worry? et Safety Last), mais le succès de cette pochade très bien ficelée va bientôt, même brièvement, permettre à Keaton de faire ce qu'il voudra...

Our hospitality (Buster Keaton & Jack Blystone, 1923)

En 1830, Willie McKay (Keaton) retourne dans son Kentucky natal afin de prendre possession de la demeure familiale. 20 ans auparavant, sa mère était partie en portant le jeune Willie encore bébé, suite à un duel entre son mari John et son voisin Canfield. Les deux hommes étaient morts à l'issue de la confrontation, et le frère de Canfield (Joe Roberts) a juré de continuer la lutte à mort avec tous les McKay qui se présenteraient. Dans le train qui l'emmène, Willie rencontre une jeune femme (Natalie Talmadge), dont il tombe amoureux, sans savoir qu'il s'agit de Virginia, la propre fille de Canfield...

Le deuxième long métrage de Buster Keaton lui permet d'utiliser la même équipe technique, les mêmes gagmen que dans son premier effort d’envergure, et de se reposer sur l'amitié de Joe Roberts, dont ce sera le dernier film avant son décès prématuré. Il peut aussi utiliser le talent agressif de son père Joe, et pour l’unique fois tourner avec son épouse Natalie Talmadge et leur fils James. Le film est un nouveau départ, et un coup de poker phénoménal. Les avis sont d'ailleurs partagés sur la place du film dans l'oeuvre, voire sa qualité, mais personne ne doute en premier lieu des ambitions de Buster Keaton en réalisant ce film qui doit beaucoup à Griffith, entre autres, et du fait que, réussi ou non, le soin extrême qu'il déploie a porté ses fruits d'un point de vue esthétique. Avec Three Ages, Buster Keaton avait prouvé qu'il pouvait soutenir une durée trois fois plus grande que ses courts métrages et maintenir le ton résolument burlesque et badin de ses films, tout en offrant à la fin du film une conclusion plus directe, positive et surtout moins sardonique qu'à l'habitude. Il a décidé désormais de s'intéresser à l'histoire de ses films, et ce nouveau long métrage est différent justement parce que tout en offrant comme de juste des gags, et non des moindres, il raconte aussi une intrigue, aussi simple soit-elle, qui fonctionne bien toute seule. Keaton a d'ailleurs testé Our Hospitality en public sous la forme d'un moyen métrage dramatique, afin de voir si cela marchait. Le résultat était probablement bien inférieur à ce film tel qu'il est dans son intégralité, mais peu importe : l'idée était d'étayer la comédie, et le résultat s'en ressent.
 
La séquence d'ouverture est totalement privée de comédie. Il s'agit d'exposer, et ce durant 7 minutes, la brouille haineuse initiale entre les Canfield et les McKay (basée sur une histoire vraie, celle des Hatfield et des McCoy). Donc il n'y a pas un gag dans cette séquence, mais elle est rehaussée d'une mise en scène à la sûreté diabolique, jouant sur les clichés parfaitement assumés : tout ou presque y est vu du point de vue de Mrs McKay, dans sa cabane, et la nuit d'orage donne une dimension mythologique à la scène, qui fonctionne très bien dramatiquement et est d'une beauté picturale très impressionnante. D’ailleurs, même lorsque les gags font leur apparition, la beauté de l'ensemble, la composition, et le soin maniaque apporté à la reconstitution d'une époque peu représentée dans les années 20 étonnent : le seul vrai anachronisme flagrant, c'est le chapeau mou de Keaton, dont la présence est expliquée par un gag parfaitement logique. De même, le choix de la région de Truckee, avec ses montagnes, ses vallées, son eau omniprésente donnent au film un aspect plus spectaculaire encore. Our Hospitality est encadré par deux séquences longues qui méritent qu'on parle d'elles ; notamment une promenade en train de près de vingt minutes - cette séquence certes un peu trop longue, qui repose sur l'utilisation d'une locomotive et d'un train qui sont présentés comme des répliques d'authentiques machines de 1830, permet une série de gags finement observés, qui ne font pas trop progresser l'action mais qui sont un hommage appuyé du technophile Keaton à l'évolution de la machinerie (tout comme sa promenade en proto-cycle !). On y remarque Keaton père en mécanicien irascible, et de plus le train revient lors des séquences de la fin. Et ces séquences finales, justement, permettent à Keaton de faire montre de tout son talent en matière de cascades, mais permettent aussi d'aller plus loin ; si le cinéaste Keaton pour ce film appelle une référence à Griffith, il est dans un premier temps aisé de tenter de comparer Keaton à Fairbanks. Mais la construction du personnage dans cette séquence renvoie Fairbanks à ses chères études : le personnage de Buster, dans cet épisode du film entièrement consacré à sa fuite pour éviter d'être éliminé par la famille Canfield, se voit progressivement faire des efforts physiques de plus en plus impressionnants, sans qu'il y ait cette aisance de Fairbanks, qui renvoie un peu au cirque. Keaton se retrouve attaché à un train en marche, ballotté au gré des rapides, puis accroché à un rondin qui menace de se précipiter dans le vide ; et la difficulté se voit, elle confère à son personnage, comme d'habitude emmené par une eau menaçante, une humanité et une justesse qui vont au-delà du cinéma. Ces séquences ne sont pas drôles: elles sont à couper le souffle, et donc aussi bien l'acteur que le réalisateur ont fait un grand pas avec ce film. Du reste, les occasions de se casser le cou ont été multiples ici en particulier lors de la séquence durant laquelle Buster a vraiment été emporté par les rapides !

On savait bien que Keaton pouvait payer de sa personne, mais ce film est le premier dans lequel le développement de l'histoire fait jeu égal avec la comédie d'une part, et sa reconstitution d'une époque d'autre part. Le résultat est un film hors normes, qui gêne un peu de nombreux spécialistes qui accusent sa lenteur ou lui reprochent ses longs intermèdes non burlesques. Mais l'ensemble reste un grand film justement à cause de cette répartition égale entre intrigue pure et comédie. Il est intéressant de voir comment Keaton fait aussi intervenir une esthétique de la comédie sentimentale qui doit certes beaucoup à Griffith mais qui débouchera aussi sur une imagerie personnelle, comme en témoigne ce plan de Keaton et Natalie de part et d'autre d'une barrière. Une composition simple mais qui renvoie à une image d'Epinal, comme certaines toiles de Rockwell sur le même sujet. Buster Keaton, comme Ford ou Griffith, était un cinéaste américain avant tout.
 
