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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Jeux de l'amour

L'histoire

Victor, Suzanne et François sont trois amis inséparables qui habitent sur la Montagne Sainte-Geneviève, près du Panthéon. Suzanne et Victor sont amants et vivent ensemble dans la partie privée de leur magasin d'antiquités et d'objets décoratifs. Sur le trottoir d'en face, au-dessus du cabinet d'immobilier dont il est le propriétaire, vit François qui est lui aussi amoureux de la jeune femme. Quand Victor ne peint pas sagement dans son atelier, il mène surtout une existence agitée et n'est jamais le dernier pour aller s'amuser, se balader ou encore danser jusqu'à l'épuisement. Suzanne peine de plus en plus à suivre son compagnon dans ses allers-retours surprises et ses revirements soudains ; elle souhaite au contraire qu'il s'engage véritablement dans leur vie de couple et qu'il songe à l'épouser et à lui faire un enfant. Mais Victor ne l'entend pas de cette oreille tandis que François, personnage plus terne et prévisible, avance ses pions pour tenter d'attirer Suzanne dans son giron.

Analyse et critique


« Ma méthode est de prendre le plus de soucis possible pour trouver la chose qu'il faut dire,
et ensuite de la dire avec une légèreté extrême.
» George Bernard Shaw (Réponses à neuf questions)

A l'évocation du nom de Philippe de Broca, certains cinéphiles pensent inévitablement à la perle du film d'aventures à la française qu'était L'Homme de Rio, une œuvre fondatrice de notre cinéma de genre hexagonal au style alerte, drôle et élégant et dont l'influence dépassa de très loin nos frontières. Hélas, en songeant au même personnage, d'autres lèvent les yeux au ciel et considèrent avec une trop grande légèreté tout un pan de notre patrimoine cinématographique, au seul motif que l'aventure, la frivolité et la bonne humeur se marieraient difficilement avec une quelconque ambition artistique. Ainsi l'histoire du cinéma est parfois faite d'injustices et construit habilement des chapelles étanches qui enferment trop souvent leurs membres - arbitrairement sélectionnés - dans des considérations esthétiques, sociales et morales inflexibles. Parfois aussi, certains réalisateurs ont la relative malchance de se révéler à une époque déterminante où leur art connaît des bouleversements profonds, tant au niveau esthétique que sociologique, et auxquels ils ne sont pas directement associés. Ce fut le cas avec la Nouvelle Vague française et ainsi Philippe de Broca, qui n'avait pourtant pas de noble que le nom, fut assez vite considéré par beaucoup comme un petit malin, gentil et sympathique, affilié certes à ses débuts aux cinéastes de la Nouvelle Vague - dont il était vraiment un proche - avant qu'il ne décide de prendre un chemin jugé moins estimable.

Pourtant si l'on pouvait juger un cinéaste essentiellement par la fantaisie naturelle qui le caractérise et par le sentiment de bien-être que son œuvre sait procurer, Philippe de Broca trônerait parmi les tout meilleurs de sa génération. Que l'on se souvienne seulement de ces quelques titres : Cartouche, Les Tribulations d'un Chinois en Chine, Le Roi de cœur, Le Diable par la queue, Le Magnifique, L'Incorrigible, Tendre poulet ou Le Cavaleur. Même si le réalisateur a parfois souffert d'un manque d'inspiration et connu de nombreuses baisses de régime, puis vu son art s'essouffler progressivement en fin de carrière (malgré le sursaut bienvenu que fut son remake exaltant du Bossu en 1997), un certain nombre de ses comédies et films d'aventures échevelés laisseront échapper à tout jamais un parfum excitant de poésie barrée et de tendre excentricité qui font sa signature et sa singularité. Il devient alors très intéressant de pourvoir effectuer un retour en arrière sur l'œuvre de cet artiste et, grâce à Gaumont Vidéo, il nous est aujourd'hui permis de prendre connaissance des ses premiers films. Avec Les Jeux de l'amour, l'occasion nous est ainsi donnée de voir comment se sont mis en place les éléments qui vont constituer sa patte si caractéristique.

