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Critique de film
Le film
Affiche du film

Vacances romaines

(Roman Holiday)

L'histoire

Lassée d’un protocole qui lui fait inlassablement répéter les mêmes phrases et les mêmes gestes, une princesse héritière en visite à Rome s’échappe de sa prison dorée pour visiter la ville par elle-même. Elle trouvera un guide, et bien plus, en la personne de Joe, journaliste américain en quête de scoops.

Analyse et critique

En 1953, la princesse Margaret-Rose de Grande-Bretagne, sœur d’une Elizabeth II toute récemment sacrée, révèle son histoire d’amour avec un roturier divorcé, l’officier de la RAF Peter Townsend. L’affaire fait à l’époque grand bruit – pour épouser Townsend, Margaret devait renoncer à ses titres royaux – et passe souvent pour avoir inspiré Hollywood dans la genèse de Vacances Romaines. Cela étant, outre la probable antériorité (début 1952) de l’écriture du scénario, on peut noter que cette histoire de romance entre une riche héritière et un journaliste l’envisageant dans un premier temps comme sujet pour son article et tombant finalement amoureux d’elle avait déjà inspiré à Frank Capra pour son It Happened One Night (New-York-Miami, couronné de 5 Oscars majeurs) près de vingt ans plus tôt. Lequel Capra est d’ailleurs à nouveau envisagé comme metteur en scène au début de la production de Vacances Romaines mais décide de passer la main en apprenant que le scénario du film est en réalité l’œuvre, sous pseudonyme, de Dalton Trumbo, alors en plein cœur de la tourmente maccarthyste (1). Paramount confie alors le projet à William Wyler, couronné de deux statuettes lors de la décennie précédente pour des films dramatiques (Mrs Miniver et The Best Years of Our Lives) et qui cherche désormais un sujet de comédie. Celui-ci se met alors immédiatement à la recherche de son couple vedette, et pour le rôle du journaliste Joe Bradley, il se tourne, comme une évidence, vers Cary Grant. Mais ce dernier refuse, conscient que le rôle de la Princesse Ann présente potentiellement un impact supérieur et que la vedette risque ainsi de lui être volée. Wyler se dirige alors vers Gregory Peck, lequel s’était déjà vu souvent proposer des scripts passés préalablement par Cary Grant et les avait pour cette raison refusés, mais ne laisse cette fois pas passer l’occasion de jouer enfin dans une comédie, genre où le cinéma, contrairement au théâtre, ne l’a pas encore sollicité.

Concernant le rôle d’Ann, Wyler envisage dans un premier temps Elizabeth Taylor ou Jean Simmons, mais celles-ci ne sont pas libres. Il se met alors en quête d’un visage inconnu, et la perle rare se présente à lui, lors d’un casting depuis devenu légendaire, sous les traits fins et délicats d’une danseuse née en Belgique d’un père britannique et d’une baronne hollandaise et nommée Audrey Hepburn. Celle-ci avait été remarquée par Colette, qui avait obtenu qu’elle tienne le rôle principal de l’adaptation à Broadway de sa nouvelle Gigi, et n’était jusqu’alors apparue au cinéma que dans des productions de second rang (dont un passage furtif dans le très sympathique De l’or en barres de Charles Crichton pour les studios Ealing). Pour ce fameux essai tenu à Londres, Wyler (2) n’ayant pu être présent avait donné comme consigne à son caméraman et à son ingénieur du son de laisser la caméra tourner après avoir annoncé « Coupez ! » afin de voir la jeune femme se détendre et faire preuve de spontanéité. La réaction de la jeune inconnue fut même au-delà de leurs espérances, et son charme, enfantin quoique lucide, lui valut d’obtenir le rôle. L’histoire raconte qu’après le tournage, Gregory Peck avait à ce point réalisé qu’une star était née qu’il demanda que le nom de sa jeune partenaire soit mis en avant sur les affiches aux dépens du sien. De fait, Audrey Hepburn remporta en 1954 un Oscar pour cette première tête d’affiche, et s’il est probable que sa cinégénie hors-normes lui aurait permis de percer tôt ou tard, incontestablement, elle était avait trouvé le rôle parfait dans ce personnage de princesse opérant, en une inoubliable journée, son passage de l’adolescence à l’âge adulte. Elle y dévoile en effet toute une palette d’expressions et de registres, oscillant avec une grande subtilité entre la candeur de la femme-enfant mutine et l’assurance de la séductrice malicieuse, arborant ses sourires les plus désarmants comme ses hurlements les plus spontanés : lors de la scène de la Bouche de la vérité, par exemple, Gregory Peck n’avait pas prévenu sa partenaire de son tour de passe-passe, et la réaction vue à l’écran est en partie celle de la comédienne véritablement surprise. On verra en d’autres occasions Audrey Hepburn incarner des personnages plus ou moins similaires, entre autres Sabrina ou Ariane chez Billy Wilder, mais Vacances Romaines aura révélé à un monde foudroyé son élégance revêche et son incomparable fraîcheur.


