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Portraits

portrait d'Alejandro Amenábar à travers ses films

C'est à dix-neuf ans qu'Alejandro Amenábar réalise son premier court métrage, La Cabeza (La Tête, 1991), suivi l'année suivante d'Himenóptero. Si le premier (déjà co-écrit avec celui qui deviendra son fidèle collaborateur, Mateo Gil) est une farce gore qu'il juge sans intérêt, le deuxième annonce par bien des aspects (thématiques comme formels) ses futurs longs métrages. Il enchaîne avec Luna en 1994, film qu'il retourne en 1996 en 35mm et dans une version raccourcie de plus de la moitié pour une exploitation en salles. Cet exercice de style impressionnant, au crescendo admirablement mené, permet au cinéaste de trouver les financements pour réaliser Tesis, son premier long. Ce dernier ne fait pas grand bruit jusqu'à la surprise de la cérémonie des Goyas où il rafle sept statuettes. Amenábar s'impose alors comme le jeune prodige du cinéma espagnol et tous ses films suivants seront des succès aussi bien publiques que critiques. Auteur complet de ses films (qu'il co-écrit avec Mateo Gil, met en scène et dont il compose la musique), il s'illustre dans différents genres : le thriller (Tesis), l'anticipation (Ouvre les yeux), le fantastique (Les Autres), le drame (Mar Adentro) et même la fresque historique (Agora). Retour sur la carrière du plus passionnant des cinéastes espagnols contemporains à l'occasion de la sortie en DVD et Blu-ray de son premier long métrage chez Carlotta...

tesis (1996)

Angela (Ana Torrent) prépare un doctorat sur la violence des images télévisuelles. C'est en travaillant sur ce même sujet que son directeur de mémoire, le professeur Figueroa, décède de ce qui semble être une crise cardiaque alors qu'il regarde une cassette vidéo dans l'auditorium de la fac. Angela parvient à s'emparer de la vidéo qui se révèle être un "snuff movie". Persuadée que celui-ci a été tourné au sein de la faculté, elle décide avec l'aide de son ami Chema (Fele Martinez) de retrouver les personnes à l'origine de cette bande...

Avec ses courts métrages, Alejandro Amenábar a fait ses armes dans le domaine du suspense et du thriller et fort de cette expérience et d'un don naturel pour le genre (et la mise en scène en général, le cinéaste n'est alors seulement âgé que de vingt-cinq ans), il signe un premier long métrage qui s'impose comme l'un des films les plus angoissants tournés dans les années 90. Amenábar - on le verra par la suite - n'est pas foncièrement un cinéaste de genre ; et s'il s'illustre dans le thriller, l'anticipation et le fantastique pour ses trois premières réalisations, c'est que ce type de cinéma lui permet de raconter des histoires principalement par le biais de la mise en scène. Ces films sont des exercices qui lui permettent d'affiner son travail sur les cadrages, le découpage et les mouvements de caméra. Il apprivoise pleinement le langage cinématographique avant de se lancer dans des projets où l'intrigue, les dialogues, la psychologie seront plus développés, mais toujours portés par des questions de mise en scène. Exercice ne signifie pas exercice de style, et de Tesis à Les Autres ce qui frappe chez ce jeune cinéaste c'est, au-delà de l'intelligence et du brio de sa mise en scène, l'ambition thématique, le soin apporté aux personnages, les drames et les réflexions sur l'homme et la société qu'il développe tout en respectant les règles du genre.

Amenábar et son co-scénariste Mateo Gil développent le deuxième court métrage du cinéaste, Himenóptero, enrichissant le personnage de Bosco - le cinéaste cédant sa place en tant qu'acteur à Eduardo Noriega - qui a eu son premier rôle dans Luna, le troisième court du cinéaste. Le budget est très réduit (700 000 euros), ce qui n'empêche pas Amenábar d'être particulièrement ambitieux en terme de mise en scène et de production design. Le cinéaste utilise magistralement le décor de la faculté, tournant dans l'établissement de Madrid où il a fait ses études. Il développe une esthétique très éloignée du cliché de l'Espagne ensoleillée, et se situe à l'exact opposé du baroque qui colle au cinéma de son pays et dont Pedro Almodovar est l'incarnation la plus parlante. Il imprime au film une atmosphère pesante et glauque assez tétanisante ; et même s'il lui confère aussi un aspect ludique, c'est une impression de profond malaise qui prend le dessus. C'est qu'au-delà du souhait de signer un thriller implacable, Amenábar réagit au phénomène des reality shows dont le snuff movie n'est qu'une version extrême. Angela est ainsi fascinée par l'existence de ces images de tortures et de morts puis, peu à peu, happée par ces dernières, ce qui permet au cinéaste de jouer bien évidemment sur notre place de spectateur en interrogeant notre propre fascination pour la représentation de la violence.

