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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Farceur

L'histoire

Edouard Berlon est un genre d'histrion intenable qui virevolte de femme en femme, à la recherche du grand amour. Inconstant et capricieux, mais doté d'une grande capacité de séduction, il vit toujours dans l'instant, en quête du plaisir immédiat. Il se délecte des tours qu'il joue à la gent féminine et souvent à leurs maris, mais semble plus aimer le sentiment amoureux et l'état d'exaltation qu'il engendre que les femmes qu'il se plaît à courtiser. Père de deux enfants en bas âge de mère(s) absente(s), il habite une maisonnée spacieuse et étonnante où vivent également son sémillant oncle Théodose, son frère aîné Guillaume, sa belle-sœur (et ancienne conquête ?) Pilou,  la jolie domestique Olga et quatre chiens. Quand Edouard fait la connaissance de la superbe Hélène Laroche, une bourgeoise aisée qui s'ennuie auprès de son époux industriel, son sang bouillonne et il entreprend de la conquérir. Hélène succombe peu à peu à ses avances énergiques et à son charme juvénile, et finit par tomber sous le charme de sa famille extravagante et libertaire. Mais les différences de tempérament et de milieu social restent un frein à une relation qui part sur des bases certes romanesques mais surtout très fragiles.

Analyse et critique


« Moi je ne mourrai jamais, j'ai pas le temps ! »
Edouard Berlon (Jean-Pierre Cassel)

Cet extrait du dialogue déclamé par le personnage principal du deuxième film de Philippe de Broca résonne comme une profession de foi, tant pour l'auteur de cette réplique que pour le cinéaste et son scénariste Daniel Boulanger. Le cinéma de Philippe de Broca - ou l'art du coup de sang permanent, de l'insubordination et de la soustraction aux pesanteurs de l'existence - prend réellement son envol avec Le Farceur, petite bulle de fraîcheur apparemment sans prétention. Cet exemple de "cinéma champagne" fait de la quête du plaisir immédiat, de l'apprentissage dans la joie et de la douce insouciance un manuel de savoir-vivre. Les Jeux de l'amour, le premier long métrage du réalisateur, avait esquissé avec dynamisme et bonne humeur la carte d'un nouveau territoire du cinéma français dans lequel la légèreté, la fantaisie, l'impulsion sans entrave, les pieds de nez et un soupçon de mélancolie faisaient bon ménage. Avec Le Farceur, de Broca impose clairement son univers et assume pleinement son amour des marginaux libertaires et cultivés qui ne s'en laissent jamais compter par les impératifs d'une société policée. La loufoquerie s'installe pleinement dans son œuvre et ne la quittera pour ainsi dire jamais.

Les spectateurs qui se souviennent du personnage de Camille interprété par Julien Guiomar dans L'Incorrigible (réalisé par Philippe de Broca en 1975), sorte d'aristocrate ermite, fantasque, frondeur et surtout épicurien, qui couvait Jean-Paul Belmondo d'un amour filial, auront la surprise et le bonheur de découvrir dans Le Farceur ses précurseurs. Effectivement, à la tête de la communauté d'excentriques à laquelle appartient Edouard Berlon trône affablement l'oncle Théodose, sympathique et étonnant vieux monsieur, très spirituel et animé d'un fort appétit pour la vie (celle qui mêle les humanités à la bonne chère). Guillaume Berlon, le frère d'Edouard - interprété par un Georges Wilson bourru - est un libertin au fort tempérament et à l'humour paillard, dont l'activité consiste à photographier toute sa famille recréant des scènes historiques puis à vendre ses clichés à des journaux sous la forme d'un roman-photo écrit par son épouse Pilou. Epouse dont il semble par ailleurs qu'elle ait dans un temps reculé un peu fricoté avec son beau-frère ! Son rôle est tenu par Geneviève Cluny (la Suzanne des Jeux de l'amour) et l'on peut affirmer que l'actrice est bien plus charmante et naturelle ici que dans le premier film du cinéaste. Edouard Berlon, de son côté, est aussi à sa manière un chef de famille puisqu'il est père de deux enfants - dont l'un en bas âge - abandonnés par deux anciennes conquêtes. Cette paternité - assez inattendue pour le spectateur - ne pose évidemment aucun problème pour la communauté puisque ces mignons garnements sont les fruits de l'amour ; et tonton Guillaume d'entonner naturellement et avec conviction dans son langage fleuri : « Allez les petits, prospérez ! N'écoutez pas les coupe-queue ! » Enfin, cette collectivité bigarrée compte également dans ses rangs Olga, la femme de compagnie, inlassablement en attente des bonnes dispositions d'Edouard pour la bagatelle. C'est avec cette famille de loufdingues attendrissants que Philippe de Broca compose dans l'allégresse une fantaisie picaresque, dans laquelle il déclare sa flamme pour les farfelus en tous genres dans un climat de folie générale qui contamine sa mise en scène et annonce son œuvre la plus extravagante et singulière, Le Roi de cœur (1966).