Tout de suite après ce fameux casting, la mythique costumière Edith Head fut dépêchée pour rencontrer Hepburn, et les deux femmes se découvrirent rapidement des affinités. Très au fait des questions de mode et très consciente de ses propres défauts (elle s’était elle-même décrite selon la formule lapidaire : « bras rachitiques, pas de poitrine, un cou qui n’en finit pas »), Audrey Hepburn fut une collaboratrice intéressée et pertinente pour la prestigieuse costumière des Voyages de Sullivan ou de Sunset Boulevard. Celle-ci raconte d’ailleurs : « Elle (Hepburn) savait exactement comment mettre en valeur ses meilleurs atouts. Elle était au mieux dans les rôles d’orpheline sophistiquée. Mais ce qui me plaisait particulièrement chez elle, c’est qu’elle calculait chaque décision comme un homme d’affaires, en donnant cependant toujours l’impression de tout ignorer de ce domaine. ». Edith Head obtint pour ce film le quatrième de ses sept Oscars, et sa garde-robe imaginative et élégante, idéalement portée par la comédienne et souvent mise en valeur par un William Wyler manifestement admiratif, n’est évidemment pas étrangère à la réussite esthétique du film.

Pour Vacances Romaines, William Wyler avait également décidé d’opérer une petite révolution en allant pour la première fois tourner l’intégralité d’un film hollywoodien à l’étranger, sur les lieux de l’action. Les fameux Studios Cinecitta furent réquisitionnés, mais bon nombre de séquences furent tournées en extérieur, dans les plus hauts lieux de la capitale italienne. L’été 1952 fut particulièrement chaud, et la température atteignait les 40° à l’intérieur du Palais Brancaccio, où furent tournées les premières séquences du film (« Je me souviens d’avoir transpiré pendant ce tournage plus que je ne l’avais jamais fait en dansant », confessa la comédienne). Les souvenirs divergent quelque peu sur la raison du choix du noir et blanc pour le film, les années 50 représentant l’âge d’or du Technicolor : il est parfois évoqué un choix délibéré du cinéaste, afin de ne pas laisser la flamboyance des lieux détourner le spectateur de l’intrigue principale ; on a pu également lire qu’il s’agissait d’une décision de la Paramount visant à raccourcir le budget et punir l’excentricité wylerienne d’un tournage délocalisé. Quoiqu’il en soit, il est permis de penser que la réussite de Vacances Romaines provient également en partie de ce choix, pour plusieurs raisons : le Technicolor aurait probablement participé à amplifier, auprès du spectateur contemporain, le charme rétro de cette idylle, mais aurait atténué le processus d’identification et surtout enlevé au film une bonne part de sa sophistication et de son universalité. Par ailleurs, comme nous l’évoquerons plus tard, Vacances Romaines n’est pas qu’une romance légère, mais repose aussi sur une composante douce-amère parfaitement restituée par le noir et blanc.



