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Critique de film
Le film

Vers sa destinée

(Young Mr. Lincoln)

L'histoire

1832. Le jeune Abraham Lincoln (Henry Fonda) a 23 ans. Il travaille dans une petite échoppe de New Salem, paisible petit village de l’Illinois. Les Clay font une halte en ville pour y effectuer de maigres achats ; mais ils ne possèdent que des livres poussiéreux à donner à Lincoln comme monnaie d’échange. Ce sont des livres de droit qu’une fois son travail fini, Abraham commence à dévorer avec une passion grandissante en allant se réfugier en pleine campagne. Sa bien aimée Ann Rutledge (Pauline Moore), évoquant son intelligence et son éloquence, l’encourage à poursuivre dans cette voie. A la mort de la femme qu'il aimait, il jure sur sa tombe de faire carrière selon ses vœux. Il se rend alors à Springfield où il ouvre un cabinet d’avocat. Au cours de la célébration de la fête de l’Indépendance, un drame se produit. Matt et Adam Clay se battent avec Scrub White qui, pendant le défilé, tournait autour de la femme de l'un des deux frères. Scrub est retrouvé mort et les deux frères Clay sont accusés de ce meurtre. John P. Cass (Ward Bond), ami de Scrub et unique témoin à charge, tente de faire lyncher les frères par la foule mais Lincoln s’interpose et parvient à la disperser. Eperdue de reconnaissance, Abigail Clay (Alice Brady), la mère des accusés, lui confie ses deux enfants ; ils deviennent ainsi ses premiers clients en tant qu’avocat ; il va avoir à faire à forte partie d’autant que la mère ne peut se résoudre à privilégier l’un de ses enfants pour faire condamner l’autre. Le procès commence alors dans une atmosphère houleuse...

Analyse et critique

« Ford c’était d’abord Young Mister Lincoln, film dont on ne parlera jamais assez. Et Young Mister Lincoln, c’est d’abord la campagne avec son herbe épaisse et tendre, ses beaux arbres affectueux, son ciel aux nuages rêveurs et ce jeune homme un peu gauche qui ressemble à cette campagne, qui avance, à longs coups d’idées spacieuses, raisonnables, solides. Il entre dans les villes de sa démarche maladroite et peu à peu, il anime, il éclaire, il imprègne le monde autour de lui comme le soleil, en été, imprégnait son pays. On assiste au début de son ascension, et après ces quelques pas, il reste immobile comme étonné d’être parvenu si loin, inquiet et grave comme l’enfant laissé à la tête de sa famille…Mais à la fin, après avoir sauvé une famille innocente, au cours d’une scène admirable, il rencontre un ami : « Où vas-tu Abe ? » lui demande celui-ci. « Je crois que je vais monter au sommet de cette colline. » Et lentement, tandis qu’un orage se prépare, Lincoln gravit la colline, avec tout son passé qui freine sa marche et tout son savoir qui le tire vers le sommet. »

Je me devais de commencer ma chronique par ce chant d’amour passionné et sincère pour ce film magnifique, texte qu’écrivait Colo O’Hagan, ex-épouse de Bertrand Tavernier dans le livre de ce dernier intitulé Amis américains (Acte Sud - Institut Lumière). En 1939, perdu au milieu d’œuvres aussi prestigieuses qu'Autant en emporte le vent (Victor Fleming), Les Conquérants (Michael Curtiz), Le Magicien d’Oz (Victor Fleming), Monsieur Smith au Sénat (Frank Capra), La Chevauchée fantastique (John Ford) et quelques autres, Young Mister Lincoln n’eut que peu d’échos, que ce soit aux USA et en Europe. Il serait tombé dans l’oubli si Eisenstein n’en avait pas dit tout le bien qu’il en pensait : « …Etonnante harmonie de toutes ses parties constituantes, une harmonie réellement surprenante dont la source était celle de l’esprit populaire et national d’où avait jailli son unité, son génie, son authentique beauté. Si quelque bonne fée me demandait de quel film américain, d’un coup de sa baguette magique, j’aimerais devenir l’auteur, je répondrais sans hésiter Young Mister Lincoln de John Ford. » A partir de là, la critique mondiale se mit à reconsidérer le film à l’aune de la dithyrambe du grand cinéaste russe et Young Mister Lincoln reprit au fil des ans la place qu’il méritait dans les sommets de l’œuvre "fordienne".

