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Critique de film
Le film
Affiche du film

Hôtel du Nord

L'histoire

Dans un hôtel situé sur le bord du canal Saint-Martin à Paris, on célèbre une communion. Les propriétaires et clients de l’établissement fêtent l’événement autour d’un repas chaleureux lorsqu’un couple de jeunes amoureux (Pierre et Renée) arrive pour prendre une chambre. Au cours de la nuit, un coup de feu retentit ! Pierre (Jean-Pierre Aumont) et sa jeune compagne (Annabella) ont tenté de se suicider. Renée est blessée tandis que le jeune homme, incrédule, décide de prendre la fuite... Après avoir été soignée, Renée est hébergée par les hôteliers qui lui proposent un emploi de serveuse. Dès lors, son destin se mêlera à celui des clients de l’hôtel et notamment à ce couple étrange et haut en couleurs formé par Monsieur Edmond (Louis Jouvet) et Raymonde (Arletty).

Analyse et critique

Lorsque Arletty déclame : « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! », elle ne mesure évidemment pas l’impact qu’aura cette réplique sur la mémoire cinéphile française. Au fil du temps, la célèbre tirade se métamorphose en témoignage d’un cinéma hexagonal qui avec Jean Renoir, Jacques Becker et Marcel Carné, a su mêler la réalité sociale, le pittoresque d’une époque et une certaine forme de poésie. Pendant quelques décennies, et avant que la Nouvelle Vague  vienne tout bouleverser, ces quelques réalisateurs - et bien d’autres dans leur sillon - nous ont offert un grand nombre de films inoubliables que la critique a portés au Panthéon du septième Art. Mais derrière cette reconnaissance justifiée, le label "chef-d’œuvre du cinéma français", synonyme d’intouchabilité, rebute souvent les jeunes cinéphiles qui ne voient dans Hôtel du Nord ou encore Le Quai des brumes que des œuvres trop reconnues et quelque peu désuètes. Aujourd’hui la mode cinéphile privilégie les œuvres d'Howard Hawks ou Jacques Tourneur à celle de Marcel Carné. Il est donc temps pour les amoureux du cinéaste de souffler sur la poussière qui enveloppe cet Hôtel du Nord et d’inciter les nouveaux cinéphiles à le (re)découvrir...

Pour cela, commençons par rappeler la genèse de l’œuvre, encore une fois passionnante, avant de s’atteler à une analyse succincte, honnête et enthousiaste !

La naissance de l’hôtel

En 1938, Lucachevitch, président de la société de production SEDIF, contacte Marcel Carné pour lui faire part de son intention de tourner un film avec la star du studio, Annabella. La jeune actrice à la beauté virginale a connu de nombreux succès sur grand écran. Mais pendant les années qui précèdent la guerre, elle incarne surtout l’idéal féminin. A l’instar d’une Laetitia Casta aujourd’hui, on admire plus son visage angélique que son talent de comédienne. Les Français l’adorent et les Américains aussi : depuis deux ans, elle habite à Hollywood où un contrat la lie à la puissante Fox. Malgré cela, elle reste comédienne pour la SEDIF qui lui propose de venir à Paris et d’y tourner son unique film français de l’année. Lucachevitch, admiratif de la courte mais fructueuse carrière de Marcel Carné, propose au cinéaste un tournage avec la vedette pendant la période estivale. L’idée de travailler avec cette actrice populaire et de bénéficier de la puissance financière de la SEDIF n’est pas pour déplaire à Carné, qui accepte le projet et se met en quête d’un sujet susceptible de séduire la jeune fille ainsi que les producteurs. Rapidement, il pense au roman d’Eugène Dabit (lauréat du prix du Roman populiste en 1929) intitulé L'Hôtel du Nord. Par chance, Annabella connaît l’ouvrage et s’enthousiasme pour le projet. Lucachevitch donne alors son accord à Carné en lui demandant une seule chose : « Monsieur Carné, faites-moi un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral ! »