Une note triste au passage, pour finir : Joe Roberts décèdera un mois après la fin du tournage de ce film, d'un arrêt cardiaque, rappelant la curieuse destinée d'Eric Campbell, le génial acteur écossais dont Chaplin avait fait son parfait "méchant". Roberts avait 21 ans, mais contrairement à Campbell, il avait tourné dans deux autres films en dehors de ses apparitions pour Keaton. C'est la fin d'une époque, et il ne sera jamais remplacé.

Sherlock Junior (Buster Keaton, 1924)

Un jeune homme (Buster Keaton), projectionniste dans un cinéma miteux, rêve de devenir détective. Lorsque la montre du père de sa petite amie (Kathryn McGuire) a disparu, il voit l'occasion de se faire la main mais finit par voir l'accusation se retourner contre lui. Banni de la maison (c'est son rival qui a fait le coup), il retourne à son travail, rêve qu'il entre dans le film qu'il projette et règle ainsi une autre affaire avec les mêmes protagonistes...

On ne parlera pas d'un retour en arrière, après un film à la fois drôle et dramatiquement solide, avec ce Sherlock Junior en apparence dédié à l'absurde, le léger, qui ressemble beaucoup au style qui était celui des courts métrages de Keaton, les ruptures de ton brutales en moins. Le film aurait dû être une collaboration entre Keaton et Roscoe Arbuckle, mais les deux hommes ne son pas parvenus à un accord et Keaton s'est chargé du tournage entièrement seul.
 
Le moment le plus connu du film voir Buster entrer en rêve dans un film. L'arrivée de Buster Keaton sur l'écran, c'est bien sur un motif magique, qui va ensuite donner lieu à une intrigue qui aurait pu être celle d'un court métrage (elle dure sensiblement le temps de deux bobines) et qui possède suffisamment de rigueur pour être suivie avec intérêt, mais aussi un grain de folie particulier avec des digressions et une tendance à l'illusionnisme qui est la preuve que le saltimbanque Keaton, comme au temps de The Playhouse, continue à regarder vers son passé avec une certaine nostalgie. Mais plus encore que les gags liés à la magie ou à l'absurde (et Keaton, libéré par le fait que c'est un rêve, aussi rigoureux soit-il, s'en donne à coeur joie : un billard explosif, une voiture qui flotte...), il s'agit bien sûr principalement d'une déclaration d'amour au cinéma à travers ce petit projectionniste influençable qui ne se sépare pas de son manuel How to be a detective... Même si c'est sa fiancée qui résoudra une énigme à sa place. Ainsi, seul face à un film, la rêverie poétique le mène à investir l'écran, passant d'abord par une série de gags liés au montage - son personnage entre dans l'écran, mais subit des déboires en restant dans le cadre de l'écran alors que les plans changent ; il amorce un mouvement en plein désert et le finit dans l'eau. De plus, comme toujours, Keaton élargit l'espace cinématographique en utilisant des images fortes, comme celle durant laquelle le détective du rêve ouvre un coffre-fort, dont la porte donne sur la rue. Et bien sûr, après un final au rêve en forme de poursuite spectaculaire, il laisse le cinéma avoir le dernier mot. Le projectionniste ne sait pas comment déclarer son affection à sa petite amie, il prend donc exemple sur ce qui se passe sur l'écran.
 
Keaton aimait le cinéma, bien sûr, et son film verra le rêve de film donner une version sensiblement plus sophistiquée de chacun des êtres de sa vie, y compris lui-même. Son affection pour le cinéma passe aussi par une glorification du rêve ; il faut dire que le personnage vit dans un environnement très modeste, et pas forcément passionnant. Sherlock Junior est décidément en demi-teinte, souvent drôle mais plus spectaculaire que comique. L'illusionnisme déployé par Keaton ici est du même ordre que ses gags mécaniques, ou ses cascades visant à surprendre son auditoire. Peut-être y-a t-il plus à prendre chez le Buster sentimental de Our Hospitality ou dans The General. Mais son amour du cinéma, à mon sens, résonne encore aujourd'hui et il est, pour tous les autres amoureux du cinéma, un message qu'il est bon de rappeler.

The navigator (Buster Keaton, Donald Crisp, 1924)

Deux enfants de riches (Buster Keaton et Kathryn McGuire) qui se connaissent vont se retrouver par un enchaînement inattendu d’évènements les seuls passagers d’un bateau à la dérive, sur lequel ils vont apprendre à se débrouiller et à découvrir leurs sentiments l’un pour l’autre...

Il y a des images de cinéma qui vous hantent, sans qu'il soit forcément nécessaire d'en expliquer la raison. L’imagerie de ce film est liée à cette fameuse photo de Buster Keaton, scrutant l'horizon les deux pieds solidement installés dans les cordages afin de ne pas tomber, le buste droit et le visage impassible. Un cliché, on le sait bien, qui n'était que publicitaire, mais qui va si bien à Buster et à sa légendaire absence apparente d'émotion. Chef-d'oeuvre du cinéma burlesque, The Navigator éclaire une fois de plus la vision du monde et de la place d'un humain sur terre, ou plutôt sur l'eau, tant il est particulièrement clair dans le film que pour Keaton l'eau est le symbole idéal pour parler de la vie et de ses vicissitudes. Ce n'est pas la première fois, puisque The Boat est venu avant et que Our Hospitality possède une spectaculaire séquence de dérive dans les rapides. Mais ce ne sera pas la dernière fois non plus. L'élément liquide, ici, est donc le terrain de jeu sur lequel le cinéaste place ses deux acteurs et l'utilise à toutes les occasions : plongée d'un seau dans la mer pour récupérer de l'eau et faire un café qui s'avèrera vomitif, pénétration de l'élément liquide pour aller réparer des avaries, l'eau qui alourdit les vêtements, et finalement l'eau dans laquelle on se perd, menace de noyade ; tout est passé en revue. Quant au bateau, c'est un jouet qui réjouit l'éternel gamin Keaton, en même temps qu'une maison de poupée. Lorsque les deux seuls habitants du paquebot se cherchent en fouillant partout, se ratant méthodiquement à chaque tournant, Keaton choisit l'angle qui lui permettra de nous montrer l'étrange ballet avec soin, donnant l'impression en effet de l'agitation de deux tous petits êtres humains dans un grand espace entièrement créé pour leur permettre de s'égayer dans tous les sens.

