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Portraits

bruno dumont à travers ses films

Bruno Dumont fait partie de ces cinéastes contemporains qui divisent dans les grandes largeurs, et ce y compris au sein de la rédaction de DVDclassik. Décrié par les uns qu’il agace fortement, adulé par les autres qui n’hésitent pas à crier au génie, il est clair que cet ancien prof de philosophie ne laisse pas indifférent que ce soit au travers de ses films ou de ses interviews dans lesquels il se prend très - trop diront certains - au sérieux. Ce sérieux, il l'a remisé avec la présentation de sa mini-série P’tit Quinquin à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier festival de Cannes. Une série policière burlesque qui aura étonné et emballé aussi bien ses aficionados que ses détracteurs ! Nous avons souhaité profiter de la diffusion sur Arte ce jeudi 18 septembre des deux premiers épisodes de ce fameux P’tit Quinquin pour vous proposer un portrait du cinéaste à travers ses films. Ou comment passer en l'espace de 17 ans de la chronique d'une ville sinistrée du Nord de la France à une mini-série aussi comique qu'extravagante...

La Vie de Jésus (1997)

Freddy, la vingtaine est au chômage dans le Nord de la France, à Bailleul plus précisément. Sa mère tient le bistrot du coin et il s'ennuie ; il passe donc son temps à regarder la télé, à faire l'amour à Marie, à faire des virées pétaradantes en mobylette avec ses potes dans la campagne environnante, à participer à l'harmonie municipale en tant que tambour. Le désœuvrement, la chaleur plombante de l'été et le racisme ambiant vont l'amener à commettre un acte meurtrier sur la personne d'un 'arabe' qu’il trouvait tourner un peu trop autour de sa copine...

Premier film remarquable d’un cinéaste qui a confirmé depuis de la plus belle des manières. On y trouve déjà son style très particulier fait de plans très recherchés en cinémascope (certains sur la campagne normande notamment lors des virées en mobylette ou lors de la séquence de la remontée mécanique sont tout simplement sublimes), d’absence de musique et de dramatisation, de longues séquences au cours desquelles il ne se passe pas grand chose d'autre que des gestes ou des regards qui en disent plus long que bien des paroles, de scènes d’amour crues et bestiales (voire même non simulées)… La Vie de Jésus possède déjà en gestation les mêmes caractéristiques et qualités que ses films suivants. C’est un film sans concession possédant une force assez étonnante grâce à une tension prégnante et grandissante qui se fait jour au fur et à mesure de l’avancée du film. Mais attention, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il se dégage une forte 'humanité' des films de Bruno Dumont, déjà en place avant le film qui mettra en exergue dans son titre cette caractéristique loin d’être anodine. Les personnages qu’ils filment avec une patience et une précision d’entomologiste, il ne les juge pas et ils sont d’ailleurs loin d’être des monstres (certaines scènes les montrent sur un jour assez émouvant notamment après la mort du frère sidaïque d’un des garçons de la bande). Leur quotidien est monotone, ils habitent dans une ville morte et n’ont pas de travail. C’est la situation qui va les pousser à aller trop loin car pris individuellement, ils ne feraient certainement pas de mal à une mouche. Le couple formé par Freddy et Marie est d’ailleurs plutôt "fleur bleue"...

Bruno Dumont n’a pas son pareil pour nous proposer à chaque fois un personnage féminin lumineux, attachant et fortement humain qui hisse ses films vers des sommets d’émotion. Marjorie Cotreel est déjà au moins tout aussi formidable et inoubliable que ne le sera Séverine Caneele dans L'Humanité, Yekaterina Golubeva dans 29 Palms ou Adélaïde Leroux dans Flandres. Le plan qui voit Marie et Kader enlacés vers la fin du film est d’une stupéfiante beauté à l’instar de celui qui clôt Flandres. Un film radical mais jamais ennuyeux, un film qui possède un pouvoir quasi hypnotique grâce à sa rythmique très particulière, le cinéaste nous plaçant à intervalles réguliers des scènes répétitives et superbement filmées comme les sorties en mobylettes. Direction d’acteurs impeccable, photographie splendide, mise en scène au cordeau… Un premier essai magistral !