Mais si Tesis marque les esprits, c'est qu' Amenábar ne se contente pas d'interroger notre voyeurisme - thème fort éculé - ni à faire une critique de la violence au cinéma ou à la télévision. Ce qui l'intéresse, c'est l'idée que notre société est complètement soumise à l'image, que cette dernière est partout, qu'elle commente tout, qu'elle dirige tout. Dans Tesis, c'est elle qui dicte toute chose, qui guide les relations entre les personnages, leurs actes, qui mène l'intrigue. Amenábar nous fait arpenter un monde désincarné, mort et glacé, car tout ayant été vu, montré, il n'y a plus de sentiments possibles. C'est ce qui pousse l'image à aller toujours plus loin afin de continuer à provoquer des affects : reality shows puis, lorsque ce n'est plus suffisant, snuff movies. Amenábar fait appel à Ana Torrent, la jeune actrice qui illuminait deux œuvres fondamentales du cinéma espagnol : Cria Cuervos et L'Esprit de la ruche. Une façon pour le cinéaste de rappeler que si ses influences sont américaines (ses maîtres sont Kubrick, Spielberg et Hitchcock), il est - et compte bien rester - un cinéaste espagnol. Le film rencontre un petit succès d'estime mais, en raflant sept Goyas à la surprise générale, il impose d'un coup le nom de son réalisateur et déclenche un vaste mouvement de reconnaissance du cinéma de genre hispanique par le public et la critique. Tesis est un thriller palpitant, magistralement mis en scène, qui marque autant par son efficacité en termes d'effroi et de suspense que par le goût amer qu'il laisse en bouche, le final implacable nous laissant sur la vision sans espoir d'une humanité sacrifiée au culte des images.

ouvre les yeux (Abre los ojos, 1997)

César (Eduardo Noriega), un jeune homme riche et beau, rencontre lors d'une soirée organisée en son honneur une femme éblouissante, Sofia (Pénélope Cruz), dont il tombe immédiatement amoureux. Nuria (Najwa Nimri), son ex-petite amie, supporte mal cette liaison et harcèle César, jusqu'à provoquer un accident de voiture dans lequel elle perd la vie et César son visage...

Tout juste après avoir terminé Tesis, Alejandro Amenábar écrit (toujours avec Mateo Gil) un scénario bien plus ambitieux dont il trouve cependant très rapidement le financement grâce au succès public et critique de son premier long métrage. Abre los ojos est un film de genre, l'un des rares à voir le jour dans le paysage cinématographique alors encore mainstream du cinéma espagnol. S'il y a dans le pays une vraie tradition de cinéma de genre, celui-ci est cantonné à la marge et c'est un exploit que d'imposer ainsi un film d'anticipation au budget conséquent. Ce dernier reste néanmoins très limité si on le compare au tout-venant de la production américaine mais, grâce à son talent, Amenábar n'en parvient pas moins à signer un film à la production design impressionnante, rendant crédible un univers d'anticipation qui se situe dans la droite lignée des romans cyberpunk de William Gibson. Autre référence à laquelle on pense immédiatement, celle de Philip K. Dick, et ce même si Amenábar dit ne pas avoir lu le maître. Le film n'est donc pas une adaptation littérale de l’écrivain mais il s'inscrit parfaitement dans les réflexions de Dick sur les faux-semblants, la manipulation et les dérives de la perception du réel. On peut même aller plus loin et penser à Ingmar Bergman ou à Hiroshi Teshigahara (Le Visage d’un autre) lorsque le film glisse vers un troublant questionnement sur l’identité, le prétexte d'une avancée technologique servant à s'interroger sur ce que l'on devient lorsque notre apparence n’est plus la même.