Buster Keaton commence par donner à son film un contexte dans une exposition très clairement affirmée, pas si burlesque que cela : on connait désormais l'importance pour le cinéaste de placer ses personnages dans des situations qu'on puisse suivre, sans se lâcher trop vite. Une fois passée l'introduction dans laquelle il nous présente l'inaptitude de son personnage (Rollo Treadway) et sa proposition de mariage ridicule (il habite en face, mais vient en voiture chez son amie), le film conte sans trop en rajouter l'enchaînement logique qui va faire de Keaton et Kathryn McGuire des naufragés sur une île flottante. A partir de là, ils sont pratiquement seuls au monde. Plus fort encore, Keaton met en scène une terreur basée sur rien ou presque : il y a de la houle, Buster et Kathryn sont seuls et le moindre bruit devient effrayant. La variation sur le thème classique des maisons hantées est intéressante précisément parce qu'il n'y a absolument rien à craindre... Chaque plan est réglé au métronome et la séquence est très drôle. La deuxième moitié, située près de l'île, reste la moins bonne, largement tributaire de la menace aujourd'hui très embarrassante des "cannibales" de carnaval, mais elle recèle de nombreux moments dans lesquels les deux protagonistes sont confrontés à des situations fortes. Le stéréotype racial s'avère gênant mais l'histoire fonctionne très bien, et les manières dont Kathryn et Buster se tirent d'affaire sont particulièrement inventives. Keaton profite aussi de la situation pour laisser libre cours à sa passion mécanique pour les systèmes logiques mais délirants, avec tout un tas de machines pratiques dont l'invention par les deux naufragés s'explique en particulier par la première scène qui les voit essayer de cuisiner, sans aucun succès : ils sont tellement mauvais qu'ils finissent par remodeler cette cuisine d'un bateau à leur convenance.
 
Les collaborateurs sur The Navigator sont les mêmes que sur les films précédents, et Clyde Bruckman (qui fait une apparition lors du dernier plan), Elgin Lessley ou Fred Gabourie (toujours orthographié sans le "e" final) sont à nouveau la manoeuvre. Mais fidèle à son habitude désormais ancrée, Keaton a engagé un nouveau coréalisateur, qui n'est certes pas n'importe qui : Donald Crisp. Mais celui-ci ne s'entend pas avec Keaton, qui selon de nombreux commentateurs aurait jeté à la poubelle tout ce que Crisp a fait pour le retourner lui-même. De son côté, Crisp dira au contraire être le seul réalisateur sur le film... Quoi qu'il en soit, ce dernier apparait quand même, puisque le portrait effrayant d'un capitaine grimaçant qui terrorise Kathryn et Buster dans une scène est en fait une photo de Crisp. Et bien sûr, on notera pour l'unique fois dans un long métrage de Buster Keaton la réapparition d'une actrice déjà présente dans le film précédent. Kathryn McGuire, brune comme toutes les autres actrices de Keaton, a sans doute plu au cinéaste par son investissement physique, ou leur complicité sur un premier film était-elle déjà suffisante pour ne pas prendre de risques sur un nouveau projet qui les rendait seuls acteurs du film sur 40 minutes de projection... ou Buster, dont le mariage tanguait, avait peut-être une idée derrière la tête. En tout cas, McGuire est parfaite, partageant avec Keaton le travail physique, et ce n'est pas une mince affaire. Du reste, ces deux personnages sont manifestement faits pour s'entendre. On verra dans ce film la première incarnation d'un gag que Buster prolongera dans Spite Marriage puis refera dans des courts métrages : il a récupéré Kathryn inerte dans l'eau et essaie de l'installer dans un fauteuil sur le pont. Il a autant de mal à manipuler la jeune femme que le fauteuil...

Pour conclure : il s'agit d'un classique, de l'un des films les plus accomplis et inépuisables de son auteur, à voir ou à revoir en famille. Un film dont l’auteur était on ne peut plus fier, et la fameuse pose étrange évoquée en début d'analyse peut sans problème symboliser non seulement The Navigator bien sûr, mais aussi tous les films de Buster Keaton.

Seven chances (Buster Keaton, 1925)

Jimmie Shannon (Buster Keaton), homme d'affaires lié à un cabinet qui va très mal financièrement, reçoit un héritage faramineux... à condition qu'il soit marié le soir même, à 19h. Suite au refus de sa petite amie Mary Jones (Ruth Dwyer), qui a rejeté sa demande à cause précisément de la condition qui y est attachée, il va dans son cercle social où il trouve sept femmes qui sont des partis envisageables, avant de se retrancher sur le hasard et de laisser faire son associé : celui-ci met une annonce dans l'édition du journal du soir, et ce sont des centaines de femmes en robe de mariée qui arrivent au rendez-vous... Pendant ce temps, la femme de sa vie revient sur sa décision et essaie de le joindre.

Si elle a toujours été précaire, la liberté dont Keaton jouissait durant la production de ses courts métrages a commencé à se lézarder de plus belle lorsque l'unité de production de Joe Schenck a été plus ou moins entrainée dans la tourmente de la nouvelle MGM : auparavant distribué par la seule Metro qui avait d'autres chats à fouetter, Schenck sortait ses films par le truchement du nouveau conglomérat tout en restant indépendant. Mais le producteur commençait à essayer de piloter un peu plus Keaton et le poussait occasionnellement, conformément aux voeux du studio dont la marque de fabrique était clairement la sophistication, de lui faire tourner des films qui soient moins burlesques. En cette année 1925, on a un bon exemple de cette lente prise de contrôle : Seven Chances était tiré d'une pièce, et Buster Keaton n'a jamais voulu le tourner.
 