Erick Maurel

L'humanité (1999)

Le titre du film contient les deux facettes de ce projet, ô combien ambitieux, mené par Bruno Dumont après La Vie de Jésus. A travers une sordide enquête criminelle (près de Bailleul, dans le nord de la France, une petite fille de onze ans est retrouvée violée et assassinée) menée par l'inspecteur Pharaon De Winter, le réalisateur entend dépeindre l’idée de compréhension, de compassion, en bref le sentiment même d’humanité. Un sentiment qui déborde Pharaon, magnifiquement interprété par Emmanuel Schotté. Pharaon est tout en empathie face à la souffrance des hommes (victimes ou criminels), il est dans un contact profond avec le monde. Son corps porte les marques de ce qui peut être considéré comme un don : il se tord devant la douleur, son regard manque de se perdre devant l’infini tristesse du monde et, parfois, il s'envole lorsqu'il se sent plein. Pharaon porte un regard naïf, simple, sur ce qui l’entoure. Il ne semble pas avoir de barrières et prend de plein fouet les drames ou les beautés dont il est témoin. Le jeu décalé d’Emmanuel Schotté offre à Pharaon une place à part : socialement différent, passant pour un simplet, il se pose d’emblée comme différent des autres. Cette différence lui permet d’accéder à une pureté des sentiments, de porter un regard vierge sur les choses, de ressentir les sensations (qu’elles soient d’effroi ou de bonheur) dans tout leurs éclats. Pharaon peut se permettre de crier face à l’horreur, il peut comprendre la souffrance des hommes, peut embrasser un criminel, peut ressentir la force et la beauté du monde. Et par là, il permet à ceux qui l'entourent de prendre conscience de leurs actes et de la fatalité dans laquelle ils se débattent, du monde de souffrance qui les entoure, de la possibilité d'une transcendance.

Car la deuxième facette du titre englobe bien l’humanité toute entière. Dans le film, les meurtres commis et la culpabilité des criminels ne concernent pas un individu isolé, une petite partie du monde : chaque homme est un représentant des autres hommes. Nous sommes tous coupables et victimes, nous dit en substance Dumont, car chacun de nous porte les vices et les vertus de l’humanité dans son entier. On le voit, L’Humanité est une œuvre incroyablement ambitieuse mais qui évite constamment tout didactisme ou religiosité étouffante. Des lectures symboliques (le film travaille constamment sur l’idée de renaissance, de cycle, du sexe du cadavre de la petite fille à celui de Domino, deux images qui enserrent le film), mystiques ou catholiques (Pharaon en figure christique, être de compassion, de sacrifice et de pardon) du film sont tout à fait possible, mais c’est avant tout une œuvre qui travaille au niveau sensoriel, et non sur un discours, quel qu’il soit. Tout le travail de Dumont vise à se confronter aux sensations, à les enregistrer et à les restituer par la grâce du cinéma. Comme à son habitude donc, le réalisateur signe une œuvre spirituelle mais dans le même temps profondément terrienne.

Tout ici est incarné : les paysages, les corps, les hommes. Tout est lié, comme l’indique la séquence d’ouverture du film où l’on voit Pharaon arpenter un champ en labour : plan long, imposant, où Dumont soude cet homme à la terre, montrant sa silhouette peiner et s’enfoncer dans la boue. Pharaon ne cessera d’ailleurs de creuser, de prendre de la terre dans ses mains, de l’enlacer. Domino est une autre figure liée à la terre. Ses formes rondes, sa peau dénudée offerte au vent et au soleil, tout concourt à en faire une figure païenne de Gaïa, une figure toute entière soumise à ses seuls instincts (son besoin constant de sexe). Dumont explore l’animalité, les pulsions primaires : les corps s’attirent, se reniflent, le sexe est cru, sauvage. Bruno Dumont filme les corps, la chair et les fluides (sang, bave, sueur...). Cette capacité, au sein d’un système formel exigeant (construction en longs plans séquences, hiératisme des cadres, utilisation de seulement trois échelles de plan) à faire sentir la terre, les corps et au-delà l’animalité, l’humanité et la spiritualité, est ce qui fait de L’Humanité une œuvre fondamentale dans le paysage du cinéma français contemporain. C’est un cinéma qui vise le Sacré et qui en cela emprunte des chemins trop peu explorés de nos jours, alors que Bresson, Tarkovski et quelques autres ont montré qu’il était l’un des plus beaux que le septième art pouvait emprunter...