Si le film remue en nous ces questions profondes - toujours inquiétantes - sur l'identité et le réel, c'est de manière souterraine, Amenábar n'assenant pas un propos philosophique mais l'intégrant naturellement à un récit de suspense. De la même manière, il fait passer une évidente critique de notre société moderne où seuls comptent l'apparence, le dehors, l'image que l'on renvoie aux autres. César vit dans un monde où règnent le luxe et la beauté, et il lui faut perdre son visage pour qu'il se rende compte que ce monde n'est qu'un fantasme, un rêve de bonheur. Le trouble qui saisit alors César lorsqu'il voit autour de lui son monde se décomposer gangrène tout le film. Le spectateur perd ses repères et avance à tâtons dans une histoire où les certitudes se dérobent, où la vérité glisse constamment des doigts. La figure de la chute, qui marque chaque étape de la descente aux enfers du héros, fonctionne comme autant de marches que le spectateur emprunte pour descendre dans un monde confus, complexe, labyrinthique, où l’on prend plaisir à se perdre et à démêler la réalité du cauchemar. Un jeu de piste jouissif, ludique et trépidant qui fonctionne à la perfection grâce à l'imagination débordante d'Amenábar et de Mateo Gil et à leur rigoureuse construction narrative.

En terme de mise en scène, c'est un grand bond en avant pour le cinéaste. Plusieurs séquences frappent par leur incroyable maîtrise et l'inventivité de la réalisation, comme celle de l'accident qui vient directement de Luna, un court métrage où Amenábar mettait en scène une discussion entre un homme et une femme dans la voiture tournant peu à peu au cauchemar. Amenábar parvient à passer d'une ambiance à une autre, jouant finement sur sa mise en scène pour guider nos sensations. On est ainsi constamment portés par le film et l'on accepte le jeux sur les flashback et la déconstruction du récit qui, sans la maestria du cinéaste, aurait pu rapidement se révéler lassant. Ouvre les yeux est aussi, après Tesis et avant Les Autres, un film sur la vérité et le refus de l'accepter par crainte de la douleur qu'elle peut engendrer. Alejandro Amenábar se glisse ainsi dans le cinéma de genre pour évoquer des questions profondément humaines. Le genre qui lui permet de rechercher l'immersion du spectateur, de lui proposer une expérience sensorielle d'où va secrètement découler un discours sur l'homme. Le genre qui lui permet de travailler sur la métaphore, les mythes ou la figure du conte. A vingt-cinq ans, le cinéaste a tout compris de la richesse et des possibilités de ce cinéma. Pour s'en convaincre, il suffit de découvrir ce film admirable.

Les autres (the others, 2001)

Île de Jersey, 1945. Grace (Nicole Kidman) s'occupe seule de ses deux enfants dans une vaste demeure victorienne dont elle maintient constamment les volets clos et les portes fermées. C'est que Nicholas et Anne souffrent d'une maladie rare qui rend la lumière du soleil fatale pour leur organisme. Grace vit ainsi dans la crainte qu'un rayon de lumière perce l'obscurité et blesse ses enfants. Le retour de son mari parti au front se fait attendre alors que l'armistice a été déclaré il y a trois mois déjà. Ses anciens domestiques ayant quitté le domaine, elle en accueille trois nouveaux et leur explique les règles qui prévalent dans la maison. Mais, un jour, la lumière pénètre dans ces lieux...

Après le succès critique et public de ses deux premiers longs métrages, Alejandro Amenábar est logiquement courtisé par Hollywood. Tom Cruise rachète les droits de Ouvre les yeux - s'octroyant le rôle principal du remake (Vanilla Sky) dont la réalisation est confiée à Cameron Crowe - et produit le nouveau film du cinéaste pour son épouse d'alors, Nicole Kidman. Amenábar semble ainsi passer un cap en tournant en langue anglaise, avec une star et un budget très important. Mais le cinéaste refuse d'aller tourner à Hollywood, restant en Espagne (dans le nord de laquelle il trouve la demeure et le cadre parfaits pour son film) et travaillant avec des techniciens de son pays et dans le cadre d'une production pour partie espagnole (à noter la présence du talentueux réalisateur Eduardo Chapero-Jackson comme producteur exécutif). Le scénario (le premier qu'il signe seul, sans son partenaire Mateo Gil) est en lui-même à mille lieues des films fantastiques américains qui mettent en scène maison hantée et adolescents décérébrés, Amenábar écrivant un huis clos dramatique mettant en scène une femme et ses deux enfants prisonniers de la peur et du mensonge. Les Autres est également un film d'épouvante de facture très classique, très éloigné des relectures du genre qui constituent une grande partie de la production fantastique de ce début des années 2000. Amenábar a vu et revu Les Innocents de Jack Clayton, Rebecca d'Alfred Hitchcock ou La Maison du diable de Robert Wise, et souhaite réaliser non pas un hommage à ce pan du cinéma mais à en reprendre le fil, comme si entre-temps rien ne s'était passé dans le paysage du fantastique.