Dès 1910, la figure mythique du Président Lincoln avait fait son apparition sur les écrans de cinéma. Dans Naissance d’une nation de D.W. Griffith, Joseph Henabery tenait ce rôle. Ce furent ensuite Frank Mc Glyan, George Billings, Walter Huston, John Carradine et Raymond Massey qui endossèrent sa défroque. Mais Henry Fonda restera à jamais le plus inoubliable interprète du grand homme. Et pourtant, la genèse du film ne laissait présager ni Ford à la mise en scène, ni Fonda en tant qu’acteur. A Broadway, plusieurs pièces de théâtre mettant en scène le jeune Lincoln obtiennent un fort succès dans les années 30. Darryl F. Zanuck pousse alors John Ford à en tourner une version pour le cinéma mais ce dernier n’est guère enthousiasmé par cette idée. Après avoir lu le scénario de Lamar Trotti, le patriotisme de Ford le pousse finalement à accepter. Reste à trouver un acteur capable de personnifier ce personnage historique. John Ford ne s’occupe pas du casting, partant sur un autre tournage. Mais laissons Henry Fonda nous raconter la suite de l’anecdote : « Le producteur et Lamar Trotti, l’auteur, m’ont envoyé le scénario. Je l’ai lu et leur ai dit "Les gars, c’est très beau, vraiment très beau, mais je ne peux pas jouer Lincoln". Pour moi c’était comme si je devais jouer Jésus-Christ. Lincoln est un Dieu pour moi. » Après avoir néanmoins accepté de faire des bouts d’essai, il dira « rien à faire, je ne peux pas. » De retour de tournage, John Ford regarde les tests de Fonda, et, totalement convaincu, lui envoie une convocation après avoir appris que l’acteur ne se sentait pas de tenir le rôle. Le jour de l’entretien, John Ford lui sort tout de go : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries que vous ne voulez pas tourner ce film ? Vous vous figurez Lincoln comme un putain de "Grand émancipateur". C’est un jeune avocat plouc de Springfield, nom de dieu ! (A Jack-Legged Lawyer from Springfield, Illinois - a Gawky Kid still Wet behind the Ears who Rides a Mule because he can't Afford a Horse). » L’affaire est dans le sac et c’est le début d’une longue, talentueuse et fructueuse collaboration entre les deux hommes qui se poursuivra avec, entre autres, Sur la piste des Mohawks, Les Raisins de la colère ou La Poursuite infernale.

Le scénario, basé à la fois sur les pièces de théâtre et sur la biographie de Lincoln, a été écrit par Lamar Trotti (qui avait débuté aux côtés de Dudley Nichols sur Judge Priest, déjà de Ford) en coopération étroite avec John Ford qui ne s’impliquera jamais autant dans l’écriture d’un de ses films. Les deux hommes ne s’embarrasseront guère de vérité historique (même si elle est bel et bien présente dans l’ensemble) et le procès, par exemple, sera avant tout fondé non sur le véritable procès mais sur un drame judiciaire que Trotti avait couvert lui-même alors qu’il était encore reporter. Ce travail en duo obtiendra un Award bien mérité mais ne vous attendez surtout pas à un de ces "Biopic" comme en tournaient à la pelle la Warner et William Dieterle dans les années 30 avec, très souvent, Paul Muni dans le rôle principal (Pasteur, Zola, Juarez…) ! Ford et Trotti ne jouent pas dans la même catégorie et s’éloignent ici le plus possible d’une hagiographie pompière et grandiloquente. Au contraire, ils signent un film intimiste d’une simplicité qui pourra décevoir qui aurait voulu y trouver un portrait documenté et historique de Lincoln. Comme le titre l’indique, il ne s’agit que d’une petite tranche de vie de l’homme avant qu’il ne devienne une célébrité nationale. Il n’est absolument pas question d’une biographie mais du portrait finement tracé, vigoureux, poétique et vibrant d’un avocat mal dégrossi, composé d’anecdotes pleines d’humour et d’émotion. Il s’agit sans aucun doute d’une des œuvres les plus personnelles de John Ford, très représentative de tout un courant de sa filmographie, l’intimisme poétique et humoristique, humain et respectueux des gens les plus humbles dont la mouvance pourrait être représentée par Le Convoi des braves, Le Soleil brille pour tout le monde ou La Dernière fanfare. Une sorte de transition entre ses films des années 30 avec Will Rogers et ceux qui suivront dans les années 40, l’intimisme des premiers venant se teinter ici d’un lyrisme assez nouveau qui culminera dans ses grands chefs-d’œuvre comme La Charge héroïque.

