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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Amants du Capricorne

(Under Capricorn)

L'histoire

1831. Charles Adare rejoint son oncle gouverneur en Australie pour commencer une nouvelle vie. Lors d'un dîner chez un ancien forçat qui règne dans le monde des affaires locales, il découvre que la maîtresse de maison est sa cousine Henrietta, amie d'enfance. Il s'aperçoit peu à peu que Henrietta sombre dans la folie et l'alcool...

Analyse et critique

A l’issue de la Seconde guerre mondiale, un vent d’espérance et de renouveau souffla sur le monde. Et ce qui était vrai pour les nations colonisées l’était aussi, à moindre échelle, pour les grands cinéastes de Hollywood ! Un désir d’indépendance à l’égard des studios s’empara en effet aussi bien de John Ford (Dieu est mort) que de Hawks (La Rivière rouge) ou Capra (La Vie est belle). Alfred Hitchcock n’y échappa pas. Etouffant de plus en plus sous le joug de David O. Selznick, avec qui il était sous contrat depuis 1939, Hitchcock créa en 1946, avec un collègue de ses débuts britanniques, l’exploitant de salles Sidney Bernstein, une société de production nommée Transatlantic Pictures. Le but était de produire en indépendant des projets prestigieux, puis de les faire distribuer par un grand studio, ici en l’occurrence la Warner. Le premier projet fut de réaliser un grand mélodrame avec Ingrid Bergman, splendide actrice, avec qui Hitchcock s’était merveilleusement entendu sur les tournages de La Maison du docteur Edwardes et des Enchaînés, et dont il était sans doute secrètement amoureux, comme bien des hommes. Bergman étant alors bloquée par des engagements théâtraux, Hitchcock réalisa d’abord un projet moins cher mais tout aussi atypique : le célébrissime La Corde, intrigue criminelle en temps réel et dans un seul décor, tournée en longs plans de dix minutes, une technique que le cinéaste comptait réutiliser pour Les Amants du Capricorne, sur une plus grande échelle.

Adapté d’un roman de l’Australienne Helen Simpson paru en 1937, Les Amants du Capricorne appartient à la tendance romantique et douloureuse d’Hitchcock, à l’instar de The Manxman, Rebecca, La Loi du silence ou Sueurs froides. Si, sur l’ensemble de sa carrière, le génie du cinéaste a surtout émané de sa profonde malice, malice qui se traduit par un découpage jouant constamment avec les peurs du public et qui fait que l’on regarde la moindre image de ses films avec l’œil pétillant et le sourire aux lèvres, il ne faut pas négliger bien sûr l’envers de cette ironie : la douleur rentrée, la misanthropie, qui se cachent sous cet humour spirituel et qui viennent d’une jeunesse inhibée, Hitchcock ayant été incapable d’aborder une femme avant l’âge de vingt-cinq ans... Comme La Maison du docteur Edwardes et Les Enchaînés, avec qui il forme une sorte de trilogie sur la déchéance et la rédemption d’un être, Les Amants du Capricorne est avant tout une déclaration d’amour douloureuse à Ingrid Bergman et il est clair que Hitchcock s’identifie fortement avec le personnage de Michael Wilding qui, amoureux sans espoir de Lady Henrietta, fait tout pour rester constamment à côté d’elle, lui parler, la libérer de son mal et la sublimer.

Ainsi, l’essence du film est d’être un lent mouvement d’approche vers cette femme magnifique, mais malheureuse. Wilding, comme Hitchcock avec sa caméra, enrobe Bergman de ses attentions, la scrute sans tout à fait la comprendre, et tente patiemment de percer son lourd secret. Et c’est dans cette optique que les plans longs hérités de La Corde trouvent leur raison d’être, afin que le spectateur puisse lui-même prendre le temps d’observer cette femme étrange dans cette demeure étrange, prendre le temps aussi de l’écouter, la parole ici prenant tout son poids et servant réellement de catharsis à l’héroïne.