Consciencieux, Keaton a sans doute peu aimé faire ce qu'il considérait comme un travail de commande, mais on peut constater que le résultat est franchement réussi : la comédie est effectivement plus sophistiquée que le slapstick habituel, mais Keaton ne renie ni le type de personnage qui a fait sa popularité (avec un canotier toutefois) ni son style minutieux et ordonné. La séquence des "sept chances", en particulier, qui le voit changer de méthode à chaque nouvelle tentative et multiplier les gags visuels, est étourdissante. Mais venons-en bien sûr aux deux séquences les plus justement célèbres : d'une part l'accumulation méthodique de jeunes prétendantes dans une église pendant que Buster épuisé dort sur un banc, une séquence qui se solde ensuite par une poursuite hallucinante, hilarante et un brin misogyne ; et bien entendu, à la fin de ladite poursuite, le moment où Buster dévale une pente et déclenche une avalanche de gros cailloux, qu'il choisit néanmoins d'affronter plutôt que de se retrouver face aux furies. Kevin Brownlow a démontré que cette séquence accidentelle a sauvé le film. Elle en constitue en effet le point fort, indiscutablement, mais Seven Chances a beaucoup de qualités, de l'intrigue réduite à l'essentiel sans aucune graisse ni temps mort à la construction qui laisse la part belle à la poésie chère à Keaton : son introduction en Technicolor, aux couleurs désormais rutilantes suite à une restauration consciencieuse, voit le héros venir saison après saison essayer dire à son amie qu'il l'aime, à chaque fois au même endroit avec pour seuls changements les conditions météorologiques mais aussi un chiot qui grandit jusqu'à devenir un molosse. Ce même jeu du temps et de l'espace conduit Keaton à des choix étonnants, qui rentrent dans la catégorie de ses plans virtuoses qui ne sont pas là pour nous faire rire mais étonnent par leur réussite : Buster entre dans sa voiture et un fondu enchainé amène la voiture immobile à destination...
 
Bref, bien qu'il soit une commande, Seven Chances est un film merveilleux. On se plaindra bien sûr du jeu sur les stéréotypes contemporains, plus appuyés que d'habitude - le valet de la jeune femme qui doit contacter Keaton est noir, il est aussi lent et franchement inintelligent ; l'une des jeunes femmes abordées par Keaton lit ostensiblement un journal en hébreu, ce qui le fait fuir avec un air catastrophé ; et une autre jeune femme le fait partir dans la direction opposée lorsqu'il voit qu'elle est noire. Ces 57 minutes de cinéma classique, en dépit de ces scories, ont bien mérité qu'on y revienne de temps en temps, le film étant devenu un classique indubitable.

Go west ! (Buster Keaton, 1925)

Buster Keaton est un vagabond qui cherche à améliorer ses conditions. La seule solution ? Partir loin vers l'Ouest. Il se trouve donc au Far West, et il est engagé dans un ranch. Sans surprise, il s'avère assez peu doué, jusqu'au moment ou une idylle se dessine entre lui et... une vache.

Go West (au titre français; comme toujours peu inspiré, Ma vache et moi) fait partie des films les moins connus de Buster Keaton, et bien qu'il ait clairement repris les rênes après avoir été amené à tourner Seven Chances contre son gré, on ne s'en étonnera pas : non que le film soit mauvais, mais il souffre d'un début assez erratique. A moins que les ambitions trop affirmées de Keaton n'aient été à la source de l'impression de ratage et de pédalage un peu lourd du début. En 1925, l'ombre de Chaplin est très forte et le succès de The Gold Rush a sans doute influencé le tournage de ce film, dans lequel Keaton interprète d’ailleurs à son tour un vagabond rejeté, qu’il appelle Friendless (sans ami) ; un intertitre nous prévient : "Certains parcourent le monde en se faisant des amis. D'autres parcourent le monde."
 
Ce qui sauve le film, c'est à nouveau une séquence spectaculaire comme dans Seven Chances ; à l’image glamoureuse du cowboy, Keaton le cinéaste oppose une certaine forme de réalisme : des cowboys, ce sont des garçons vachers, ils sont là pour travailler. Lorsque le personnage de Keaton est utilisé par son patron pour sauver le ranch, il lui faut véhiculer le troupeau à Los Angeles afin de pouvoir faire face à ses créanciers, mais une attaque de bandits réduit ces espoirs à néant. Keaton prend alors le contrôle du train et des évènements, et il faut le voir mener un troupeau de vaches dans les rues de Los Angeles...
 
Keaton qui aime tant l'accumulation (Cops, Seven Chances) est à la fête. Il invite d'ailleurs son père Joe (en client d'un salon de coiffure envahi par les bovins) et Roscoe Arbuckle à figurer parmi les victimes du stampede... Pour le reste, tout en reconnaissant qu'un film même raté de Buster Keaton est toujours meilleur que bien des films, ce long métrage MGM tourné sur des bases douteuses montre Keaton un peu en panne...

Battling Butler (Buster Keaton, 1926)

Alfred Butler (Buster Keaton) est un jeune homme totalement incapable de faire quoi que ce soit. C'est son majordome, Martin (Snitz Edwards) qui dispose de la cendre de ses cigarettes, et à chaque conseil qu'on lui donne, et qu'il suit, son seul réflexe est de dire à Martin « Arrangez ça. » Ils vont donc tous les deux faire du camping afin de satisfaire la volonté du père d'Alfred qui voudrait que son fils soit un peu plus débrouillard, et là ce dernier rencontre une jeune femme (Sally O’Neill), tombe amoureux, et... envoie Martin demander sa main à sa place. Afin de donner du poids à sa requête, le majordome a l'idée de faire croire que son patron est en fait un boxeur, le teigneux Alfred "Battling" Butler, un homonyme dont la route ne va pas tarder à croiser celle du héros...

Le meilleur de ce film, c'est la dernière partie durant laquelle Buster Keaton doit assumer l'identité d'un boxeur et donc... boxer. Toujours à l'aise dans l'humour physique et flanqué de Martin, son ombre, l'acteur s'investit à fond dans ces scènes. Autrement, il est à l'aise aussi dans la partie consacrée au camping, dans laquelle il s'ingénie à montrer l'inefficacité de son personnage, tellement minable à la chasse qu'il est identifié par tous les animaux comme sans danger. La partie de pèche aussi, qui voit Buster finir, au terme d'une lutte à mort entre lui et un canard, à l'eau...
 
Mais voilà : soumis à une cadence effrénée, obligé de sortir deux films par an, à une époque ou ses deux principaux concurrents (Chaplin et Lloyd, bien sûr) ralentissent considérablement, Keaton ne fait pas que des chefs-d'oeuvre, et forcément on aime bien ce film, on le voit sans déplaisir, et certains fragments nous resteront, mais ce n'est ni The Navigator, ni The General. Le manque d'enthousiasme de Keaton ne se voit pas trop ici, mais à l'aube de quitter le contrat de distribution qui le lie à MGM pour aller flirter avec la United Artists, on le devine quand même impatient de faire autre chose, de se lancer dans une recréation d'un univers qui lui permettra de faire du grand cinéma à nouveau.