Pour ce faire, Amenábar repense sa mise en scène, posant sa caméra et n'orchestrant plus de ces savants mouvements de caméra sur lesquels reposait la construction de Tesis et de Ouvre les yeux. Le film est à l'image de la partition musicale d'Amenábar (partition qu'il signe également seul pour la première fois, Mariano Martin l'ayant accompagné jusqu'ici pour orchestrer ses compositions) : très douce en apparence, presque enfantine, elle confère au film une atmosphère sombre et inquiétante, glisse l'idée d'un secret inavoué qui peu à peu remonte à la surface. Le cinéaste écrit son film en se souvenant de l'ambiance des contes de son enfance et des histoires et romans qui, bambin, le faisaient frémir. Secondé du vétéran Javier Aguirresarobe (avec qui il travaille pour la première fois), il signe une photo qui fait se détacher très fortement les visages blafards de ses personnages, rappelant ainsi que ce qui compte pour lui n'est pas l'épouvante et le suspense, mais le drame humain qui se joue ici. La palette de couleurs tourne autour du gris, les lumières sont diffuses, les contours estompés, comme si dans l'obscurité de la demeure tout était aussi indécis que dans cette brume qui couvre les alentours et ne se lève jamais. Amenábar crée un lieu métaphorique, une extension de la prison que Grace a fabriquée autour d'elle et de ses enfants. Elle s'est créé un lieu à l'écart du monde, un espace fermé à toute rumeur du dehors et où aucune lumière ne doit entrer. Le réalisateur inverse dans un premier temps une imagerie classique du cinéma d'épouvante, la lumière devenant le danger et l'obscurité un refuge. Mais on découvre que la lumière reste une métaphore de la vérité et que c'est vers elle que doit aller Grace pour se libérer.

Ce dont parle au fond Amenábar, comme dans ses deux précédents films, c'est du refus de la mort, de la capacité de l'homme à nier la vérité lorsqu'elle est trop douloureuse. Des thèmes qui le ramène à un questionnement sur la religion. Grace, croyante, bigote même, élève ses enfants dans la crainte de Dieu, dans la peur des flammes de l'enfer. Le monde fermé qu'elle bâtit autour de sa famille est pour le cinéaste l'image même de la religion. La lumière, qui évoque le rationalisme, la science, est ainsi tenue à l'écart de ce monde fait de superstitions et d'obscurantisme. Le film épouse ainsi, en faisant de la clarté l'ennemi, le point de vue de Grace, Amenábar retournant très finement la situation au fur et à mesure que son récit avance. Les Autres annonce Agora, film historique qui traitera de manière frontale de la question des dogmes religieux. Un film maîtrisé et passionnant qui impose définitivement Alejandro Amenábar comme l'un des cinéastes les plus doués de sa génération.

mar adentro (2004)

