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Critique de film
Le film

Les Rapaces

(Greed)

L'histoire

McTeague (Gibson Gowland), un grand dentiste bourru et un peu simple surnommé Mac par tous, s’installe à San Francisco ; il y côtoie une petite communauté sans histoire, et en particulier son copain Marcus Schouler (Jean Hersholt). Jusqu’au jour où ce dernier lui présente sa cousine Trina (Zasu Pitts) : la jeune femme vient pour soigner une de ses dents. Il va la courtiser tant bien que mal, une fois obtenu l’accord de Marcus qui était le fiancé plus ou moins officiel de la jeune femme ; un soir de sortie, les jeunes amoureux apprennent que Trina a gagné à la loterie une forte somme, peu avant leur mariage. Marcus se rend compte qu’il a laissé passer une opportunité intéressante, et le début du mariage sera marqué par deux sources de tensions : l’avarice de Trina une fois mariée qui la pousse à économiser puis mentir à son mari, mais aussi la jalousie de Marcus qui reproche à Mac de lui avoir volé son argent en lui prenant sa petite amie. Il ira jusqu’à dénoncer son ami, qui n’a jamais étudié dans une université, pour exercice illégal du métier de dentiste, et Trina refusant de lâcher le moindre sou de son pactole, le docteur McTeague va sombrer dans l’alcoolisme et la violence...

Analyse et critique

Si Erich Von Stroheim, auteur de satires des comportements européens, s’est attelé en 1923 à une adaptation du roman McTeague de Frank Norris, ce n’est pas par volonté de changer son style, loin s’en faut. Il s’agissait pour lui d’affirmer la tendance naturaliste de son cinéma, et de laisser libre cours à sa veine feuilletoniste en livrant un film fleuve qui soit en prise directe avec l’Amérique de l’époque. En signant avec la Goldwyn à l’hiver 1922, il savait qu’il s’associait à un indépendant, et son désir de travailler loin du système en dit long sur sa frustration. Il n’était après tout pas encore cet artiste maudit qu’on nous dépeint souvent ; mais Stroheim voulait travailler sans supervision, et l’accord passé avec Goldwyn lui garantissait de faire ce qu’il voulait et de rendre son film en vue d’une distribution, avec bien sur le final cut, à condition que le film fasse une durée raisonnable, quitte à l’exploiter en deux parties.

Filmer McTeague revenait pour l’auteur du film à tourner dans la rue, avec des acteurs peu connus, une version aussi complète que possible du roman de Frank Norris, célèbre pour sa peinture minutieuse et vacharde des petites gens de la ville au tournant du siècle, un roman d’inspiration naturaliste, sous une forte influence de Zola et dont les penchants symbolistes s’exprimaient dans une langue de tous les jours, encore fraîche et efficace 100 ans après. Le livre est formidable, malgré quelques défauts, et Stroheim affirme l’avoir découvert à son arrivée aux USA, et avoir très vite voulu en faire un film. Le choix des acteurs, Gibson Gowland, Zasu Pitts et Jean Hersholt, ou encore Chester Conklin, était dicté par les habitudes et les théories personnelles du metteur en scène en matière d’interprétation : pas de stars, des spécialistes du burlesque (Pitts, Conklin), des figurants et seconds rôles aguerris à ses exigences (Dale Fuller, Cesare Gravina) et des acteurs les plus authentiques possibles.

