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Critique de film
Le film
Affiche du film

M15 demande protection

(The Deadly Affair)

L'histoire

Samuel Fennan, un employé du ministère des Affaires Etrangères accusé d'amitiés communistes, est retrouvé mort. Tout pousse à croire à un suicide mais Charles Dobbs (James Mason), en charge de l'enquête pour le ministère de l'Intérieur et qui a rencontré Fennan la veille de sa disparition, ne croit pas qu'il se soit ôté la vie. Ses supérieurs veulent classer l'affaire mais Dobbs insiste et finit par démissionner afin d'avoir les mains libres pour mener son enquête...

Analyse et critique

Il est intéressant de noter que Sidney Lumet a souvent fait appel à des acteurs européens (Vanessa Redgrave, Anna Magnani, Anouk Aimée...), a adapté régulièrement des romanciers du vieux continent ou qu'il a souvent tourné en Angleterre (The Offence). On sent ainsi chez lui une forte inclinaison du côté du cinéma européen, inclinaison d'autant plus sensible qu'il s'est toujours tenu à l'écart de Hollywood. The Deadly Affair en est un bel exemple : adapté d'un roman de l'auteur britannique John Le Carré, tourné à Londres, on y trouve un casting européen où se croisent James Mason, Simone Signoret (il retrouvera le couple d'acteurs deux ans plus tard dans une adaptation de La Mouette de Tchekhov) et Harriet Andersson. C'est la deuxième adaptation de John Le Carré au cinéma - après L'Espion qui venait du froid réalisé par Marin Ritt l'année précédente - et certainement la plus fidèle à l'univers de l'écrivain avec The Tailor of Panama de John Boorman. On retrouve dans l'adaptation de Paul Dehn (scénariste de Goldfinger mais aussi de L'Espion qui venait du froid, et qui travaillera de nouveau avec Lumet en 1974 pour Le Crime de l'Orient-Express) cette complexité des personnages et cette vision en demi-teinte du monde de l'espionnage qui singularisent l'œuvre de Le Carré. Le public est alors tout acquis aux pétaradantes aventures de James Bond qui, en 1966, ont déjà été par quatre fois portées au cinéma.

Sidney Lumet prend le contrepied de cet engouement pour une vision décomplexée et fantaisiste de l'espionnage pour s'intéresser, comme le fait John Le Carré, au côté anti-romanesque et parfois même trivial du métier. A contrario de son travail de mise en scène sur Point limite, il efface tout ce que le récit pourrait apporter comme tension et nervosité au profit d'un rythme alangui. Il détourne les codes du récit d'espionnage alors en vigueur, reléguant l'intrigue en arrière-plan, l'effaçant au profit d'un drame plus profond, plus sourd qui est celui de Dobbs. Laisser les personnages prendre le dessus sur l'intrigue est une constante du cinéma de Lumet ; et en œuvrant dans un genre habituellement dédié à l'aventure et au suspense, cette volonté de ramener l'homme au cœur du récit n'en est que plus évident. On devine rapidement que ce qui intéresse avant tout Lumet, c'est de faire le portrait de Charles Dobbs, un personnage tragique magnifiquement incarné par James Mason. Dobbs est un homme vieillissant, quelque peu perdu dans la complexité des relations internationales de cette période de Guerre Froide. Il est tout aussi perdu dans sa vie privée, se conduisant de manière presque servile à force d'amour pour son épouse nymphomane. Son engagement dans son travail, sa volonté d'aller au-delà des apparences est une ultime tentative pour pouvoir à nouveau se regarder dans une glace. Mais c'est un leurre et il ne peut trouver dans son travail, qui n'est qu'un succédané à sa véritable vie, cette paix intérieure qu'il appelle de tous ses vœux. Comme plus tard dans The Offence, Lumet montre que l'homme est incapable d'isoler sa vie privée de sa vie professionnelle, les deux s'interpénétrant constamment, se contaminant l'un l'autre.

La croisade pour la vérité menée par Dobbs est en outre ambigüe, sa volonté d'élucider l'affaire et de prouver qu'il s'agit d'un meurtre et non d'un suicide venant du fait qu'il a besoin d'exorciser cette culpabilité qu'il ressent au fond de lui, Fennan s'étant suicidé peu après leur rencontre et ses supérieurs l'accusant d'être en partie responsable de sa mort. On peut ainsi lire constamment l'enquête selon un double point de vue, celui du complot ou celui de la culpabilité de Dobbs, une ambiguïté du regard qui annonce encore une fois The Offence, film jumeau que Lumet tournera également en Angleterre. Ainsi, lorsque Dobbs découvre que sa femme, Ann, sort avec un ancien de ses amis (Dieter Frey, interprété par Maximilian Schell), il intègre immédiatement cette information dans le cadre de son enquête, faisant reposer ses conclusions sur le fait qu'Ann lui ait avoué que le jeune homme avait jusqu'à la veille repoussé ses multiples avances. Élucider la mort de Fennan devient au final bien moins important pour le pays que pour Dobbs lui-même, ce dernier ayant transposé tous ses doutes et toutes ses angoisses dans cette enquête, comme l'inspecteur Johnson de The Offence qui doit absolument se prouver la culpabilité d'un suspect pour conserver son équilibre mental. Une séquence en particulier témoigne de l'approche de Lumet. Dieter Frey, à qui Dobbs demande si Ann lui a dit qu'elle l'aimait, réagit en pointant du doigt le ridicule de la situation : ce n'est qu'en Angleterre, dit-il, que le mari trompé et l'amant se retrouvent ainsi calmement pour échanger comme de vieux amants. On oublie alors l'enquête (Dieter est alors un suspect potentiel) pour voir deux hommes échanger sur l'amitié, l'amour, la confiance. Sidney Lumet affiche dans le dialogue son approche très européenne du genre, montrant que ce qui l'intéresse dans ce récit d'espionnage c'est bien le familier, l'intime. Plus tard, lorsque la vérité se fera jour, la question politique ne comptera pas plus. La question de savoir quel camp tire les ficelles importe guère, ce qui compte c'est la confiance, grand thème Lumetien ici souligné par l'utilisation d'un passage d'Edouard II où Shakespeare évoque la trahison et l'amitié.

M15 demande protection (il faut noter en passant l'aberration du titre français, non seulement par ce qu'il trahit le sujet du film mais aussi de manière plus comique puisque le MI5 se transforme mystérieusement en M15...) est un beau film d'espionnage de l'ère du désenchantement. Désenchantement vis-à-vis de la politique (Fennan qui explique à Dobbs son engagement communiste et la douleur de vivre aujourd'hui en ayant vu son idéal corrompu par des hommes avides de pouvoir), désenchantement de celui qui ne peut plus exercer son idéal de justice et de vérité, désenchantement d'un homme vieillissant qui voit se corrompre des valeurs essentielles comme l'amour et l'amitié. Un sentiment prégnant de désespoir et de tristesse qui assèche de l'intérieur un film, lent et mélancolique. The Deadly Affair désarçonnera les amateurs du genre par son absence de suspense et de tension, mais ravira tous ceux qui aiment l'approche profondément humaniste de Sidney Lumet.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 avril 2011