S'il est à nouveau coproduit par Claude Chabrol, et qu'il réunit peu ou prou la même équipe que Les Jeux de l'amour, Le Farceur va encore plus loin dans l'exaltation du mouvement qui porte les personnages. Edouard Berlon et sa famille habitent une grande maison sur trois niveaux, qui fournit à l'infatigable Jean-Pierre Cassel un espace en hauteur et en profondeur pour ses déplacements impétueux. Philippe de Broca utilise ce grand espace avec ingéniosité : toujours avec une belle élégance (ses mouvements d'appareil sont d'une fluidité impressionnante pour l'époque), le réalisateur enchaîne derechef des plans très travaillés qui parcourent la maisonnée et permettent à ses personnages de mener pleinement leur vie faite de soubresauts permanents, et ainsi de pleinement s'épanouir dans leur environnement. C'est par ailleurs Paris dans son ensemble qui s'offre comme un terrain de jeux pour Edouard, que l'on découvre au tout début du film courir avec aisance sur les toits après s'être échappé par un velux de l'appartement de l'une de ses conquêtes féminines (dont le mari venait de surgir). Si de Broca est toujours en compagnonnage avec les artistes de la Nouvelle Vague et que son art apporte une véritable bouffée d'oxygène au paysage cinématographique de l'époque, il ne cherche cependant pas à marquer une rupture sèche avec la mise en scène "classique" à l'instar de ses camarades Chabrol, Truffaut, Rohmer et surtout Godard. Néanmoins, si l'on accepte volontiers d'élargir le concept de "nouvelle vague", on comprendra bien que de Broca, comme Malle, Rappeneau ou Demy, font partie de ces artistes qui ont libéré le cinéma d'un certain carcan et revivifié son expression par une constante recherche de mouvement et de grâce. Chez de Broca, cette quête est impulsée par des personnes indomptables et à la limite du grotesque, qui sont, eux, dans une véritable rupture avec la société triste et normalisée que le cinéaste fuit de son côté dans la vie réelle. Dans Le Farceur, c'est pour la deuxième fois que Jean-Pierre Cassel endosse le costume du héros et de l'alter ego du réalisateur : le séducteur invétéré Edouard, aussi insatiable qu'insaisissable.


« Edouard Berlon, vingt-cinq ans, artiste, fleuriste, cycliste, athée, mais je crois en Dieu, en vous, au vélo, à l'amour et je fais les pieds au mur ! » Avec un tel curriculum vitae, Edouard n'est pas avare en contradictions. Le titre du film donne certes l'idée que le personnage est entièrement voué au jeu, à la malice, à la faconde et à la manipulation. En effet, Edouard/Cassel fait constamment le beau, joue de la musique, virevolte, chante, danse même tout en séduction sur l'esplanade du Trocadéro, sillonne la capitale à pieds, à vélo et en voiture, fait l'amour quand lui seul en exprime l'envie. Inconséquent, joueur, il peut même se déguiser en policier, en plombier ou en balayeur pour arriver à ses fins tout en étant parfaitement conscient de la limite de ses pitreries. Bref, capricieux, égocentrique et quasi caricatural dans ses effets de manche, le jeune homme peut lasser, voire irriter. Or c'est là qu'interviennent la tendresse et la lucidité de Philippe de Broca, car ce dernier n'est pas dupe dans sa mise en valeur de la futilité de l'existence. Le sous-texte du Farceur est ainsi un peu plus complexe qu'il n'y paraît. Le destin de son personnage est celui d'un être qui courra jusqu'à la mort sans s'arrêter, sans profiter même du temps qui est une des richesses que la vie peut nous offrir. On relèvera alors la fonction qu'accorde de Broca à l'entourage proche d'Edouard et en particulier à l'oncle Théodose, celle de tenter de ralentir l'empressement de son neveu en lui expliquant la valeur du présent grâce à sa grande culture et sa longue expérience. Dans nombre de ses films, Philippe de Broca associe à ses héros constamment dans l'agitation des personnages plus posés, plus roués, qui viennent contrebalancer le dynamisme fou des premiers sans jamais heureusement éteindre leur flamme. On trouvera de tels exemples dans les films avec Jean-Paul Belmondo, de même que dans Le Diable par la queue, La Poudre d'escampette, Tendre Poulet, Le Cavaleur ou L'Africain.