Pour le tournage, Stroheim choisit d’aller sur les lieux mêmes du drame, investissant sur Polk Street un appartement qu’avait visité Norris dans ses repérages, filmant le plus souvent dans Polk Street même, et bien sur, allant jusqu’à tourner le final du film sur les lieux décrits dans le livre, soit l’invivable Vallée de la Mort. A partir de quelques paragraphes écrits par Norris pour donner un passé et une exposition à ses personnages, il construit une longue exploration des prémisses de son histoire, montrant la jeunesse de McTeague à la mine, parlant de l’arrivée à San Francisco, de la rencontre avec Marcus, montrant la vie des habitants de la maison à Polk Street en longueur. Stroheim est semble-t-il décidé à faire de McTeague, ou de Greed comme il s’appelle bientôt, un manifeste de la dimension romanesque au cinéma, et s’il puise en permanence dans le roman, il le continue, l’élargit, en comble les ellipses en permanence. Ce n’est jamais gratuit : les ajouts qu’il fait aux personnages, par exemple, vont aider des acteurs qui vont neuf mois durant incarner ces gens, et leur donner une vérité d’autant plus flagrante que le film est tourné en séquence ; voir à ce titre l’étonnante transformation physique de Gibson Gowland au fur et à mesure du tournage. La fin du tournage, à Death Valley, sera un paroxysme d’une rare violence : Stroheim, pour filmer ses deux acteurs en train de se battre, les poussait à se haïr, et aurait fini par leur dire de se taper dessus comme s’ils l’avaient lui entre les mains ; les deux acteurs, n’en pouvant plus de tourner ce film, se seraient alors roués de coups ultra-réalistes... D’autres légendes abondent ; selon Jean Mitry, le tournage à Death Valley s’est déroulé sans incident majeur, mais le caméraman Paul Ivano a déclaré à Kevin Brownlow qu’un cuisinier serait mort lors de ces séquences. Après neuf mois intenses, Stroheim est donc rentré chez lui, et s’est attelé au montage.

Il a souvent été dit, notamment à l'époque, que Stroheim a fait l’adaptation la plus servilement fidèle de toute l’histoire du cinéma, abandonnant toute originalité cinématographique au profit de la simple illustration. C’est évidemment absurde, ce qu’une vision du film comparé avec le roman permet de démontrer très vite... C’est vrai, le script du film est largement tributaire du livre, utilisant souvent les descriptions de Norris comme indications, mais les ajouts d’une part, et la différence de traitement des personnages, créent des différences essentielles. Norris n’aime pas ses personnages, aucun d’entre eux, et leur règle leur compte à coup d’adjectifs et d’adverbes en permanence : si McTeague s’assoit, c’est "stupidement", et personne ne trouve grâce aux yeux de l’auteur - surtout pas Trina. Mais le metteur en scène a su éviter cet écueil. Depuis le début de sa carrière, il a montré une tendresse évidente pour certains personnages... Ici, il semble que Stroheim ait voulu épargner Miss Baker et Grannis (auxquels il va donner un final en Technicolor, aujourd'hui disparu), les deux vieux amoureux qui servent d’habile contrepoint à McTeague et Trina, chez Norris comme chez Stroheim, mais l’écrivain était assez ironique à leur égard, pas Stroheim. Trina est plus humaine, et on en viendrait parfois à comprendre l’amour que lui témoignent deux des personnages, ainsi que la sympathie généralisée des voisins, du moins dans la première partie. Enfin McTeague traverse le film certes sans grande intelligence, mais sans qu’on se moque trop de lui. Il inspire une certaine pitié, et on le suit avec intérêt. C’est, après tout le héros de cette saga. Autre changement de taille, les délires naturalistes et antisémites de Norris sont envoyés aux oubliettes, sauf pour une mention du passé alcoolique de la famille McTeague dans un intertitre, et la visite de Trina au « Semite Market » de Polk St., alors qu’elle cherche à acheter de la viande à vil prix. En natif de la communauté juive de Vienne, Stroheim a su ne pas tomber dans ce travers. C’est donc beaucoup plus qu’une simple illustration, c’est une véritable appropriation à laquelle s’est livré Stroheim, déplaçant la chronologie (le livre ne datait pas ses évènements, mais le film se déroule explicitement de 1908 à 1923) afin de tourner le vrai San Francisco contemporain. Le résultat est pour moi sans appel : Norris a écrit un grand roman, mais avec son film Stroheim a fourni l’une des cinq ou six pièces maîtresses de l’histoire du cinéma !