Olivier Bitoun

Twentynine Palms (2003)

Bruno Dumont quitte la Flandres, cadre de ses deux premiers films, pour les Etats-Unis. « Fasciné par les images qui fascinent », le cinéaste ne pouvait que se frotter à celles du cinéma américain et 29 Palms prend la forme d’un road movie au travers du désert californien. Un homme et une femme passent de motel en motel, s’engueulent, font l’amour. De ces scènes mécaniques, répétées, se dégagent bientôt une angoisse et un mal-être étouffant. C’est que ce film qui ne raconte rien se charge de tout l’imaginaire transporté par ce cinéma. On pense à Easy Rider, à Délivrance, à Duel, à La Colline a des yeux, à Massacre à la tronçonneuse… Ainsi, sans qu’aucun évènement ne vienne corroborer nos craintes, on se prend à être aussi terrifié par ce déroulement de scènes vidées de tout enjeu dramatique que par un couple poursuivi par un boogeyman. Dumont connaît le passé des spectateurs, sait qu’il peut manier l’ellipse jusqu’à la limite du point de rupture, que le spectateur vient avec son bagage de cinéma, de souvenirs films et qu’il n’est plus nécessaire d’expliciter chaque séquence d’un film. Il explore la capacité du cinéma à se nourrir de ses propres images, à être autosuffisant par des décennies de création d’images, d’icônes, de codes. Dumont montre qu’un film sans scénario, sans « sujet », peut respirer, palpiter, provoquer des émotions, par le seul fait qu’il en appelle à la mémoire du spectateur, à ses réflexes, à ses fantasmes et désirs.

Dumont nettoie, retranche, évacue : scénario sans sujet, sans histoire, sans enjeux ni intentions ; acteurs qu’il empêche de jouer ; personnages sans psychologie ; mouvements de caméra réduits à la nécessité de suivre les corps ; rejet de la belle image. Un cinéma longuement réduit sous le feu. La puissance du médium explose alors. Par le seul fait de reproduire le réel, il nous questionne en profondeur. 29 Palms met en exergue le fait que le spectateur est aussi créateur de la fiction, que ce qui se joue au cinéma se déroule entre trois pôles : le pôle filmé, le pôle filmeur, et le pôle récepteur. Dumont montre également la capacité du cinéma à éveiller des choses primales, qui tiennent de l’inconscient collectif, comme l’effroi qui nous saisit devant un paysage désertique. Du cinéma régressif à l’image de ce couple qui ne communique que par le sexe, utilise la parole de façon mécanique, vidée de sens. 29 Palms est un film inquiétant, pas aimable pour un sou, profondément dérangeant. Un film autiste, qui communique avec le spectateur uniquement par le biais des images véhiculées par le cinéma américain. Un film que l’on pourrait qualifier d’anti-intellectuel, tant il ne travaille que sur les sensations. Si l’on est saisi par l’intelligence du propos, par la formidable réflexion que Dumont nous propose sur la force de représentation du cinéma, difficile cependant d’aimer pleinement le film. Ainsi, on s’ennuie aussi pendant 29 Palms lorsque, épuisé, on peine à investir ces images vides et froides. Le film se déroule alors sans plus générer autre chose qu’un profond agaçement. Film trop radical peut-être, mais l’on peut aussi mettre en cause l’éducation de notre regard, nos habitudes de spectateur. Au-delà de ces réserves, 29 Palms est une expérience de cinéma passionnante, une de ces œuvres qui mine de rien nous fait avancer dans la compréhension du septième art.