« Chacun sait que Lincoln était un grand homme mais je voulais que le film montre que même lorsqu’il était jeune, il y avait chez lui quelque chose de grand. », dira Ford. Vers sa destinée (très beau titre français, une fois n’est pas coutume surtout concernant les titres des films de Ford) est une sorte de sonate en trois mouvements d’égales longueurs destinée à montrer l’émergence d’un futur leader national. Tout d’abord, nous faisons connaissance avec Lincoln et le petit monde qui l’entoure à travers moult brèves séquences. Nous le voyons tout d’abord tenir un bref discours électoral qui nous prouve que son éloquence tient plus sur des arguments simples que sur l’étendue de son propos (en à peine deux phrases, il a tout dit alors que son prédécesseur avait l’air d’avoir conversé pendant des heures). C’est ensuite la séquence de sa découverte du droit à travers un livre et le moment le plus poétique du film, la flânerie au bord du fleuve avec son amie Ann Rutledge qui se termine par la plus ahurissante et poétique des ellipses de l’histoire du cinéma : je vous laisse la découvrir de peur de déflorer l’une des idées scénaristiques les plus belles et simples jamais vu chez Ford et ailleurs. Et, avec l’arrivée à Springfield, Lincoln étant désormais juriste, une succession de saynètes drôles montrant un Lincoln roublard, menteur, généreux, plein d’humour et joueur, celles-ci culminant lors des célébrations bruyantes de la fête de l’Indépendance et son concours de tartes, de tir à la corde ou de bûcherons. Cette évocation est pleine de vie et de trivialité, sans jamais tomber dans la vulgarité et sans jamais être pénible une seule seconde (travers que Ford n’arrivera pas toujours à éviter dans le cours de sa carrière). Lincoln est donc un homme simple, capable de tricherie pour gagner au jeu, de mensonge et de violence pour arriver à ses fins et imposer ses idées, jouant Dixie sur sa guimbarde, préférant monter une mule plutôt qu’un cheval et se tenant assez mal où qu’il soit, faisant toujours reposer ses longues jambes sur les tables, bureaux et rebords de fenêtres. Le spectateur n’a alors aucun mal à s’identifier au personnage et ressentir pour lui une forte empathie.


La seconde partie débute avec le meurtre et la tentative d’enquête " à la Sherlock Holmes" que va mener le jeune avocat. Ce simple fait divers va suffire à faire éclater au grand jour le sens de la justice, de l’équité et l’honnêteté foncière du futur Président. On découvre alors un Lincoln courageux, venant seul s’interposer au milieu d'une foule déchaînée et violente voulant lyncher les présumés meurtriers. Son art du maniement de la parole et sa faculté à tenir la foule en respect par sa simple éloquence continuent à se faire jour. Le film dénonce à cet instant la fureur collective et exalte la justice, la miséricorde, la liberté et le droit de chacun à en bénéficier. John Ford ne cède cependant jamais aux clichés y compris dans les séquences "romantiques", témoin cette sublime séquence du bal (il en faut bien une dans chacun de ses films). Après s’être montré un danseur très maladroit et gauche, sa partenaire l’emmène sur la terrasse afin de le séduire par la discussion. Se trouvant face au fleuve pour lequel il ressent une profonde passion et qui lui rappelle tant de souvenirs (et de morts), il en oublie sa compagne d’un soir, ne s’en soucie plus ; il ne décroche aucun mots et son regard se perd alors dans de graves pensées, la femme n’osant le déranger dans ses méditations. A ce moment, l’homme ressemble plus à un Dieu qu’à un homme ; son avenir et son destin hors du commun frémissent dans ces images empreintes d’une réelle grandeur.