Si l’arrangement avec Goldwyn était très avantageux pour lui, Stroheim n’avait toutefois pas anticipé la fusion avec Metro, et encore moins que la nouvelle compagnie, sous la direction conjointe de Louis B. Mayer et Irving Thalberg (un homme que Stroheim n’aimait pas, et qui le lui rendait assez bien !), allait avoir suffisamment de problèmes à régler avec Ben-Hur pour ne pas s’encombrer en prime d’une production ambitieuse, mais au potentiel commercial douteux... Ceci explique pourquoi au moment de rendre son film à ses distributeurs, il se soit heurté à un mur ; par ailleurs, lorsqu’ils lui demandaient de couper, couper encore, ils se sont eux aussi retrouvés face à un artiste déterminé, sûr de son bon droit et qui avait passé un temps très long à peaufiner ce qu’il considérait à juste titre comme son chef d’œuvre. Tout cela n’encourage pas le dialogue. Si Irving Thalberg n’est pas le diable mais une sorte d’artiste qui a parfois été amené à trancher dans le vif afin de sauvegarder les intérêts de la firme, rien ne peut justifier totalement la perte de l’œuvre telle qu’elle a été conçue par le metteur en scène...

La version montée par Stroheim au début de 1924 totalisait 42 bobines, soit environ 9 heures de projection. Elle comprenait semble-t-il les épisodes suivants :

*A Big Dipper : la jeunesse de McTeague, l’ambition de sa mère, le décès du père alcoolique.
L’apprentissage : McTeague suit le docteur Potter et devient son assistant. Il affirme sa peur des jeunes femmes lors d’une opération, où il déclare forfait.
*A San Francisco : John McTeague s’installe à Polk St. et fait la connaissance de Marcus Schouler. On nous présente en plus les autres habitants de la résidence : Charles Grannis, le vétérinaire, patron de Marcus ; Miss Baker, sa voisine ; Maria Miranda Macapa, la femme de ménage mexicaine qui traine sa folie partout en volant tous les objets qui passent à sa portée ; et enfin Zerkow, le brocanteur obsédé par les histoires de Maria qui prétend avoir servi une famille qui possédait un trésor fabuleux, aujourd’hui enterré. Grannis et Baker, de leur coté, et Maria et Zerkow, de l’autre, vont former des "couples" dont les histoires vont servir de contrepoint au développement du triangle McTeague/Trina/Marcus.
*La rencontre avec Trina : Marcus l’amène pour soigner une dent endommagée (les circonstances de l’accident auraient été filmées par Stroheim). McTeague surmonte sa peur des jeunes femmes et tombe amoureux de la fiancée de son ami. Il l’embrasse lorsqu’elle est sous anesthésie. C’est lors de la première visite chez le dentiste que Trina achète à Maria un ticket de loterie pour se débarrasser d’elle.
*Les discussions entre Schouler et McTeague au sujet de Trina : Marcus laisse son ami devenir le prétendant de la jeune femme, un geste qu’il regrettera toute sa courte vie.
*La cour gauche menée par McTeague à Trina, avec des pique-niques, sorties diverses, soirées.
*Le dilemme de Trina, qui n’arrive pas à se décider si elle aime ou non le docteur.
*La soirée du ticket gagnant ; lorsque Trina revient à Polk St. en compagnie de McTeague et apprend avoir gagné $ 5000. Elle prend la décision de se marier.
*Le placement des $ 5000 dans la société de l’oncle de Trina, qui lui assure une rente confortable.
*La tension montante entre Marcus et McTeague qui culmine lorsque Marcus tente de poignarder le dentiste.
*Le mariage, décrit en parallèle à un enterrement dans la rue.
*Les premiers mois du couple, avec l’avarice grandissante de la jeune femme.
*Les escarmouches de Marcus et McTeague, dont une partie de lutte qui dégénère lors d’un pique-nique.
*La parade de Polk Street, filmée avec le renfort de la population.
*La trahison de Marcus, qui dénonce le charlatan McTeague aux autorités, avant de partir pour se lancer dans l’élevage de bétail.
*La vente aux enchères de tous leurs biens par les McTeague.
*La mariage de Grannis et Baker.
*La perte par Maria de son nouveau-né, difforme et rejeté par le père. Un passage déjà très odieux chez Norris.
*La sympathie grandissante entre Maria et Trina.
*Le meurtre de Maria par Zerkow, et le traumatisme de Trina, qui a découvert le corps.
*La lente déchéance de McTeague dans l’alcoolisme, ses accès de violence et l’avarice de plus en plus grave de sa femme.
*La destruction du couple suite à la décision de McTeague de partir en emportant les économies de sa femme.
*La décision de Trina de reprendre ses $ 5000.
*Le meurtre de Trina, devenue femme de ménage, par McTeague.
*La fuite de McTeague, qui retourne à Big Dipper et rencontre un chercheur d’or.
*La fuite de McTeague dans la Vallée de la Mort, bientôt rejoint par Marcus.