Olivier Bitoun

Flandres (2006)

Demester partage sa vie entre son travail à la ferme, ses rencontres et ses sorties avec les copains et avec Barbe, une amie d’enfance dont il est amoureux malgré ses nombreux autres amants. Tout comme dans La Vie de Jésus, Bruno Dumont, sans concession mais sans les juger non plus, commence par filmer ces gens simples dans leur quotidien terne et ennuyeux, par braquer sa caméra "d’apparent" froid entomologiste sur leurs gestes, leurs regards, leurs démarches, par tenter de capter leurs émotions bien enfouies, par montrer leurs ébats bestiaux au milieu des paysages des Flandres photographiés ici comme des tableaux de maîtres. Puis, comme dans Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino, auquel la construction et les thèmes font un peu penser, changement radical avec le départ, en tant que soldat, de ces personnages "mutiques" que l’on a appris à côtoyer pour un conflit géographiquement indéterminé. Après une sorte d’enfer du quotidien, c’est l’enfer de la guerre qui survient, abruptement. Le retour à "la vie" ne se fera pas non plus sans mal car celles qui ont attendu le retour de leurs amis, frères, époux, ont souffert tout autant...

Après La Vie de Jésus et L'Humanité, Dumont confirme son talent et son style unique en radicalisant encore son cinéma - aucune dramatisation traditionnelle, quasiment aucuns dialogues, plans séquences très étirés - sans pour autant le rendre plus abscons mais au contraire avec encore un surplus de maîtrise. Un film exigeant et radical, d'une force, d’une tension et d'une violence psychologique peu communes. Un film aussi d'une profonde humanité, interrogeant le rapport de l’homme face à sa propre sauvagerie et bestialité et qui s'avère au final émouvant et lumineux (le dernier plan, celui que l’on retrouve sur l'affiche du film, est sublime). D'une maîtrise technique confondante (Dumont est certainement, avec John Carpenter, celui qui, actuellement, utilise au mieux le format large), Flandres contient parmi les plus beaux plans du cinéma français contemporain. Courtes 90 minutes viscérales, violentes mais aussi et surtout bouleversantes. Le visage d’Adélaïde Leroux risque de nous hanter très longtemps - sa photogénie embrase littéralement la pellicule - et Bruno Dumont s'impose comme l'un des cinéastes français les plus importants apparus ces dernières décennies, l’un des plus doués de sa génération. Un chef-d’œuvre exigeant et qui devrait laisser des marques dans les esprits.

Erick Maurel

Hadewijch (2009)

Une novice, Hadewijch (du nom d’une mystique poètesse du XIIIème siècle), est renvoyée du couvent par la mère supérieure. Cette dernière, effrayée par l’absolu de son amour pour le Christ (comme les catholiques l’ont toujours été par la foi extatique des mystiques) espère que, confronté au monde, cet amour va retrouver des proportions humaines. Redevenue Céline, la jeune fille fait la connaissance de Yassine et de son frère Nassir, qui mène des cours sur la religion musulmane dans l'arrière-boutique d'un restaurant. L’amour irraisonné de Céline pour le Christ rejoint la rhétorique extrémiste du jeune islamiste et l’entraîne au Moyen-Orient où elle entre en contact avec un groupe religieux extrémiste...