Mar adentro est l’adaptation d’une histoire vraie, celle de Ramon Sampedro qui est resté entièrement paralysé pendant près de trente ans suite à un accident. Sampedro s’est battu devant les tribunaux espagnols pour obtenir le droit légal de mettre fin à ses jours, droit qui lui a été refusé. Le 12 janvier 1998, avec la complicité de ses amis, il se suicide et filme ses adieux dans l’espoir de servir le combat pour l’euthanasie. Alejandro Amenábar a souhaité rendre hommage au combat de cet homme, mais il n’a pas conçu Mar adentro autour de son unique enjeu éthique. C’est avant tout le portrait d’un homme, d’un poète, d’un guerrier. Ce qui passionne le cinéaste, c’est filmer le combattant plus que son combat. Amenábar nous présente Sampedro comme un homme complexe, tiraillé, pas forcément aimable de prime abord. C’est quelqu’un qui exige énormément des autres car il s’est fixé lui-même des règles strictes et inébranlables. C’est un homme dur, c’est aussi un poète. Mar adentro, qui vient du titre d’un de ses poèmes, signifie la "mer intérieure". Amenábar l’a choisi car il évoque tout l’univers intérieur de Sampedro, sa capacité à s’évader de son corps immobile, de voguer, de voler. C’est cette capacité à pouvoir s’affranchir un temps de son enveloppe qui lui permet de mener son combat. S’il désespère parfois devant la justice de son pays, jamais il n’a de doute sur sa volonté de mettre fin à sa vie. « Pourquoi je ne me résigne pas à vivre ? » dit il un jour en pleurant. Amenábar nous montre que pour un homme tel que lui, accepter le handicap, la souffrance serait une facilité, que pour lui ce serait s'abandonner. Sampedro a conscience de son sort, seulement il ne veut pas de cette vie. Il ne veut pas provoquer de pitié, aussi il se montre dur avec son entourage et traque chaque parcelle d’apitoiement chez ses proches.

Amenábar accompagne son personnage sur cette route, ne jouant jamais sur la pitié du spectateur. Sampedro est un guerrier, un bloc de volonté, et c’est ce que le cinéaste veut nous transmettre de lui. Il nous le montre parfois violent, injuste, intransigeant. Il n’hésite pas à rigoler avec lui de son handicap. Dans ce rôle, Javier Bardem est magistral, dépassant sans problème la simple performance à Goya (l'équivalent espagnol des Césars). Immobile, il dégage une intensité proprement sidérante, paradoxalement très physique. La mise en scène d’Amenábar est, elle aussi, d’une grande justesse. Cinéaste qui s’est brillamment illustré dans le fantastique et le thriller, il ne remise pas sa conception de la mise en scène au placard sous prétexte qu’il signe un drame, qui plus est tiré d’une histoire vraie. Ainsi, Amenábar offre sa caméra à Sampedro et, avec un lyrisme assumé, lui permet grâce à elle de s’envoler par la fenêtre et de voler sur les côtes galiciennes, ou encore de le faire marcher dans les couloirs de sa maison. En dehors de ces moments où le cinéaste accompagne les pensées de son personnage, la mise en scène est d’une précision extrême et pourtant le film ne fait jamais "pensé", il se déroule avec simplicité, fluidité, évidence. Grâce au regard d’Amenabar, Mar adentro dépasse le cadre du film à thèse sur l’euthanasie. C’est un film sur le libre arbitre, une œuvre qui s’attache à nous mettre en prise direct avec Sampedro, à nous plonger dans son esprit. C’est un film sur le monde intérieur du poète galicien, voyage dans l’imaginaire qui lui permet d’aller au bout de son combat pour avoir le droit de décider de sa vie, de sa mort.

agora (2009)

Au IVème siècle de notre ère, la grande Alexandrie rayonne sur le monde. Mais ce symbole de la culture (ses merveilles architecturales que sont le port et le phare et la grande Bibliothèque) et de la tolérance (les anciennes et les nouvelles religions cohabitent) se brise alors que la tension monte entre la communauté chrétienne et les polythéistes romains. Hypatie (Rachel Weisz), une grande astronome, se trouve emportée dans ce tourbillon : son indépendance, son amour de la science et de la vérité la mettent en porte-à-faux avec les différentes factions religieuses qui se déchirent et font sombrer la cité dans la violence, l'obscurantisme et le chaos. Davus, un esclave qu'elle a pris son son aile, et Oreste, un de ses plus talentueux disciples, choisissent chacun un camp opposé, non par conviction mais par amour pour elle. Ce triangle rejoue ainsi en mineur ce qui ébranle la société dans son entier...