Ce respect théâtral pour les longues tirades, cette écoute attentive de la parole dramatique sont atypiques chez Hitchcock, signe d’un bouleversement émotionnel provoqué là encore par la guerre. C’est d’ailleurs pendant le conflit, en 1941, que sortit le film le plus influent des années quarante : Citizen Kane d’Orson Welles. Même s’il ne l’a jamais proclamé (mais la présence de Joseph Cotten, comme dans L’Ombre d’un doute, est un indice), nul doute que Hitchcock, comme tous ses confrères hollywoodiens, est allé voir cette révolution filmique et en a tiré des enseignements : ne pas avoir peur de conférer au cinéma la densité corporelle du théâtre, le poids et la beauté de la déclamation tragique, dans des plans longs qui respectent la continuité du jeu de l’acteur, au cœur d’un espace caverneux, tout en profondeur. Style peu commercial, qui a eu raison de la carrière hollywoodienne d’Orson Welles, ainsi que de celle des Amants du Capricorne au box-office, portant un coup d’arrêt, de fait, à la Transatlantic Pictures et aux rêves d’indépendance et de changement du cinéaste (1) ! Car avec ce film, en effet, le « maitre du suspense » se refuse à nous faire peur, sauf lors de la célèbre scène de la tête réduite, filmée du point de vue halluciné de Henrietta. Dans ses entretiens avec François Truffaut, Hitchcock avouera regretter cette expérience du plan long : au final, il vaut mieux selon lui « découper » les scènes de tension, pour davantage stresser et stimuler le public. C’est pourquoi, deux ans après Les Amants du Capricorne, il reviendra au découpage sensationnel (et plus commercial) de L’Inconnu du Nord-Express.

Mais pour cette tentative de « gothique australien », l’auteur de Psychose n’entrechoque pas ses images, il préfère nous bercer dans une ambiance ouatée de rêve éveillé, merveilleusement rendue par la photographie nocturne et bleutée du grand Jack Cardiff, par l’atmosphère orageuse et les lents mouvements de caméra qui arpentent cette demeure sans joie, sans enfants, où les domestiques passent leur temps à humilier leur maîtresse devant nos yeux impuissants.

A bien des égards, Les Amants du Capricorne est un conte de fées. Comme dans Les Enchaînés, Bergman y est prisonnière d’une demeure bourgeoise et maléfique, elle est persécutée par une « marâtre » qui l’empoisonne (là, la mère possessive de Claude Rains ; ici, la domestique amoureuse de son maître, superbement incarnée par Margaret Leighton), et l’on peut parier que la petite fille qui sommeillait en Bergman comme en toute femme a dû se régaler à jouer les belles victimes sauvées in extremis par le prince charmant ! Cette sombre atmosphère, qui ne sied pas du tout à la lumineuse Ingrid, donne envie au spectateur, comme à Wilding, comme à Hitchcock, de l’extirper, de la sauver de sa « noyade » et de la révéler à elle-même, telle qu’elle doit être : chaleureuse, heureuse, souriante. Ah, ce sourire d’Ingrid Bergman... que ne ferait-on pour le contempler ? C’est ainsi que, dans une sublime métaphore du cinéma, le héros-cinéaste tend sa veste devant une vitre pour « faire écran » et, par un effet de lumière fabuleux (Jack Cardiff se transcende alors !), oblige la jeune femme à contempler son intacte beauté, elle qui, par dégoût de soi, ne voulait plus voir son reflet.

C’est pourquoi on ne peut que suivre Truffaut quand, dans son article Un trousseau de fausses clés (2), il déclare : « Avec l’idée de la vitre, un vertige me saisit, réellement je chavire et c’est pourquoi tant que je ne trouverai pas une idée de cette force, une idée qui s’évanouit derrière la beauté de l’image qu’elle suscita, dans les films de Huston, Clément ou Visconti, je m’obstinerai à placer Hitchcock plus haut qu’eux, bien plus haut, dans le peloton de tête, le seul qui m’occupe. »


(1) Notons que Dieu est mort et La Vie est belle furent également des échecs commerciaux, obligeant Ford à revenir aux westerns et Capra... à prendre une retraite prématurée ! La Rivière rouge marcha très fort en revanche, mais Hawks fut tellement dégoûté par le long imbroglio juridico-financier qui suivit son tournage (tourné en 1946, le film ne sortit qu’en 1948), qu’il préféra revenir à la Fox, puis à la Warner.
(2) in Cahiers du cinéma, n° 39, octobre 1954

DANS LES SALLES

les amants du capricorne
 UN FILM D'alfred hitchcock (1949)

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 27 FEVRIER 2019

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 27 février 2019