Né en 1933 à Paris, Philippe de Broca de Perrussac évolue dans un milieu aristocratique plutôt original dans la mesure où il est fils de photographe et petit-fils de peintre. C'est tout logiquement que, attiré par les métiers de l'image, il effectue ses études dans la célèbre école de cinéma de la Rue de Vaugirard (l'ancêtre de l'Ecole Nationale Supérieure Louis-Lumière) qui dispense un enseignement technique de tout premier ordre. Comme de très nombreux jeunes hommes de sa génération, de Broca est mobilisé et doit partir en Algérie pour rejoindre le terrain d'une guerre coloniale qui s'éternise et qui ne dit pas son nom. Recruté dans les Service Cinématographique des Armées, il prendra en pleine figure et enregistrera la brutalité du conflit et sera même le témoin d'actes de torture au point de voir une partie de son travail censuré. Ces événements bouleversent l'existence de Philippe de Broca et représente une véritable fracture dans son parcours. Au retour d'Algérie, il décide de prendre la vie par l'absurde, de considérer les choses avec humour et légèreté, de concilier le mouvement et la fantaisie pour ne plus donner de prise aux drames. Le jeune homme se lie d'amitié avec Claude Chabrol, pour qui il est assistant réalisateur sur Le Beau Serge, Les Cousins et A double tour, et surtout avec François Truffaut qu'il assiste une fois sur Les Quatre cents coups. Fort de son apprentissage technique (après ses études, il a réalisé des courts métrages documentaires), de sa courte expérience sur les plateaux de tournage, et avec l'aide de Chabrol (qui va coproduire son premier film et y fait même une courte apparition), de Broca se lance dans son premier long métrage : Les Jeux de l'amour en 1960.

De Broca écrit le scénario des Jeux de l'amour avec Daniel Boulanger, écrivain, poète, dramaturge et dialoguiste, avec qui le cinéaste collaborera plusieurs fois au cours de sa carrière. Grâce à un matériau très écrit (parfois trop, surtout certains dialogues), Philippe de Broca peut commencer à donner libre cours à son enthousiasme et à sa vision de la vie faite d'insouciance et promouvant des petits plaisirs sans lendemain. Son dynamisme ainsi que son esprit libre et frondeur s'incarnent dans le bondissant Jean-Pierre Cassel, 28 ans alors, véritable ressort qui ne tient pas en place et animé de surcroît par une volonté farouche de ne s'en laisser compter par personne. Avant Jean-Paul Belmondo dès Cartouche en 1962, qui deviendra le premier des grands succès populaires du cinéaste, Cassel sera le premier héros des films de Philippe de Broca et le porte-drapeau d'une vision de l'existence marquée par une vivacité de tous les instants qui s'accompagne d'une réelle immaturité. Car Victor, le personnage que joue Jean-Pierre Cassel, apparaît comme une sorte de grand enfant satisfait de sa personne, qui fuit toute forme de responsabilités à commencer par le mariage et la paternité. Inconséquent, puéril et parfois grossier, Victor est de nature à énerver à la fois ses camarades d'amour et de jeux, mais aussi le spectateur décontenancé par les pirouettes et les volte-face de ce grand dadais. Heureusement, la fraîcheur du comédien et le découpage précis et rythmé de Philippe de Broca finissent par emporter le morceau. C'est Cassel souvent qui par ses emportements et ses ruptures de tons semble "dicter" la mise en scène, allant même jusqu'à chanter le thème musical des Jeux de l'amour écrit par Georges Delerue - qui entame, lui aussi, une longue collaboration avec le cinéaste puisqu'il composera 17 musiques pour ses films. Les deux autres membres du trio sont interprétés par Geneviève Cluny, une actrice un peu guindée proche des Cahiers du Cinéma, et qui a également inspiré l'histoire au duo Boulanger/de Broca, et Jean-Louis Maury, que l'on voit souvent chez Claude Chabrol. Ces deux comédiens ne sont pas toujours gâtés dans le sens où ils héritent de dialogues parfois ampoulés et adoptent une diction un peu vieux jeu - qui servent sans doute leurs personnages mais leur confèrent aussi un aspect daté. C'est d'ailleurs l'un des intérêts des Jeux de l'amour : Jean-Pierre Cassel s'impose dans le cadre et semble incarner une modernité à l'orée des années 60 alors que ses acolytes paraissent, eux, sortir d'un film des années 40.