Concernant la ville de Rome, donc, Wyler avait absolument tenu à en faire un troisième protagoniste principal, et dès le générique de début (la colonne Trajane, la place Saint-Pierre, le Château Saint-Ange, le Colisée, le Forum…) la plupart de ses plus fameux monuments apparaissent, comme pour mieux situer le cadre unique de cette aventure. La ville est souvent restituée comme le lieu romantique absolu, en n’évitant pas totalement le catalogue touristique mais en jouant avec ses figures imposées. Avec une connaissance minimale de la ville et un peu de patience, on peut bien sûr s’amuser à retrouver l’itinéraire de la Princesse : après ses 800 m parcourus à l’arrière du véhicule de livraison entre le Palazzo Barberini et la Piazza della Repubblica, Ann parcourt courageusement plus de 2 km alors qu’elle se trouve en état d’endormissement avancé pour s’allonger sur un banc du Forum (face au Temple de Saturne) ; là, on peut noter que Joe demande tout d’abord au taxi de les emmener au Colisée qui se trouve… au bout de la rue. Le lendemain, on les retrouve consécutivement à la Fontaine de Trévi (bien connue de tous les felliniens et située via delle Murate), au Caffe Rocca sur la Piazza della Rotonda, au Colisée, Piazza Venezia en scooter puis devant le Capitole poursuivis par la police, à la Bocca della Verita près de l’église di Santa Maria in Cosmedin (située beaucoup plus au sud) et enfin, le soir, au bord du Tibre sous le Château Saint-Ange (à deux pas du Vatican, au nord-ouest) – le retour à pied jusqu’à l’appartement de Joe situé Via Margutta, trempés, de nuit, n’étant pas le moindre effort de cette journée particulière… Evidemment, l’ambition du film n’était pas de proposer un itinéraire balisé, mais bien d’utiliser la ville de Rome autant comme un environnement réaliste lieu-de-tous-les-possibles que comme un éclatant écrin pour un conte merveilleux, ce que ce parcours évoque parfaitement.

Assez subtilement, il convient également de remarquer que dans « comédie romantique », genre dont Vacances Romaines peut encore aujourd’hui être considéré comme un mètre-étalon, il y a « romantique » - partie assurée donc par ce cadre romain et par le magnifique duo d’interprètes – mais il y a aussi « comédie ». A défaut de figurer parmi les plus flamboyantes réussites comiques de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, Vacances Romaines est un film véritablement euphorisant, qui fait souvent preuve d’élégance et de raffinement y compris dans la gestion de ses effets. L’arrivée à l’appartement de Joe avec Ann sous sédatifs qui n’arrive pas à monter l’escalier ; le matin suivant, où Joe, ayant réalisé l’identité de la belle intruse, cherche à restaurer les apparences pour paraître un gentleman ; ou le départ de la Princesse sous le regard plein de sous-entendus du concierge quand Joe lui donne quelques lires… sont quelques instants parmi d’autres qui illustrent la parcimonieuse subtilité d’un scénario auquel deux grands satiristes américains passent pour avoir collaboré : Preston Sturges et Ben Hecht, ce dernier assurant probablement le portrait au vitriol du bureau de Joe, où le rapport de forces entre le journaliste et son rédacteur en chef, plein de mordant et de rythme, n’est pas sans évoquer His girl Friday. Enfin, probablement inspiré en partie (y compris dans cette démarche d’aller tourner sur place) par un néo-réalisme à la DeSica vers lequel il incline parfois (mais dont il se démarque également souvent), Wyler restitue avec ce qu’il faut de folklore mais également ce qu’il faut de réalisme le sympathique mode de vie « all’italiana », entre les ambiances de marché avec les camelots alpaguant le passant, les terrasses bondées à regarder passer les Vespas et les voitures, les enfants jouant dans la rue ou les barbiers ne perdant jamais leur goût de l’élégance…