La dernière demi-heure sera désormais entièrement consacrée au procès et Lincoln démontrera sa capacité à comprendre les humbles et à se faire comprendre d’eux. Après de nombreux rebondissements, traits d’humour et instants pathétiques et poignants (l’avocat de l’accusation essayant de faire choisir à la mère des accusés - superbe Alice Brady qui décèdera des suites d’un cancer la même année - la mort d’un seul de ses fils si elle le dénonce), Lincoln va réduire à néant l’individualisme et l’intolérance forcené de plusieurs notables de la ville et faire triompher la justice et la vérité. Vainqueur de cette première affaire, acclamé par la foule, avec sa silhouette longue et dégingandé, son chapeau tuyau de poêle vissé sur sa tête et dominant son grand nez, le regard perdu dans l’avenir, il grimpe seul la colline pour voir partir la famille Clay, celle-là même qui lui avait mis entre les mains l’objet qui allait déclencher sa future passion et qui allait décider de son destin. Il termine l’ascension sous un violent orage annonçant la Guerre de Sécession à venir. Seulement maintenant, alors que le film se termine, nous voyons la statue de l’homme représenté tel qu’on le connaît. Il est certain que le talent de Henry Fonda n’est pas pour rien dans l’immense réussite de ce film. Aussi à l’aise dans l’humour que dans la gravité, il est magistral et sa composition de cet être d’exception promis à un avenir hors du commun fait date. Dans le rôle de Sam Boone, le juré au bonnet de trappeur et au cruchon d’alcool, on trouve le propre frère du cinéaste, Francis Ford. Les acteurs habituels du clan "fordien" sont de la partie, Ward Bond dans le rôle de John P. Cass, Donald Meek dans celui de l’avocat de l’accusation, etc., et tous ne déméritent pas.


Bert Glennon fait des merveilles à la photo, Alfred Newman nous délivre une composition déchirante et la maîtrise technique de Ford est inattaquable. Il n’est qu’à se rappeler des séquences au bord du fleuve, celles de l’attaque de la prison, du bal, de la veille du verdict pour les accusés, etc., pour se convaincre du génie du cinéaste dans la composition de ses plans et la construction de ses scènes. Une œuvre simple d’une grande noblesse aussi bien sur le fond que sur la forme, dépourvue de la raideur que l’on trouvera dans Dieu est mort, d’une nonchalance bénéfique baignée dans une ambiance poétique et bon enfant, un véritable poème, hommage discret et émouvant rendu à ces familles humbles du vieil Ouest ; œuvre dans laquelle les variations de ton, de la gravité à l’humour le plus trivial, sont parfaitement maîtrisées. Lincoln, que John Ford avait déjà évoqué dans The Prisoner of Shark Island, a été une formidable source d’inspiration pour le cinéaste ; il représentait l’incarnation parfaite qu’il se faisait de l’héroïsme au quotidien et d’un héros serein et plein d’humour sans autre prétention que sa générosité et son désir de servir la loi. Dans cette Amérique non encore déchirée par la Guerre de Sécession, on parle déjà de démocratie et de liberté et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Ford a tourné à lui seul, la même année, une espèce de triptyque consacrée à une histoire mythique de l’Amérique avec par ordre chronologique Drums Along the Mohawks, Young Mister Lincoln et Stagecoach : chapeau bas Old Mister Ford !

dans les salles


vers sa destinée

DISTRIBUTEUR : SWASHBUCKLER FILM
DATE DE SORTIE : 6 novembre 2013

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Par Erick Maurel - le 3 février 2005