The General (Buster Keaton, Clyde Bruckman, 1927)

Johnnie Gray (Buster Keaton), conducteur de locomotives, habite à Marietta, Georgie, au moment de la canonnade sur Fort Sumter, la provocation du Nord pour pousser les Etats du Sud à leur déclarer la guerre. Il se doit, pour conserver l'estime de sa petite amie (Marion Mack) et de  sa famille, de s'engager. Seulement son métier le rend plus utile en civil et il ne peut donc pas devenir soldat, passant ainsi pour un lâche. Mais un évènement va survenir qui va tout changer : une dizaine d'espions Nordistes s'introduisent à Marietta et lui volent sa locomotive... avec sa fiancée dedans. Le sang de Johnnie ne fait qu'un tour, et il se lance dans une épopée personnelle afin de récupérer le tout, seul contre l'armée nordiste.

The General, cela nous rappelle bien sur The Navigator : adepte de titres courts et directs, Keaton était aussi un passionné de systèmes mécaniques, et par là-même de véhicules. On a bien sûr vu cette petite manie à l'oeuvre dans ses courts mais ses longs métrages se sont signalés par leur degré de sérieux, du moins en matières de mécanique : aussi bien Our Hospitality que The Navigator voient Buster Keaton utiliser des machines préexistantes ou reconstruites avec le sceau de l'authenticité. The General ne fera pas exception à la règle, mais Keaton ne limite pas cet aspect de la locomotive dans ce film à la reconstruction scrupuleuse...
 
La ville de Marietta, les paysages de sous-bois dans lesquels la locomotive avance, mais aussi le pont de Rock River, tout le film possède une qualité de reconstitution franchement rare dans le cinéma muet. Et Keaton pousse le vice jusqu'à imposer des coiffures authentiques (il suffit de comparer avec par exemple Gone With the Wind et avec les photos d'époque pour s'en convaincre) et une certaine tendance scrupuleuse au niveau vestimentaire, pas seulement pour les robes de ces dames. La belle tenue visuelle s'accompagne de deux autres exigences. D'une part, à l'instar de cet officier nordiste qui s'aventure à Marietta, après avoir étudié les lignes de chemin de fer qu'il connait désormais comme sa poche, Keaton va nous conter son périple ferroviaire avec une incroyable lisibilité, détaillant la poursuite en utilisant le montage et la variété des plans pour montrer au public la géographie particulière dans laquelle il évolue. D'autre part, il va faire en sorte de demander à ses chefs opérateurs (au nombre de trois: J. Devereaux Jennings, Bert Haines and Elmer Ellsworth) et à son éclairagiste Denver Harmon un travail particulièrement pointu sur la lumière, et le résultat est splendide : les scènes durant lesquelles Johnnie Gray délivre sa belle, situées la nuit et en plein orage, sont superbes. De même une scène de sous-bois, magnifiquement éclairé pendant la bataille, est du plus bel effet. Tout dans ce film est beau à contempler...
 
Et puis il y a l'incident de Rock River Bridge : les deux héros rentrent chez eux, en locomotive, poursuivis par deux trains nordistes et alors que les troupes de l'Union se déplacent en masse vers Marietta. Le dernier rempart est un pont, sur une rivière domptée par un barrage. Après leur passage, Keaton et Mack incendient le pont qui ne tient plus qu'à un fil. Les soldats du Nord continuent à affluer, augmentant le suspense. Les deux jeunes gens arrivent à temps en ville, préviennent les gens, et les soldats du Sud se précipitent vers la rivière. A ce moment, la cavalerie et l'infanterie nordistes commencent leur traversée par un gué, pendant qu'une locomotive s'engage sur le pont... qui cède, le tout dans un plan hallucinant et non truqué. Par la suite, cerise sur le gâteau, un obus tombera sur le barrage et achèvera de semer la pagaille dans les troupes nordistes. Il faut le voir pour le croire ! Ces plans sont toujours aussi efficaces.
 
Au sujet de ce film, on peut s'interroger sur les sympathies sudistes de Keaton, mais celles-ci sont romantiques avant tout. Dans The General, ce n'est pas le Sud esclavagiste qui est représenté, c'est le Sud souverain attaqué par le Nord : la principale motivation de la guerre pour bien des Sudistes fut le respect de l'Etat et Buster Keaton ne dira pas autre chose, qui reviendra d’ailleurs au folklore sudiste dans l'hilarante pièce de théâtre représentée dans Spite Marriage en 1929.

Après l'insuccès de ce film, Joe Schenck demandera prudemment à Buster Keaton de renoncer à son crédit à l'avenir, afin de ne pas effaroucher leurs nouveaux commanditaires qui craignent que les dépenses délirantes comparables à celles engagées sur The General ne pèsent de nouveau sur le budget. Il est vrai que celui-ci reste le film le plus beau de son auteur, l'une des fictions les plus belles sur la Guerre de Sécession, une comédie exceptionnelle, un sommet de suspense et de dynamisme. The General est tout cela et bien plus. Un film auquel il faut succomber, se laisser aller dans son fauteuil et rire, vibrer et s'émouvoir devant les belles images qui nous sont montrées. Dans une salle si possible, ce classique faisant partie de la poignée d’œuvres parfois encore programmées dans les cinémas...

College (James W. Horne, 1927)

Un étudiant doué et travailleur (Buster Keaton) s'essaie au sport avec des résultats désastreux, afin de gagner le coeur de sa bien-aimée (Anne Cornwall). Il est la risée de tous mais finit bien sûr par triompher par sa bonne volonté et ses efforts athlétiques.

Intermédiaire de Keaton auprès de la United Artists, et "patron" de Buster, depuis les débuts, Joe Schenck a fait payer les excès budgétaires de The General à son poulain de multiples façons : d'une part, il lui a collé dans les jambes un superviseur du budget, lui a imposé la présence d'un réalisateur unique, l'a privé de toute interférence sur le script (du moins dans la phase de planification, comme on va le voir), et lui a imposé un sujet. College représente donc, après le chef-d'oeuvre The General, le point le plus bas de la carrière muette de Buster Keaton : le début de la perte de contrôle du metteur en scène. Cette expression est sans doute paradoxale dans la mesure où Keaton n'est crédité d'aucune participation à la mise en route de College, pas plus que des trois films muets suivants qu'il interprétera. Mais un acteur aussi physique que lui (et c'est vrai aussi pour Laurel, Chase, Langdon, et Chaplin bien sûr, sans oublier Lloyd) ne peut pas déléguer à quelqu’un d’autre toute latitude sur le placement des acteurs, les mouvements de caméra, le montage, à plus forte raison dans un film dont les trois quarts des scènes ont trait au sport, et avec le sens particulier du timing dont fait preuve Keaton. Du reste, il a manifestement mis la main à la mise en scène (qui porte souvent sa marque), et la légende veut qu'il ait, avec la complicité de l'équipe technique du film, fait sentir à Horne qu'il était indésirable sur le plateau.