Toutefois, sous ses allures de comédie légère, presqu’insignifiante, qu’il serait facile d’évacuer par une épithète un peu fainéante voire ambiguë (film « plaisant », ou pire « gentil »), Vacances Romaines offre un regard pertinent sur l’artificialité des sociétés humaines. Ann et Joe, à leurs manières, sont deux échoués : elle ne connaît rien d’une vie qu’on a choisi pour elle (les premières images la montrent répétant inlassablement le même geste automatique), tandis qu’il n’attend qu’une occasion pour s’extraire de sa situation, quitter ce travail et ce pays. Leur rencontre est en quelque sorte le point de convergence de deux fuites, et s’ils font office dans un premier temps de bouées de sauvetage l’un pour l’autre, il n’en demeure pas moins que leur relation se construit sur une succession d’apparences trompeuses, de mensonges et de faux-semblants : elle lui cache son identité par culpabilité, il ne la reconnaît que lorsque son patron le confronte à un autre mensonge mais décide alors d’utiliser avec opportunisme sa candeur pour obtenir un scoop, elle se fabrique une seconde identité (Smithy), il lui « vole » jusqu’à son image grâce à Irving, le photographe etc… Sans le vouloir, Ann finit même par confronter Joe à sa propre malhonnêteté lorsqu’elle lui assure qu’elle n’a jamais rencontré quelqu’un d’aussi « désintéressé », et le regard de celui-ci trahit alors ses dévorants cas de conscience. D’une manière assez cruelle, quand bien même une affection bien réelle naît entre eux, ce n’est que l’image factice qu’ils se sont forgés de l’autre qu’ils aiment, et pour chacun d’entre eux, révéler sa véritable nature reviendrait à briser le charme. Leur escapade obéit donc presque à un réflexe de survie : la légèreté malgré tout, comme refuge ultime au désespoir.

Dans ses derniers instants, Vacances romaines atteint encore une autre dimension en refermant la parenthèse enchantée pour laisser le monde reprendre son cours. Si les rêves ne sont pas faits pour durer, la magie du moment, elle, persistera. Ann redevient cette princesse d’artifice, soumise au protocole ; Joe redevient ce journaliste un peu minable, incapable de s’extraire de sa situation… mais tous deux ont grandi d’entrapercevoir, quelque part, un bout de Paradis Perdu (3).

Au début de son escapade, lorsqu’elle décide de profiter de sa journée et de ne pas rentrer immédiatement au palais, la Princesse Ann évoque comme l’une de ses priorités le fait d’aller boire un verre en terrasse, instant de liberté futile et donc indispensable s’il en est. Le symbole est parfait : de fait, Vacances Romaines est un film qu’on pourrait comparer à un verre de Prosecco un après-midi ensoleillé au Caffe Rocca : de la fraîcheur, du soleil, du pétillant, un soupçon d'ivresse et juste ce qu’il faut d’amertume…


(1) Ce n’est qu’en 1992, soit seize ans après sa mort, que Trumbo fut enfin crédité sous son véritable nom.
(2) Diana Maychick rapporte dans la biographie qu’elle a consacrée à Audrey Hepburn les propos tenus par Wyler quand il découvrit l’actrice, dans Laughter in Paradise : « Elle avait parfaitement l’air d’une princesse, une vraie, une réelle princesse en chair et en os. Et quand elle parlait, vous étiez sûr d’avoir trouvé une princesse. Restait une seule inconnue : saurait-elle jouer une princesse ? »
(3) Il fut question, dans les années 70, de réunir les deux comédiens pour une sorte de suite dans laquelle les enfants respectifs d’Anya, devenue reine, et de Joe, devenu écrivain, seraient tombés amoureux. Le projet fut – heureusement – abandonné.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 24 novembre 2008