Dumont raconte avec Hadewijch le parcours de Céline qui, partant d'un amour absolu et intenable, va apprendre à incarner cet amour dans les corps, dans le monde. La mise en scène de Dumont nous fait ressentir au plus profond de nous, sans qu'il soit nécessaire d'user du discours, que l'amour immodéré de Céline pour une figure désincarnée cache le fait que c’est un corps qu’elle désire. Le Christ, objet de tout son être, est un non-corps et il est intenable pour elle de vivre dans cet absolu qui est une absence. Elle essaye d’entretenir des rapports très physiques avec le Christ, elle parle de pénétration, elle respire la sensualité lorsqu'elle l'évoque ou prie, mais ce corps absent ne peut recueillir in fine ce débordement d'amour qui est en elle. Dumont croit dans le mystère, comprend les vision des mystiques, mais pour lui tout cela doit être séparé de l’idée de religion, de Dieu, et c’est ce que le parcours de Céline nous transmet. L’homme doit se rapproprier la mystique, refuser qu’elle soit le seul apanage des religions. Il faut reconquérir au religieux la grâce, le sacré, la foi. La mystique peut être - doit être - profane, athée. Cette manière de relier le mystique à l’ordinaire est à l'œuvre dans son cinéma depuis La Vie de Jesus, mais il n'avait jamais posé cette question de manière aussi sereine. La mystique, le sacré, ont peut les trouver dans le réel, dans le tangible, dans les corps, dans les paysages. Ce n’est finalement que de la poésie, de l'amour. Lorsque Dumont filme dans un même plan une grue élévatrice et le couvent, il symbolise à l'image cette idée d'une réaffirmation du mystique dans le concret, le physique. Il magnifie, sacralise l'objet grue en la filmant en contre-plongée alors que ses cadres écrasent l’intérieur des églises, ramènent leur magnificence à une échelle humaine.  Le choix de filmer pour la première fois en 1,66 (alors que Dumont est l'un des plus grands esthètes du Cinémascope) participe de cette mise en scène qui reprend à l'iconographie religieuse tout ce que celle-ci a confisqué. Tout comme l'utilisation de l'imagerie religieuse (couleurs rehaussées, lumière éclatante, drapé des textures) qui vise à la rendre au réel.

Comme Dumont est un cinéaste d'une ambition démesurée, il ne s'arrête pas à ce seul, passionnant, thème. Il essaye de comprendre ce moment où l’amour absolu devient désir de mort. Ce point de basculement, Dumont ne se l’explique pas et, comme toujours chez lui, lorsqu’il fait un film c’est aussi pour chercher. Et, toujours, il entraîne le spectateur dans ses questionnements qui prennent la forme d'un film à construire ensemble. Rien n'est donné au spectateur, il doit parcourir l’œuvre et faire son propre chemin. Cette croyance absolue et sincère dans l’idée que le spectateur est aussi auteur du film, qu’il n’est pas le récepteur de l’œuvre mais qu’il y participe, est particulièrement flagrante dans ce film qui laisse une immense liberté de pensée, de réflexion. Chacun ressort avec son film, son histoire. Une méthode forcément risquée et qui nous déstabilise, nous spectateurs, car nous sommes habitués à des films dirigistes, explicatifs, dogmatiques, fermés. Mais c’est toute la richesse de ce film qui nous hante longtemps, qui continue à faire son chemin en nous. Chaque film de Dumont amène une réception différente. 29 Palms excède, étouffe car il est lui justement très dirigiste, manipulateur et il faut au moins une seconde vision pour commencer à (peut-être) l'apprécier. Flandres ou L’Humanité nous frappent et l’on ressort sonnés de la séance. Hadewijch, de son côté, travaille en profondeur, lentement, doucement, et les interrogations que le film soulève nous poursuivent longtemps, mûrissent, évoluent. Si bien qu'il est impossible en quelques lignes de transmettre la richesse de cette œuvre éblouissante. Juste un dernier mot donc, sur la direction d’acteurs, comme toujours parfaite. Julie Sokolowski ne désirait pas spécialement être actrice et, athée, le film ne lui disait rien. Dumont a réussi à la persuader de jouer Céline en lui demandant de l'interpréter en pensant à l’ami qui venait de la quitter. Ses mots d’amour lancés à Dieu sont en fait adressé à un homme, méthode de travail qui recoupe en tout point le sujet profond du film. Et lorsqu'au bout de son parcours elle renaît au monde en laissant éclore l'amour, tout le film soudainement s'incarne dans ce corps tremblant et fragile de nouveau-né. Hadewijch, c'est avant tout un sublime poème sur l'amour.

Olivier Bitoun

Hors Satan (2011)

Le Gars (impressionnant David Dewaele) est un vagabond. Il erre sur la Côte d'Opale, vivant dans une cabane au bord de la plage à la manière d'un ermite. Il possède des dons d'exorciste qu'il met en pratique contre quelques offrandes. Elle (Alexandra Lemâtre) le suit partout et c'est vers lui qu'elle se tourne lorsque son père la bat – ou la violente – une fois de trop. Le Gars lui règle son compte d'un coup de fusil...