College a été dicté non seulement par la nécessité de faire un film à petit budget suite au naufrage de The General, mais aussi certainement par le succès en 1925 de The Freshman : le scénario dû à Carl Harbaugh copie sans vergogne l'histoire du film de Lloyd, faisant de Keaton un étudiant doué pour les études qui s'essaie au sport avec des résultats désastreux, afin de gagner le coeur de sa bien aimée. Il est la risée de tous mais finit évidemment par triompher.
 
Buster Keaton est donc le clown de l'université, ce qui est répété avec insistance, mais c'est très gênant pour un acteur dont le personnage avait coutume de rester à l'écart du monde. Moqué par tous, il devient automatiquement le centre d'intérêt, et l'on peut comprendre que Keaton ait été gêné par cette violation de ses principes. Clairement les concepteurs du scénario n'ont aucune connaissance de l'univers keatonien. Un autre élément gênant est cette tendance des films sur les universités à ne retenir que le sport. Le film prend un parti très manichéen, ridiculisant le personnage lorsqu'il met en avant sa réussite sans la moindre implication sportive, et se plaçant du coté des rieurs le plus souvent.

Pour le reste, Keaton fait beaucoup d'efforts pour s'approprier le film en mettant un point d'honneur à rater ses tentatives de faire du sport, avec des résultats inégaux mais souvent très drôles. D'autres touches prouvent qu'il a mis son grain de sel un peu partout : il a dépêché Snitz Edwards, avec lequel il avait déjà tourné Seven Chances et Battling Butler, dans le rôle du doyen de l'université ; il a appelé l'un des bateaux de la course le Damfino (le fameux nom du voilier familial dans The Boat), ce qui ne lui portera pas chance, bien sûr ; et il a entièrement construit la fin à son image quand il reçoit un coup de téléphone de sa petite amie Mary, séquestrée par la grosse brute de l'université. Keaton se lance dans un sauvetage de toute beauté, faisant des prouesses (course, saut à la perche et autres) afin d'arriver et de la sauver. Mais surpris dans la chambre de la jeune femme, il n'a d'autre ressource que de se marier avec elle. Ils le font, en deux plans (ils entrent dans l'église, fondu, ils en sortent) puis on les voit plus âgés avec des enfants, et enfin vieux et manifestement aigris. Cette reprise du dispositif final et inattendu de The Blacksmith nous rappelle que Keaton n'a pas dit son dernier mot, et que décidément son mariage était un naufrage...
 
Ce n'est pas un calvaire à regarder, du moins tant qu'il n'y est pas trop question de sport... Mais voilà, ce n'est ni The General, on l'aura compris, ni The Freshman. Keaton a très mal pris qu'on lui fasse copier un confrère, même si je n'ai aucune idée de l'estime dans laquelle il tenait un Harold Lloyd sans doute trop homme d'affaires pour lui. Quoi qu'il en soit, College n'était pas pour lui une bonne expérience, même si pour un athlète comme Keaton le fait de jouer un incapable comme il le fait ici tient du tour de force. Ironiquement, le film fera moins d'argent que The General...

Steamboat Bill Jr. (Charles Reisner, 1928)  

A River Junction, deux hommes se disputent : Steamboat Bill Canfield (Ernest Torrence) propose des croisières aux touristes sur son vieux bateau à aubes, le Stonewall jackson, mais le riche King (Tom McGuire) veut lui faire concurrence. Il est déjà un banquier influent, un restaurateur important et certainement impliqué dans la politique ; d’ailleurs, il ne lit pas la presse locale : une scène le voit chercher désespérément, sur un stand, des journaux nationaux qu’il ne trouve pas. Bref, un sale bonhomme. Comme personne n’est parfait, la sale bonhomme a une fille, Kitty (Marion Byron), qui s’apprête à rentrer de ses études à Boston. Et c’est le jour même du grand retour de Willie, le fils de Steamboat Bill, dont l’apparition va déclencher des ennuis sans fin pour son père, qui va à la fois souffrir de la présence de son fils et essayer de le former. Comme les deux jeunes gens se connaissent et s’apprécient, la lutte contre King va poser une multitude de problèmes...

Steamboat Bill Jr est le dernier film indépendant de Buster Keaton. Pour une dernière fois, Steamboat Bill Jr voit Keaton tricher avec son patron Schenck et faire un film derrière son dos, avant de partir pour sa nouvelle demeure, un studio qui ne sait pas ce qu’est la comédie (pourtant, ce sont bien des affiches MGM de The Boob de William Wellman, et de The Temptress, de Fred Niblo qui figurent sur un mur détruit de cinéma lors de la fameuse tempête qui clôt le film.).

Le réalisateur en titre, Charles Reisner, a travaillé avec Chaplin et travaillera plus tard avec les Marx Brothers. Son style est une absence de style, il s’agit d’un de ces réalisateurs spécialisés et compétents sur lesquels on peut compter. Keaton, lui, va mener la barque de bout en bout, phagocytant le script de Carl Harbaugh et le transformant à sa guise, menant tout le monde à la baguette, à tel point que Kevin Brownlow parlera de Reisner dans son documentaire Buster Keaton : A Hard Act to Follow comme de l’ « assistant » de Keaton... De fait, on se trouve ici avec un film dominé par le style de Buster Keaton, construit avec sa rigueur et empreint de ce jeu physique, de représentation de l’émotion par le geste. Quelle qu’ait été la part de Reisner sur le film (et il était sur le plateau, ça ne fait aucun doute), c’est Keaton qui l’a signé.