La production commence au printemps 1938 et le cinéaste souhaite de nouveau travailler avec son ami Jacques Prévert, qui a signé les scénarios de Jenny, Drôle de drame et... Le Quai des brumes. Malheureusement, le poète en voyage aux USA ne rentrera pas avant plusieurs mois. Privé de son associé, Carné se tourne alors vers Jean Aurenche et Henri Jeanson auxquels il propose l’adaptation du roman. L’ouvrage de Dabit, qui décrit la population d’un petit hôtel parisien, n’est pas pour déplaire aux deux hommes : les destins s’y mêlent avec fureur et chaque personnage participe à une vision réaliste et charmante du Paris des années trente. Carné aime cette galerie de caractères mais il souhaite y greffer une histoire d’amour afin de dramatiser le scénario. Il demande à Aurenche et Jeanson d’imaginer le destin d’une fille (Annabella) amoureuse d’un beau marin aux tendances suicidaires (Jean-Pierre Aumont). Les scénaristes rédigent leur script tandis que les comédiens commencent à répéter leur rôle. Mais rapidement, Jeanson prend en grippe le couple de jeunes tourtereaux qu’il trouve fade et sans le moindre intérêt. Il imagine alors un autre couple, composé d’un ancien voyou (Monsieur Edmond) et d’une prostituée (Raymonde), qu’interprèteront Louis Jouvet et Arletty. Jeanson ne s’arrête pas là et décide de réduire au maximum le rôle de Jean-Pierre Aumont en rédigeant des dialogues plats et sans le moindre intérêt. Rapidement, Arletty et Jouvet deviennent les héros du drame. Carné, qui adore ces deux comédiens, est ravi de la tournure prise par le scénario, Annabella ne se plaint pas et Lucachevitch, peu enclin à entrer en conflit avec l’équipe, finit par s’incliner devant la situation.

En Août 1938, les impressionnants décors d’Alexandre Trauner sont terminés et le tournage peut commencer. Pendant plusieurs mois, Carné mènera sa troupe jusqu’à l’avant-première du film organisée le 10 décembre 1938 au cinéma Marivaux. Après avoir eu tant de mal à accepter la grisaille du Quai des brumes, les critiques tombent en extase devant cet Hôtel du Nord ensoleillé. La mise en scène de Carné est applaudie mais c’est surtout Arletty qui retient l’attention des journaux. Dans le journal Candide, Jean Fayard écrit : "Arletty parvient à mettre de l’humour, presque de la poésie, dans les plus basses querelles." Steve Passeur ajoute dans Le Journal : "C’est un mélodrame ironique, angoissant, bien agencé, remarquablement cinématographié et joué d’une façon miraculeuse par Monsieur Louis Jouvet et par Mademoiselle Arletty." Enfin Marcel Achard (dans L’Intransigeant) enfonce le clou en déclarant : "En mettant en scène Arletty, Carné a prouvé qu’il avait aussi un très grand sens du comique... Arletty est géniale, tout simplement. Géniale. Et c’est peu dire."

Il est vrai qu’après avoir joué dans cet Hôtel du Nord, Arletty connaît une popularité immense et accède au statut de star. Elle le doit évidemment à son talent, mais surtout à un rôle parfaitement écrit par Jeanson et dirigé d’une main de maître par Marcel Carné.

Hôtel du Nord, un film d’ambiance

Arletty incarne une fille des rues parisiennes, un "Gavroche" féminisé et résolument moderne. L’adjectif peut surprendre car aujourd’hui les plus jeunes d’entre nous ont cette sensation de film préhistorique lorsqu’ils entendent Arletty expliquer à Edmond que si elle est une atmosphère, lui est un drôle de bled ! Mais si son bagout et son argot peuvent prêter à sourire, ils reflétaient à l’époque le langage de la rue. Celui qui s’approprie les mots pour les transformer en poésie. « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! » est à nos grands-parents ce que les répliques de Jamel ou les rimes de Saïan Supa Crew sont à notre culture. L’argot d’avant-guerre ou le verlan d’aujourd’hui ont les mêmes racines, celles des pavés et de la grisaille des grandes métropoles. Alors Arletty, ringarde ?