Bruno Dumont fait partie de cette lignée de cinéastes comme Bresson, Tarkovski, Tarr ou aujourd'hui Naomi Kawase, qui voient en la mise en scène cinématographique une quête de la grâce. En cinq films, il n'a cessé de sillonner ce chemin et Hors Satan est une forme d'aboutissement – à défaut peut-être d'être un accomplissement - de cette quête. C'est le plus épuré de tous les films du cinéaste. Dumont ne cesse de retrancher pour atteindre le cœur de ce qu'il attend de son art. Comme à l'accoutumée, il n'y a aucune psychologie des personnages. S'il demeurait ça et là un lointain fond sociologique dans certains de ses films (essentiellement dans son premier, La Vie de Jésus, plus vaguement dans Flandres), il se détache complètement ici de tout ancrage dans le monde contemporain. Enfin, il fuit le sujet jusqu'à ne plus avoir qu'un fil ténu faisant office de ligne dramatique. Tous ces éléments font que l'on a l'impression d'assister à un film se déroulant au Moyen Âge (l'histoire, les paysages... tout nous y fait penser malgré la présence de quelques éléments modernes), un film primitif, un cinéma qui parvient encore à s'enivrer de sa propre puissance d'évocation. La démarche de Bruno Dumont est on ne peut plus explicite ici : il s'agit pour lui de dépouiller son film afin de n'avoir plus à se poser que des questions de mise en scène, d'espace, de corps et de visages. L'intrigue n'est plus qu'une excuse, le projet étant tout d'abord de filmer un paysage, de nous y immerger. On parcourt ainsi aux côtés des personnages une petite trentaine de kilomètres carrés, toujours à pied, au ras de la terre (jamais la caméra ne s'élève au-dessus des paysages et des hommes).

Ce que Dumont recherche, c'est d'abord nous faire partager l'expérience de ce paysage et il y parvient de manière magistrale. Parcourir un champ au lever du jour, franchir une barrière, s'enfoncer dans un marécage... chaque fois qu'il filme un espace, une micro action, il parvient à nous les restituer sous une forme pure, originelle. C'est ainsi qu'un taillis devient mystérieux, inquiétant comme il peut l'être lorsque l'on se promène seul dans un sous-bois. Le cinéma ne s'arrête jamais sur ces détails, alors qu'il est peut-être le seul art à être capable d'en restituer la force primitive. Lorsque l'on se promène, on est saisis par des détails de la nature – le bruit du vent sur les feuilles, un talus un peu sombre où l'on sent que quelque chose est tapi – et c'est cette attention presque animale que l'on retrouve à la vision du film. Pour atteindre cela, Dumont ne fait pas dans le naturalisme, ou alors un "faux naturalisme". Les sons que l'on entend sont tous des sons directs, mais ils n'appartiennent pas forcément à l'image que l'on voit et les échelles de plans visuels et sonores ne raccordent pas toujours. L'image est en scope, imposante, invitant à la contemplation aussi bien des paysages que des visages des acteurs. Lorsqu'il filme le Gars marcher ou faire un geste simple, le cinéaste le fait en contre-plongée, lui donnant la stature d'un personnage de mythe. Cette mise en images qui défie le naturalisme associée à la longueur des plans permet de provoquer la remontée de sensations, de souvenir ancrés en nous.

Hors Satan est donc d'abord une expérience sensorielle, sensitive, et Dumont se fait ici moins réflexif qu'il na pu l'être (29 Palms) pour se livrer avant tout à ses intuitions. On ne comprend pas tout au film, aux intentions – si intentions il y a – du cinéaste. On devine simplement que le Gars est un homme qui se situe au-delà de toute morale, qui peut aller aux extrêmes aussi bien de la bonté que de la violence, et ce parfois dans un même mouvement. Dumont requestionne ainsi notre rapport au bien et au mal en nous détachant de toute question morale, en préférant l'émotion et les sensations à la pensée, en ouvrant son film à la contradiction. On devine qu'une fois de plus, après Hadjewich, Dumont prône pour une réappropriation du sacré par l'homme. Ses héros prient, mais ce sont des prières qui sont au-delà de la religion et qui sont destinées à quelque chose de sacré mais qui n'a rien à voir avec un Dieu : la nature, l'art... le cinéma peut-être ? Hors Satan est le film le plus radical de Bruno Dumont et donc le plus proche de sa vision de cinéaste. Il est certainement arrivé au bout de ce mouvement d'épure et il lui faudra après ce film se confronter de nouveau au sujet, au récit, pour éviter le risque de ne plus faire avancer son cinéma.