En plus de cette continuité, un certain nombre d’objets servaient de balises narratives, ces « petits cailloux » selon l’expression de Billy Wilder, chers à l'auteur de Foolish Wives :

- Une grosse dent dorée, enseigne de McTeague qu’il convoite et que Trina lui offre, avant qu’elle devienne un symbole de sa déchéance lorsqu’il la revend à un dentiste pour une bouchée de pain.

- La cage de McTeague, qui a trouvé un oiseau au début du film ; cet oiseau (ou d’autres canaris, après tout plusieurs années passent) le suit à Polk St. Au moment du mariage, le canari a un compagnon.

- Cette cage est convoitée par un chat errant lors de la trahison de Marcus. Le seul oiseau survivant suit McTeague jusque dans Death Valley.

- La photo de mariage, qui subit des dégradations au fur et à mesure, avant d’être déchirée par Trina lorsque Mac la quitte. Par ailleurs Grannis l’a récupérée lors de la vente aux enchères, juste avant de commencer sa cour à Miss Baker : l’objet permet le passage de témoin.

- Autre passage de témoin basé sur des scènes récurrentes : les conversations entre Maria et Zerkow, qui mèneront à leur mariage, puis à la violence grandissante entre eux. Trina prendra la place de Maria et deviendra à son tour une femme de ménage à demi-folle et délabrée.

Cette version étant refusée par le studio, le film est réduit jusqu’à une durée d’à peu près cinq heures, par Stroheim lui-même qui contrairement à la légende était déterminé à trouver un compromis. Après avoir été renvoyé en salle de montage, il confiera la tâche de couper le film plus avant à son ami Rex Ingram, qui rendra sa version de 18 bobines à Stroheim en lui disant, selon la légende : « Si tu coupes un pied de plus, je ne te parlerai plus jamais. » Rex Ingram, pour faire de la place, aurait coupé dans la première partie (au nord de la Californie) et aurait éliminé le personnage de Zerkow et son meurtre. Sa version sera refusée : la MGM ne veut pas dépasser les 10 bobines, et après une tentative (14 ou 16 bobines) supervisée par la scénariste June Mathis, qui tentait de rendre un peu plus commerciale la version de Rex Ingram, le monteur Joe Farnham a finalement rendu la copie définitive du film, à l’automne 1924. Cette version sortie en décembre a été relativement un échec, même si l’admiration des Européens pour Stroheim a joué en la faveur du film, et si son prestige n’a pas été atteint.

Le film dans cette version de 131 minutes possède déjà un souffle hérité de la volonté de Stroheim d’explorer une dimension romanesque qu’il avait déjà tenté de montrer dans son film Foolish Wives. Le montage est certes incomplet, mais la performance des acteurs y est dans toute son audacieuse vérité - l’utilisation du corps massif de Gibson Gowland, les différences de stature entre celui-ci et Zasu Pitts. L’histoire a été cruelle pour l’actrice, qui se défend superbement dans un rôle ingrat de fille avare qui va devenir folle... Jean Hersholt y joue lui aussi le rôle de sa vie, se réfugiant dans un naturalisme souvent profondément ironique ; il a parfaitement compris aussi bien les intentions de Stroheim que celles de Norris, et son Marcus Schouler est une caractérisation superbe, un homme vulgaire mais pas foncièrement mauvais qui se réfugie par dépit dans une jalousie motivée en apparence par l’appât du gain, mais qui cache probablement la douleur d’avoir perdu sa petite amie pour un imbécile. D’ailleurs, par bien des côtés, l’auteur de Blind Husbands a fait comme souvent en Marcus et Mac une sorte d’homme à deux têtes. Deux hommes parfaitement complémentaires et unis par l’amour de Trina, la frustration de l’argent et la haine l’un de l’autre... Stroheim manipule avec talent des personnages plus complexes que la moyenne, et les a caractérisés comme il savait si bien le faire, mais il va aussi plus loin que Norris en les dotant de motivations qui dépassent de loin celles de l’original. L’auteur du film a aussi su, comme il le faisait d’habitude, donner à ses poupées de celluloïd une vraie chair, en introduisant une dimension sexuelle autrement plus adulte que celle habituellement montrée au cinéma américain, avec toutefois une faute de goût : cette étrange scène au cours de laquelle Trina se couche nue sur ses pièces d’or.  Néanmoins cette scène sert au moins à mettre en lumière la frustration sexuelle de Trina qui serait probablement la raison d’être de sa passion d’avare...