Mais derrière ces répliques pleines de charme, se cache un personnage profond et passionnant. Raymonde est une femme de caractère : prostituée au cœur tendre, elle n’en est pas pour autant soumise. Certes, elle aime son Edmond mais elle n’hésite pas à lui répondre et à lui dire ce qu’elle pense. Lorsqu’il fuit avec la jeune Renée, Raymonde ne s’attriste guère. Indépendante, elle trouve un autre homme (l’éclusier, génial Bernard Blier) qu’elle dominera comme une reine. Cette force qu’elle dégage va à l’encontre de la femme au foyer soumise telle que l’imagerie d’avant-guerre l’a définie. En interprétant Raymonde, Arletty impose une héroïne moderne qui préfigure les mouvements féministes d’après-guerre.

De son côté, Jouvet n’a pas grand-chose à envier à Arletty en ce qui concerne le pittoresque : son costume gris, son chapeau bas, sa démarche tranquille et ses répliques bien pesées en font un personnage étrange et attachant. Le comédien, qui avait interprété le rôle de Monseigneur Soper dans Drôle de drame, fait encore une fois preuve du talent qu'il a immense en imposant son charisme sur la pellicule de Carné. Au fil de l’histoire, Edmond devient le protagoniste central de l’histoire et Jouvet le transforme en héros d'Hôtel du Nord.

Aux côtés de ce duo, une pléiade de personnages crée l’ambiance si particulière du film : le patron paternaliste de l’hôtel, sa femme tendre et protectrice, le jeune étudiant homosexuel, le policier raciste et méfiant, ou encore l’éclusier trompé puis dominé par Raymonde mais toujours souriant constituent une troupe bigarrée et attachante qui donne vie à l’impressionnant décor entièrement reconstitué par Alexandre Trauner dans les studios de Billancourt. Cette ambiance de quartier, où les dialogues fusent et les couples s’enlacent, semble avoir influencé le cinéma de Cédric Klaplisch (Chacun cherche son chat notamment) où la multiplicité des personnages projetés dans un décor unique contribue à faire vivre la pellicule... Le jeune et talentueux cinéaste français n’a rien inventé, il ne fait que reprendre la sauce d’Hôtel du Nord avec légèreté pour l’adapter au Paris d’aujourd’hui.

Cependant, si l’ambiance fonctionne à merveille, il manque à Hôtel du Nord l’intensité dramatique et la poésie des plus grandes œuvres de Carné. Contrairement au Quai des brumes, à Drôle de drame ou aux Enfants du paradis, le décor de l’hôtel finit par l’emporter sur le récit. Carné a beau s’efforcer pour donner de la puissance à son dernier acte (le plan en contre-plongée sur Jouvet de retour de Marseille est à ce titre impressionnant), c’est au final l’hôtel et ses cris, ses rires et ses pleurs que le public retiendra. Il est clair que Jeanson, en qui Carné avait toute confiance, s’est emparé du scénario pour en faire un écrin à dialogues. Dès lors, il n’est pas faux de constater qu’il manque ici la patte d’un grand dramaturge. Ne cherchons pas bien loin, il manque Prévert tout simplement ! Le poète qui, aux côtés de Carné, donna naissance au Quai des brumes ou aux Enfants du Paradis, nourrit ces films d’une puissance dramatique et poétique qui manque à Hôtel du Nord. Reste néanmoins une œuvre étonnante de vie, un spectacle à cœur ouvert sur le Paris des années trente. Alors désuet, ce troisième long métrage de Marcel Carné ? A l’instar de La Grande illusion ou de La Règle du jeu de son collègue Renoir, Hôtel du Nord demeure un fantastique témoignage de l’époque. Témoignage traité à la fois avec sobriété et modernité que les jeunes amoureux du cinéma peuvent encore et toujours déguster avec passion.

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 26 octobre 2006