Le Farceur se teinte ainsi d'une note douce-amère, car on sent bien que l'insatisfaction permanente qui caractérise le jeune héros le conduira éternellement dans une impasse. Le mouvement perpétuel est une libération mais aussi un enfermement pour Edouard, que l'on voit à la toute fin du film partir séduire la jolie femme de ménage d'un hôtel vide après être parvenu à mettre dans son lit la grande et belle bourgeoise qu'il n'avait de cesse de courtiser. La bourgeoise parisienne à la morne vie, qui s'ennuie auprès de son industriel hyperactif de mari (formidable François Maistre, versant sombre d'un Edouard qui aurait grandi en ne conservant que les mauvais aspects de son caractère fantasque) est interprétée par la superbe Anouk Aimée. A 28 ans, après une vingtaine de films (dont La Tête contre les murs et La Dolce Vita), et un an avant d'éclater dans le magnifique Lola de Jacques Demy, l'élégante comédienne apporte son charme fait de classe et de mystère et se prend parfois au jeu de la séduction qu'entame fièrement Edouard. Mais Anouk Aimée sait aussi être belle et désirable dans la retenue quand elle maintient une distance (sociale comme personnelle) avec son soupirant obstiné et impatient, qu'elle réussit à éconduire presque jusqu'à la fin dans un semblant de relation amoureuse que l'on devine facilement sans avenir.

Néanmoins la mélancolie sous-jacente exprimée par Philippe de Broca n'agit jamais comme un frein à son exaltation de la fantaisie et de l'existence menée tambour battant. Le Farceur, qui bénéficie également de dialogues drôles et vifs, très écrits mais jamais ampoulés, se présente comme un hymne à la liberté, à l'audace et à l'amour (voire franchement au libertinage, notamment via un langage quelquefois "coloré"). Au sein d'une vaste demeure surmontée d'une tourelle et remplie d'objets en tous genres et de meubles de différentes époques, le jeune cinéaste virtuose fait évoluer un petit monde diablement attachant dans un rythme effréné. Les fous intéressent de Broca, et ce sont eux qui portent innocemment mais énergiquement son message. Sa communauté d'artistes amateurs (ils jouent de la musique, dansent, écrivent, dessinent, prennent des photos) a inventé un monde à l'écart de la réalité, qu'elle ne fuit pas nécessairement mais qu'elle éclaire de sa fantaisie et de son esprit jovial et ludique. Soutenu par une musique primesautière de l'indispensable Georges Delerue, Le Farceur est une fable piquante et lumineuse qui, si elle ne cherche pas la modernité à tout prix, installe son réalisateur à une place singulière dans le cinéma français. Philippe de Broca, que l'on sent libéré de toute pesanteur, se permet même de filmer une séquence en accéléré comme dans un burlesque américain. Comédie charmante et plus profonde qu'il n'y paraît, Le Farceur marque la véritable naissance d'un grand cinéaste qui atteindra bientôt sa maturité de metteur en scène dans le film d'aventures et sa quintessence comme artiste dans Le Roi de cœur, injustement boudé dans notre pays.

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 26 avril 2012