La modernité, c'est évidemment l'attrait de ces Jeux de l'amour dont la parenté avec la Nouvelle Vague est évidente : tournage en extérieurs, caméra mobile, protagonistes jeunes, culture générationnelle (les boîtes de nuit sises dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et leur hystérie passagère), romance libertaire, refus des conventions, langage effronté et parfois vulgaire. Mais le sujet qui évoque les marivaudages (à la façon de Musset comme du théâtre de boulevard) et les dialogues soigneusement écrits conjugués avec l'absence affichée de gravité, éloigne le film de ce nouvel univers cinématographique généré par les "jeunes turcs" des Cahiers du Cinéma. De même qu'une référence évidente vient nourrir le film et lui apporte une partie de sa sève, celle de la comédie américaine et particulièrement la "screwball comedy" (de Broca imposait à ses trois comédiens de parler le plus vite possible). Mais l'essentiel reste le bain de jouvence qu'apporte cette production au cinéma français, et la présence d'un regard plein d'acuité et de spontanéité sur la jeunesse de la fin des années 50. La jeunesse parisienne des Trente Glorieuses que représente Philippe de Broca est partagée entre l'insouciance et la candeur d'un côté, avec sa quête de plaisirs éphémères, et de l'autre côté la prise en compte des responsabilités qui incombent à tout adulte qui doit bâtir son existence sur une certaine forme de stabilité. En résumé, les deux pôles que représentent respectivement Victor, le peintre fantaisiste et capricieux, et François, l'agent immobilier aux pieds solidement ancrés sur terre. Et si Victor consent finalement à épouser Suzanne, le réalisateur nous fait bien comprendre avec son dernier plan que l'affaire est loin d'être conclue puisqu'à l'image les deux amants ne suivent pas le même chemin dans le cadre. Jean-Pierre Cassel, excellent embobineur, comme quasiment tous les futurs héros du cinéma de Philippe de Broca, ne semble ainsi pas prêt de céder un pouce de sa chère indépendance. Enfin, puisqu'il est question de liberté, il ne faut pas manquer de souligner le naturel avec lequel de Broca filme les élans amoureux, entre deux scènes de ménage ou de comédie. En bon héritier de Jacques Becker, comme la plupart des jeunes cinéastes de La Nouvelle Vague, il dirige ses comédiens pour que les échanges amoureux soient le plus crédibles et sensuels possible (il faut se replacer dans le contexte du débuts des années 60) ; les baisers sont langoureux et les amants sont nus dans le lit non conjugal.

En conclusion, pour les amateurs de Philippe de Broca comme pour ceux qui ignoraient jusqu'à l'existence même de ce premier film fort sympathique, il s'agit plutôt d'une heureuse surprise. S'il ne révolutionne que peu de choses, Les Jeux de l'amour a déjà le mérite de rafraîchir considérablement une comédie à la française vieillissante et bien morose à la fin des années 50, et surtout pose les bases à la fois d'un cinéma allègre et gracieux et d'un nouveau personnage bondissant et fantasque que le cinéaste déclinera souvent de film en film. A commencer par celui du Farceur, son long métrage suivant.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 16 avril 2012