Stroheim a su peupler son film d’une faune de personnages secondaires plus vraie que nature, dotés d’une vérité parfois inattendue (le sparadrap au visage de Lon Poff lorsqu’il apporte le gain de Trina lui donne potentiellement une vie extérieure au film). L’utilisation des lieux authentiques débouche aussi non seulement sur un naturalisme peu usité, mais aussi sur une peinture de classe, le film montrant comment le désir d’élévation sociale de Trina est contrecarré par sa propre avarice, le tout sonnant constamment juste en raison des lieux et des décors du drame. La caméra de Stroheim en liberté dans la Californie de 1923 a aussi fourni une image juste de l’Amérique, avec l’une des plus belles villes du continent comme on ne l’avait pas vue encore au cinéma, et le contraste saisissant entre les paysages rocailleux et boisés de la mine Big Dipper d’une part, et la désolation fascinante mais mortelle de Death Valley de l'autre. A voir le film, on plonge un peu plus dans une fascination souvent remarquable chez Stroheim à l’égard des Etats-Unis, fascination qui n'était pas servile, le film en fournit décidément l'éclatante preuve. Enfin, afin de tempérer un peu l’image de réalisme qui colle au film, il convient de rappeler l’importance capitale que le symboliste Stroheim apportait aux éléments naturels dans ses films ; celui-ci en est une nouvelle preuve. Lors des retrouvailles de Mac et Trina près du collecteur d’égout, les éléments se déchaînent pour leur dire de ne pas aller plus loin ; à nouveau la pluie et le vent.  Mais aucun d’entre eux ne comprend le message, et ils se marieront quand même... Le soleil, bien sur, devient le juge suprême du film, celui qui a le dernier mot, lorsque Mac découvre que l’homme qu’il vient de tuer s’est attaché à lui avec des menottes, et des plans successifs nous éloignent du lieu de l’action pour les laisser mourir...

Sous nette influence de Rex Ingram, Stroheim le symboliste a donc insufflé à son style une dose impressionnante de naturalisme, qui fait de ce film son chef-d’œuvre. Son style est plus que jamais fondé sur une science du détail, une utilisation pointue et méthodique du montage et une recherche de la cohésion absolue, ne privilégiant jamais la scène sur l’ensemble, ou l’ensemble sur la scène. Le tournage sur les lieux mêmes, pour le metteur en scène qui a recréé Monte-Carlo à Hollywood, est l’occasion de retrouver la vérité des sentiments, des classes, des caractères des personnages dans des circonstances qui s’éloignent de la tricherie en vogue. Comme Ingram, il manipule les foules (ce que la version courte nous montre bien peu) en organisant des fêtes de quartier, en filmant son petit monde dans le quotidien de sa vie et de ses distractions. Stroheim organise son récit en donnant à voir, sentir et ressentir au spectateur le cheminement de son héros, McTeague, somme toute un bon gros géant, par l’anecdote et le détail : la caméra omnisciente de Stroheim ne se perd jamais dans les accumulations de symboles, contrepoints, illustrations, et l'on remarque à quel point l’ensemble est cohérent : contrairement à Griffith, pas un gros plan ici qui ne soit une digression, pas une séquence qui ne semble en trop. Aucune sensiblerie, juste des sentiments...