Après s'être illustré dans le thriller, l'anticipation, le fantastique et le drame, on pourrait croire qu'Alejandro Amenábar en changeant une nouvelle fois de registre - signant cette fois-ci ce qui s'apparenterait à un péplum - s'attache à démontrer son savoir-faire, son talent protéiforme. Ce serait méconnaître une œuvre profondément cohérente qui brasse et développe les mêmes thèmes depuis le début, la variété des genres étant une manière pour le cinéaste de les aborder sous des prismes, des éclairages différents, et surtout de renouveler son cinéma, d'expérimenter, d'explorer, de se mettre en danger. Pour la première fois, Amenábar ne signe pas la musique de son film (il cède la place à Dario Marianelli) et il fait appel à un nouveau chef opérateur, Xavi Giménez (qui a travaillé sur Intacto, Darkness ou encore The Machinist), ce qui montre sa constante volonté de changement. Mais sa grande force est de ne pas se laisser dévorer par son impressionnant budget (73 millions de dollars), par son casting, par la débauche d'effets numériques, et de toujours garder en tête le sujet de son film. De fait, en dehors de son contexte - de son habillage - Agora n'a que très peu à voir avec le péplum traditionnel. On trouve certes action et romance, mais en toile fond, Amenábar ne donnant qu'un espace réduit aux grandes scènes et aux envolées sentimentales.

Ce qui l'intéresse dans l'évocation du passé, c'est d'y trouver des figures et des faits historiques qui aident à comprendre et penser le présent. Il choisit ainsi un lieu et un moment clef de l'histoire des civilisations, celui où le christianisme supplante les anciens cultes, période de basculement qui lui permet de parler de politique, de religion et de la façon dont les deux s'imbriquent au détriment des hommes libres. En scrutant comment les anciens esclaves, les opprimés prennent le pouvoir et à leur tour se comportent comme des tyrans, il montre la façon dont l'homme n'apprend jamais rien de son histoire et répète inlassablement les mêmes erreurs, les mêmes folies : « Tout ceci se reproduira encore et encore » dit Hypatie. Alexandrie, avec ses quartiers cosmopolites, ses multiples langues, ses cultes qui cohabitent, est comme l'utopie d'une société humaine vivant dans la tolérance. Mais ce n'est qu'un rêve, cette société idéale s'étant construite sur un système de castes, sur l'esclavage ou plus banalement sur la domination d'une partie du peuple délibérément maintenue dans l'ignorance et la misère. La belle, la grande Alexandrie n'est qu'un leurre, un Eden pour quelques privilégiés, un monde factice que l'apparition d'une religion dogmatique fait imploser en jouant sur la rancœur, la colère des défavorisés. Avec cette vision des chrétiens intégristes pourchassant les païens, frappant les femmes qui ne se voilent pas, détruisant tout un pan de la culture, de la science et de la philosophie antique, Alejandro Amenábar nous fait ressentir la folie des dogmes, de l'obscurantisme et de la religion en général. Il appuie encore son discours en prenant de la hauteur, en rappelant que l'homme n'est qu'une poussière dans le cosmos et que ses querelles n'en sont que plus ineptes, absurdes. Des scènes de massacres sont ainsi filmées depuis l'espace, les hurlements et les fracas des armes se diluant dans l'immensité du ciel.

La religion est pour Amenábar - comme il l'explicitait déjà dans Les Autres - un refus de la vérité, une manière de rejeter les vertigineuses interrogations que ne manque pas de susciter la simple observation du ciel. Hypatie a les yeux dans l'espace, elle ose se confronter aux mystères de la science, elle accepte le gouffre qui s'ouvre devant celui qui recherche la vérité. Le cinéaste épouse le regard de sa belle héroïne qui peu à peu se détache des passions humaines pour affronter les questions sans fin que pose le cosmos. Amenábar a une véritable passion pour l'astronomie, et ce film est aussi un hommage au travail de ces savants qui scrutent l'espace et essaient de défricher l'origine du monde. Il iconise ainsi complètement Hypathie, une héroïne capable de remettre en cause ce qu'elle croit être vrai car seule pour elle compte la vérité, une femme fière et indépendante qui trouve la force de tenir tête à un monde d’hommes et à l’obscurantisme religieux. Pamphlet radical contre l'intolérance et les dogmes, fable féministe et humaniste, réflexion philosophique sur la place de l'homme dans l'univers... si Agora n'est pas complètement abouti en terme de narration et qu'il souffre d'effets numériques pas toujours convaincants, c'est un film populaire audacieux et ambitieux comme on en voit que trop rarement dans le cinéma actuel.

Par Olivier Bitoun - le 25 juin 2014