Olivier Bitoun

camille claudel 1915 (2012)

Avec Hors Satan, Dumont est certainement arrivé au bout d'une démarche artistique visant à atteindre l'épure. Le risque était alors pour lui de se figer dans cette forme de cinéma, de se perdre en cherchant encore et encore à gratter la chair jusqu'à l'os. Si c'est vraiment avec P'tit Quinquin qu'il va retrouver un nouveau souffle, Camille Claudel 1915 peut être vu comme une première tentative pour lui de s'extraire de ce qui risque alors de devenir une méthode. Il travaille ainsi pour la première fois à partir d'un récit biographique – trois jours de la vie de Camille Claudel alors qu'elle est internée dans un asile psychiatrique de Provence - qui appelle en outre une reconstitution historique. Il s'attache ensuite à travailler la parole, les logorrhées de Camille et les longs textes écrits de son frère Paul tranchant avec la quasi absence de dialogues de ses précédents films. Enfin, il y a Juliette Binoche, première actrice de renom à faire son apparition dans son cinéma...

Or, malgré tous ces éléments susceptibles de le sortir de ses habitudes, Dumont reste enfermé dans son système. Camille Claudel 1915, c'est une heure quarante de film où la caméra reste attachée aux gestes et au visage d'une Juliette Binoche surjouant l'artiste tourmentée. C'est le premier écueil du film, l'actrice – qui pourtant fait partie des plus justes des comédiennes françaises – ne parvenant pas à nous faire oublier la « performance ». Ce premier rendez-vous avec une  « star » - rappelons que c'est Binoche qui a fait part au cinéaste de son désir de jouer pour lui - s'avère être un rendez-vous manqué..

Pour le reste, Dumont ne fait pas grand chose de cette nouvelle matière qui s'offre à lui. Le calvaire de Camille Claudel lui sert surtout à discourir une nouvelle fois sur la grâce et le film n'apporte pas grand chose de nouveau après Hadjewich et Hors Satan. Certes, c'est allez un peu vite, Dumont étant loin d'être à court de munitions quand il s'agit de parler de l'art, de la spiritualité, de l'engagement, de la foi. Mais on a l'impression qu'il se trouve refréné par le besoin de respecter l'histoire et la vie de son modèle, ne parvenant pas finalement à vraiment s'arranger de ce matériau qui s'avère être plus une prison pour lui qu'une nouvelle opportunité. De la même manière, s'il fait appel à des comédiens amateurs comme à son habitude - ici des véritables pensionnaires et soignants d'un asile - il se piège en ne parvenant pas à en faire autre chose que de simples faire valoir à la tête d'affiche. Alors que d'habitude il tire de ses comédiens une vérité qui les dépasse, il ne fait ici que provoquer la gêne du spectateur.

Le cinéaste se trouve dans un entre deux qui n'est satisfaisant ni du point de vu du spectateur qui – il faut bien le dire - s'ennuie ferme, ni du point de vue d'une œuvre que l'on espérait voir se renouveler. On sent que Dumont cherche un nouvel élan, qu'il est prêt à se confronter à des choses nouvelles pour lui, mais il se raccroche à ses habitudes, aux motifs et aux techniques qu'il a jusqu'ici développé. Le film donne une impression de surplace et on pense à cette scène emblématique où Camille Claudel malaxe la terre pour essayer de sculpter une figure, avant de l'écraser, furieuse. Un film frustrant sur bien des points, mais c'est certainement cette frustration qui va pousser Dumont à vraiment se mettre en danger avec sa réalisation suivante...