Ce qui est encore plus évident, c’est la façon dont Keaton a utilisé ce film pour régler ses comptes (comme il l’avait déjà fait avec le concours de l’intéressé dans Neighbors) avec son propre père : Steamboat Bill, ce capitaine de vapeur sur une rivière non identifiée (le film a été tourné sur la Sacramento River, et le petit port de River Junction est largement fictif) est modelé sur Joe Keaton, l’homme auquel Joseph Keaton Jr., dit Buster, doit son surnom. Joe avait l’habitude, lors de leurs sketches de music-hall, d’envoyer son fils dans le décor, littéralement. Keaton fait de Steamboat Bill un homme qui n’a pas vu son fils en 20 ans, s’attend à le découvrir en grand gaillard et découvre Buster à la place. Sa rancœur sera à la hauteur de sa déception, et comme Buster Keaton s’est ingénié à se représenter exactement comme le pire cauchemar d’un homme comme Steamboat Bill Canfield (ridiculement accoutré, avec une horrible moustache, flanqué d’un ukulélé et sans le moindre effort pour cacher sa petite taille), l’effet est saisissant. Pour incarner le père abusif, Buster a engagé une star, Ernest Torrence ; et le contraste entre l’énormité du jeu de celui-ci et l’absence rituelle d’émotions classiques par Keaton fait merveille.

L’ensemble des premières cinquante minutes concerne effectivement cette comédie de caractère, dans laquelle on n’attendrait pas Buster Keaton s’il ne jouait au mieux de son physique et de la puissance homérique de Torrence. Marion Byron est beaucoup mise à contribution, ainsi que le décor de la petite ville, très typée, avec ses maisons en bois et son coté fourre-tout portuaire. On est de retour dans l’Amérique profonde de Our Hospitality ; et tant pis si Marion Byron est de fait une jazz-baby typique avec ses cheveux courts, son chapeau cloche et sa voiture puissante, tout va dans le sens de célébrer l’Amérique de toujours. Certes, le film nous conte une bataille entre Canfield et King, mais la lutte la plus importante du film, c’est celle entre Canfield et son fils.

Les efforts de Willie seront nombreux, mais au début tout porte à croire qu’il ne peut satisfaire ce père intransigeant, jusqu’à une tentative désastreuse de faire évader son géniteur : celle-ci a bien failli réussir, et le tour de force de cette scène est de jouer la carte de l’évasion sans aucun second degré, et de faire de cette scène, de façon crédible, la réalisation par Canfield de la vraie valeur de son fils. Par crédible, j’entends avec quand même une grande dose de ridicule et de décalage, avec ce fils qui débarque en pleine prison avec un pain rempli d’outils, de limes et d'autres scies... De même les rapports entre Kitty et Willie sont-ils dépeints avec le principal renfort de la gestuelle, comme en témoigne cette superbe scène durant laquelle Willie assiste impuissant à l’arrestation de son père, alors que Kitty derrière lui hésite à venir à sa rencontre. Elle finit par se décider et s’avance précautionneusement, finissant par tourner les talons au moment ou Willie se retourne. Celui-ci ne comprend pas de quelle direction la jeune femme vient, et celle-ci continue son chemin en faisant semblant de ne rien avoir vu, le nez au vent... Superbe exemple d’une scène dans laquelle une grande dose d’émotions, ainsi que d’intentions liées aux sentiments, sont exprimées en un plan et en quelques gestes. Si le film repose sur les caractères, et un certain nombre d’enjeux - Canfield acceptera-t-il son fils ? Willie peut-il se rendre acceptable ? King et Canfield peuvent-ils enterrer la hache de guerre et s’entendre ? Kitty et Willie parviendront-ils à résoudre ce sac de nœuds et à s’aimer sans arrière-pensées? - il lui fallait bien sûr une résolution spectaculaire. Après avoir flirté avec l’idée d’une inondation, c’est finalement avec une tornade que le film se clôt, dans une série de scènes et de gags justement célèbres... qui ont fait grimper le budget. Mais le responsable de la décision de simuler la tornade n’étant autre que Harry Brand, le superviseur du budget imposé par Schenck, l’affaire ne manque pas d’ironie.

On a tout dit sur cette fin en forme de cyclone dévastateur, et tout est vrai : magnifiquement construite, avec la panique générale qui précipite tous les protagonistes dans les abris... sauf Buster, qui seul dans la ville en pleine tornade doit affronter le vent, les objets qui volent et bien sûr les murs qui le menacent. On pourra évidemment considérer cette tempête comme l’épreuve que doit affronter Willie Canfield pour être accepté par son père (d’autant que cette tornade implique effectivement de sauver Steamboat Bill de sa prison) ou pour que King lui donne la main de sa fille. On peut l’interpréter comme une métaphore brillante de la propre tourmente dans laquelle se débattait alors le comédien, ou on peut simplement y voir un tour de force de la part de quelqu’un qui ne rivalisait qu’avec lui-même, et qui essayait ici de retrouver le style de scène spectaculaire qu’il avait par la force des choses laissées de coté depuis The General. Quoi qu’il en soit, ces scènes sont merveilleuses, et l'on n’a pas besoin ici de rappeler à quel point Buster Keaton savait s’impliquer physiquement dans ce genre de séquence : ici, il va plus loin que jamais. Ces scènes hissent le film, tout simplement, au niveau de The General. Bien entendu, la cohésion de ce dernier, avec sa poursuite fabuleuse qui court sur le film entier, aura toujours l’avantage ; mais Steamboat Bill Jr est bien le deuxième chef-d’œuvre, un film spectaculaire dont tout le monde se rappelle, y compris ceux qui n’aiment pas le muet, y compris ceux qui n’ont jamais vu le film : on appelle cela un classique.

The cameraman (Edward Sedgwick, 1928)

Buster Keaton interprète un photographe de rue, un peu minable, lorsque sa rencontre avec une jeune femme qui travaille pour les actualités MGM lui donne une nouvelle vocation : il sera caméraman, mais les films qu'il ramène sont pour le moins déroutants. Parallèlement, il entame une maladroite mais touchante cour auprès de la jeune femme, interprétée par Marceline Day, et rencontre souvent un policier (Harry Gribbon) qui le soupçonne d'être un fou furieux...