Aujourd’hui deux versions sont disponibles : la version de 1924 en dix bobines, et la version reconstituée par Rick Schmidlin, mélange de la version sortie et de photographies. Le recours à 100 mn de photos, insérées dans les scènes déjà existantes crée un précédent spectaculaire, et l’ensemble est très facile à suivre tant les photos prises sur le tournage sont belles et révélatrices. La reconstitution s’imposait, et celle-ci fonctionne d’autant plus qu’elle est basée sur les travaux précédents, notamment les diverses versions du script/découpage, qui toutes avaient fait l’effort d’intégrer au corpus des scènes décrites par Stroheim avant tournage les scènes de la version effectivement sortie. Le résultat est constamment intéressant, et à environ 4 heures il fait partie de ces films dont on peut dire comme d’un roman qu’on n’a pas envie de le lâcher, et donc il se voit d’une seule traite.

Toutefois, si pour la première partie et pour l’histoire de Zerkow et Maria on mesure l’importance des coupes, il me semble plus contestable d’essayer d’altérer des séquences qui fonctionnent très bien dans la version définitive : la scène du ticket gagnant, par exemple, ne bénéficie pas vraiment des ajouts de la version de Schmidlin. Les intertitres sont bien sur nombreux, car un minimum de description s’imposait, mais le recours au texte de Norris s’avère encombrant parfois. Il était motivé dans la version MGM par les trous béants de la narration, comme lorsque McTeague embrasse Trina endormie : privés de la séquence de la mort du père, et de la crainte de Gibson Gowland devant les clientes du dentiste lors de scènes qui ont été coupées, on avait besoin d’un intertitre pour justifier son embarras. Ici, on n’en a plus autant besoin... Le recours de Stroheim lui-même à Norris dans son scénario s’imposait par sa façon de travailler, mais on a vu qu’il s’est parfois obligé à remplir les vides du roman, trouvant le plus possible des solutions visuelles là ou les mots s’avéraient insuffisants. Son refus du flash-back initial est la preuve d’une volonté de donner à voir la vie, inhérente à sa raison profonde de faire ce film. Par ailleurs, quel montage reconstitue réellement cette restauration ? Quelle version aurait eu son approbation ? On ne le sait pas et on ne saura jamais ce qui figurait par exemple dans sa version de 5 heures. Cette reconstitution ne s’est pas fixée comme objectif de redonner au monde la vision de Stroheim, mais de montrer de façon pédagogique l’avancée considérable de l’auteur en matière de narration cinématographique.

A coté de cette version, le Greed de 1924, qu’un intertitre gonflé annonce comme étant Personnally directed by Erich Von Stroheim fait pale figure. C’est dommage : ce film nous captive durant deux heures et dix minutes, et restitue sinon la lettre de l’interprétation des acteurs, du moins l’esprit. Cette version raccourcie, nous l’avons vue et revue, et même privée de nombreux épisodes, elle est riche en moments forts, en émotions, et restitue la plus belle des performances du film, celle de Gibson Gowland. Telle qu’on peut la voir, elle nous restitue certains des traits de génie de Stroheim, ses rues de San Francisco peuplées de figurants, ses décors criants de vérité, son mystérieux messager du destin qui apporte les $ 5000 à Trina, ses séquences quasi-intactes (le mariage, la Vallée de la Mort...). Une comparaison entre les deux permet de montrer ce qui a été supprimé de façon si honteuse, notamment toute la performance de Cesare Gravina en Zerkow. Le prologue, les délires de Trina après la mort de Maria manquent cruellement aussi. Par contre dans cette version "courte", le recours aux jalons, les Leitmotivs et les objets importants sont partiellement maintenus (la photo de mariage, l’évolution de la "tiare" de cheveux de Trina, ou encore la dégradation de sa tenue) mais la répétition de certains leitmotivs (les mains maigres qui tripatouillent de l’argent, par exemple) n’est pas forcément justifié par le scénario. Mais une fois de plus, le scénario ne représentait que le cahier des charges avant le tournage...

Fidèle à sa légende, Erich Von Stroheim a refusé parait-il de voir la version raccourcie de son chef-d’œuvre, un film magnifique même en l’état et qui a eu une descendance enviable. Ne faisons pas cette bêtise, et voyons-le encore et encore...

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Erich Von Stroheim à travers ses films

Par François Massarelli - le 22 avril 2013