Olivier Bitoun

P'tit Quinquin (2014)

Pour tout dire, et surtout compte tenu des orientations récentes de sa carrière, décrites dans les derniers textes ci-dessus, on n’attendait pas spécialement Bruno Dumont là. Où ça ? Eh bien, dans un premier temps, on ne l’attendait pas à la télévision.  Les spécificités de son style (en particulier de sa mise en scène) – et sans même évoquer ses prises de position tranchées sur le médium – semblaient s’accorder exclusivement à l’expérience de la salle, et il faut savoir gré à Arte d’avoir su convaincre le cinéaste de se plier – si l’on peut dire – aux contraintes d’esthétique ou de durée (4 épisodes de 52 minutes) propres au support. Dans un deuxième temps, on n’attendait pas Bruno Dumont dans le registre de la comédie, en particulier à la suite de la tendance épurée, austère et rigoureuse, affichée dans ses dernières réalisations. Et enfin, on ne l’attendait pas… là… Où ça, me direz-vous ? Eh bien, comment dire ? Imaginez des intrigues policières à la Mocky, insolentes et débraillées, où des personnages aux bras aussi cassés que leurs gueules entreprennent des enquêtes policières improbables, où les morts pleuvent, avec un arrière-plan politique réel mais décousu, qui mêle violence sociale, désœuvrement rural et racisme ordinaire… Prenez, par ailleurs, l’esprit de la comédie « régionale » italienne, dans laquelle le cadre de l’action conditionne déjà les comportements des personnages, où la cruauté et la bienveillance s’embrassent, et où le rire naît simultanément au malaise ou à l’émotion (la belle relation, en particulier, entre P’tit Quinquin et Eve traduit une douceur dans le regard à laquelle le cinéaste ne nous avait pas toujours habituée). Enfin, prenez la rigueur esthétique d’un Dreyer ou d’un Bresson, cinéastes dans le sillage desquels Bruno Dumont s’est souvent placé. Eh bien, quelque part dans l’immensité interstellaire formée par ces trois pôles - pour le moins disparates, convenons-en – , il y a P’tit Quinquin.

On pourrait se contenter de décrire ces 300 et quelques minutes en disant qu’elles sont « autres », et que rien ne permet d’en anticiper totalement la nature. On a, par exemple, à peu près jamais vu un acteur jouer un rôle principal comme le fait Bernard Pruvost, dans une performance typiquement « dumontienne » pour laquelle on ignore, en réalité, d’où vient la force de son interprétation (pour dire les choses un peu brutalement, dans quelle mesure est-il hilarant malgré lui ?). Cette direction d’acteurs, souvent ahurissants, n’est pas la moindre des audaces d’une mini-série qui offre surtout un contrepoint vivifiant, assez exaltant même, à la production audiovisuelle anglo-saxonne : on le sait, la série télé – en particulier américaine – vit actuellement une sorte d’âge d’or, certaines productions récentes ayant atteint une forme d’absolue exemplarité dans l’efficacité formelle et/ou narrative. Plutôt que de se mesurer à ce savoir-faire particulièrement rôdé, Bruno Dumont explore un autre territoire, et ouvre la voie à une autre manière d’envisager la structure sérielle : si l’on attend que P’tit Quinquin, à la fin de son dernier épisode, retombe sur les pattes de son intrigue policière à la manière, par exemple, d’un True Detective, on a sonné à la mauvaise porte. Si l’on attend, par contre, d’un tel objet qu’il continue de nous surprendre, de nous ahurir, de nous malmener par la simple force de son style, alors on commence à concevoir à quel point P’tit Quinquin pourrait, à terme, marquer une date dans la production télévisuelle hexagonale. Il est toujours délicat de se hasarder à des prophéties de cet ordre, mais P’tit Quinquin est de la matière dont on fait les pierres blanches, et on ne serait pas surpris que dans une vingtaine d’années, le titre continue à être cité comme, sinon une référence, en tout cas un événement. C’est ce soir, sur Arte, et vous pourrez alors dire avec fierté :  « J’y étais ».  

Antoine Royer

Par Erick Maurel, Olivier Bitoun et Antoine Royer - le 18 septembre 2014