Dans The General, Buster Keaton partait à la poursuite de sa locomotive et découvrait une fois arrivé sur les lignes ennemies que sa petite amie avait été enlevée par-dessus le marché. Dans Go West, lorsque le riche fermier lui demandait ce qu'il voulait en échange du service rendu à la fin, il avait préféré la vache plutôt que la fille... Ici, Buster (jamais nommé, mais manifestement Marceline Day l'appelle Buster si on lit sur les lèvres) est en plein travail, lorsqu'une équipe de prises de vues d'actualité le bouscule, avec la foule massée pour accueillir une célébrité en pleine rue. Et Buster se retrouve face à la jeune femme, et c'est le coup de foudre. Seulement plus tard, lors de leur seconde rencontre, il va découvrir sa vocation : il sera caméraman d'actualitéS... C'est un détail mais c'est aussi une preuve, aussi infime soit-elle, que Keaton ne fait plus ce qu'il veut. Enfin, pas tout en tout cas : il a réussi à mener en contrebande un tournage entier, sans être crédité, et à imposer son montage, ce qui n'est pas rien ! The Cameraman est un film paradoxal : s'il inaugure la déchéance en étant le premier film de son contrat MGM qui est une émasculation en bonne et due forme, il reste aussi parmi les meilleurs films du comédien.

New York n'est pas, dans les années 20, une destination privilégiée, et pourtant elle va le devenir. En 1928, deux films - deux comédies - vont capter avec bonheur la ville dans sa vérité et dans son quotidien, avec des extérieurs tournés sur place, en liberté : celui-ci et Speedy, de Ted Wilde, avec Harold Lloyd. Le film qui nous occupe a été décidé par d'autres personnes puis un réalisateur, des gagmen maison, et des techniciens ont été imposés par la MGM. Trouvant le script ridicule, Buster Keaton a profité de l'éloignement vers l'Est pour faire ce qu'il voulait, et le film est en réalité un savant mélange de situations imposées (les mésaventures de Keaton avec le policier commencent par une scène que les auteurs MGM ont écrite pour en faire un dialogue basé sur de nombreux jeux de mots, ce qui en dit long sur leur science de la comédie burlesque muette !) et d'improvisations (le match joué par un Keaton rêveur sur un stade absolument vide, la course dans les rues très peuplées de New York pour arriver chez Marceline Day alors que celle-ci ne s'est pas encore rendue compte que Buster n'était plus à l'autre bout du fil, ou encore la vision d'un Buster affublé de sa caméra, accroché à une voiture de pompier). L'ensemble possède une unité, une humanité aussi, qui en font tout simplement un très grand film. L'enjeu final, durant lequel Buster se fait voler le sauvetage de sa petite amie par un sale type, arrache immanquablement des soupirs de frustration du public, quel que soit l'âge, quel que soit le lieu où il est projeté.

A ce niveau d'identification et d'empathie du public pour le héros, on s'incline : Buster Keaton, en liberté, flanqué de son équipe (Fred Gabourie, Elgin Lessley, Clyde Bruckman) ne pouvait pas faire autre chose que du bon. Au lieu de reconnaitre leur erreur et d'admettre que le film était réussi grâce à Keaton, le studio s'est approprié la réussite, et de fait, avec The Cameraman, empreint de sa sensibilité, de son humour si typique et de son sens visuel si distinctif, Keaton signe son dernier grand film.

Spite marriage (Edward Sedgwick, 1929)

Elmer (Buster Keaton), modeste teinturier obsédé par une actrice, Trilby Drew, qu'il va applaudir tous les soirs dans une pièce consacrée à la Guerre de Sécession, "Carolina". Son fanatisme pousse Elmer à suivre son idole partout, à tel point que tout le monde l'a remarqué. Lorsque Trilby (Dorothy Sebastian) voit l'homme qu'elle aime, l'acteur Lionel Benmore (Edward Earle), flirter avec une autre, elle choisit le premier venu (devinez qui !) pour s'afficher avec, et même se marier avec lui afin de rendre son collègue jaloux...

Pour son deuxième film MGM, Buster Keaton a probablement vite compris dans quel piège il était venu tête baissée. Tous ses collaborateurs sont remplacés les uns à la suite des autres par des techniciens sous contrat, le sujet lui est imposé et le script lui arrive tout cuit dans les mains, avec très peu de scènes en extérieur, c'est-à-dire peu de possibilités d'improvisation pour le comédien et peu de chances de prendre le contrôle.

Le scénario est un scénario de comédie, effectivement, mais dans lequel la part physique de comédie est réduite, et l'ensemble ne possède pas l'unité et la cohérence d'un film de Keaton, toujours centré autour d'un problème ou d'un contexte bien défini. Le film n'est pas pour lui : trop riche, trop éloigné de ses préoccupations... De plus, le scénario accumule les péripéties, enchainant cette histoire d'amour triste avec un film d'aventures en mer, et franchement les coutures se voient. Elmer (la plupart des personnages que Keaton jouera dans les films MGM portent ce nom) est pathétique et doit parfois se sortir de certaines situations par le langage... A un moment, sur un bateau, Keaton est témoin d'un incendie et veut le signaler, mais les officiers du bateau l'en empêchent. Le gag provient de l'expression d'émotions par Keaton : un sacrilège ! Mais il y a néanmoins de vrais beaux moments : la relève d'un figurant au pied levé par Elmer qui a vu la pièce 35 fois est une scène très physique ; le retour à l'hôtel, avec Elmer qui porte Trilby ivre-morte, et qui doit la coucher alors qu'elle est inerte, renvoie à un gag de The Navigator...
 
La collaboration avec Dorothy Sebastian est une excellente surprise : la scène de soûlographie n'a pas dû être une partie de plaisir à jouer pour la jeune femme, et l'on voit qu'elle s'en remet entièrement à Buster. Studio oblige, elle a droit à un nombre conséquent de gros plans : que Buster ait eu son mot à dire ou non, elle n'est définitivement pas à ranger parmi les actrices-potiches. De fait l'acteur qui traversait un enfer domestique, avec son mariage qui coulait, était tombé amoureux d'elle. On ne sait pas ce qu'il advint, d'autant que les ravages de l'alcoolisme commençaient à se faire visibles sur le visage fatigué de Keaton.
 
Les séquences maritimes abondent en situations physiques et l'on voit que, par opposition à une autre cascade pour laquelle Buster a été doublé (ce qui l'a rendu furieux), il assume toutes les cascades sur le bateau avec bonheur. Ces quelques moments sont la preuve que tant qu'il restait dans le cadre du film muet, comme avec College en 1927 qui lui avait été imposé, Keaton avait encore la possibilité de prendre un peu le pouvoir et sauver un film. De fait, Spite Marriage est le dernier film décent, regardable, engageant même de Buster Keaton. C'est aussi, hélas, son dernier muet et son chant du cygne... Il ne mettra plus jamais en scène de long métrage, qu'il soit crédité ou non.

Par François Massarelli - le 23 septembre 2013