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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Début

(Nachalo)

L'histoire

Pacha Stroganova partage sa vie entre le travail à l'usine et quelques petits rôles dans une troupe de théâtre. Rôles souvent cantonnés aux sorcières et aux mégères. Jusqu'à ce qu'un jeune réalisateur soviétique la remarque, un soir, et lui demande de jouer Jeanne d'Arc.

Analyse et critique

Après le succès critique de Pas de gué dans le feu (1) sorti en 1967, Panfilov envisage de tourner un film sur Jeanne d'Arc. Figure historique dont la vie fut adaptée à l'écran par d'aussi prestigieux réalisateurs que Georges Méliès, Carl Theodor Dreyer ou Roberto Rossellini, elle revêt, en URSS et en Europe des significations différentes : tandis que sur le Vieux continent elle est à la fois considérée comme une figure nationaliste ou féministe, les soviétiques la considèrent comme une héroïne du peuple. En effet, plusieurs personnages historiques furent utilisées par le régime soviétique pour inclure l'idéologie communiste comme un prolongement logique d'une lutte millénaire pour émanciper les peuples : Spartacus, Jésus, les révolutionnaires français, la Commune de Paris... À chaque fois, l'État fait en sorte d'en faire des figures mythiques insérées dans le patrimoine culturel : Spartacus donnera son nom à une multitude d'universités et de grands espaces (le club de football Spartak Moscou tire son nom du gladiateur romain), Jésus permettra de réaliser une lecture émancipatrice de la religion (et la théologie de la libération, extrêmement développée en Amérique du Sud, a été nourrie de cette vision des choses), Robespierre et Louise Michel remplaceront les icônes orthodoxes... Comme tout soviétique, Gleb Panfilov a une vision du monde et des hommes déterminée par la seule conception de l'Histoire autorisée par le pouvoir. Mais comme tout intellectuel, il a les capacités pour se permettre une certaine marge de manœuvre et réinvestir un certain nombre de valeurs dans les mythologies officielles. C'est pourquoi il a voulu, rapidement, donner sa vision de Jeanne d'Arc : non pas une précurseure du communisme, mais une femme du peuple dont chacun devrait s'inspirer pour garder vivaces un ensemble de principes politiques menant au bonheur commun. Octobre 1917, cet « Octobre rouge » porteur d'un si grand espoir de changement, n'est pas, pour Panfilov, l'aboutissement logique et historique des grandes révoltes populaires, dont Jeanne d'Arc ne serait qu'un jalon mal forgé, mais un événement historique aussi significatif et merveilleux que le parcours de Jeanne d'Arc. Ces deux événement peuvent donc être étudiés indépendamment, mais doivent surtout être mis en perspective afin de s'éclairer mutuellement : la posture n'est plus dogmatique, la lecture n'est plus officielle.

Il faut dire que les années 1960, période de « dégel » (2), laissaient à penser que les arts et la culture soviétiques allaient s'ouvrir à de nouvelles formes et à de nouvelles expérimentations. C'est finalement l'inverse qui va se passer : Léonid Brejnev marquera son « mandat » du sceau de la stagnation. Rares sont celles et ceux qui se lanceront dans l'innovation esthétique et dans un renouvellement du discours. Ce n'est pas tant que la censure soit plus terrible ou plus développée que sous Joseph Staline. Les choses sont bien plus pernicieuses : l'autocensure règne plus que jamais et produit des ravages bien plus importants que les centaines de commissions et sous-commissions chargées d'examiner telle ou telle œuvre. Le pays a peur de (trop) s'ouvrir. Et comme les prises de risques, tant officielles qu'individuelles, sont minimales, le projet de Panfilov de réaliser sa vision de Jeanne d'Arc est tout simplement interdite : il va donc falloir être malin. Car les autorités le sont plus que jamais : elles ne veulent plus apparaître comme autoritaires, brutales, cyniques et arbitraire. Les relations internationales et les enjeux économiques d'un ensemble de réformes structurelles obligent à paraître sérieux. Schématiquement, les choses se sont passées comme ça (3): scénario soumis à une Commission – autorisation antidatée – acteurs présentés dans un rapport détaillé – autorisation signée et contresignée – lieux de tournage dûment établis – visas délivrés en temps et en heures avec recommandations pour la forme – télégramme informant du début du tournage à telle date – refus net et définitif avec exigence d'abandon du projet. Voilà comment se met en place une intelligente stratégie de la tension : ne rien motiver quant aux causes d'un refus brusque et soudain, et pousser les auteurs à s'embarquer dans d'éreintantes démarches administratives pouvant aboutir sur un échec. Reste que Gleb Panfilov a la tête dure et refuse d'avoir tant travaillé pour rien : il considère que Jeanne d'Arc se doit d'être abordée à ce moment précis, précisément au vu de ce qu'elle représente et symbolise. Il va donc réaliser un tour de passe-passe, absolument intelligent, et qui démontre à lui seul que les méthodes étatiques les plus vicieuses ne pourront jamais dépasser l'intelligence humaine : faire un film sur une ouvrière qui va jouer le personnage de Jeanne d'Arc au cinéma. L'idée motrice du film est trouvée et n'est pas censurable.

Gleb Panfilov admirait le combat désespéré de « Jeanne la bonne Lorraine » (4): ce mélange d'abnégation et d'idéalisme qui firent sa force. Comme il le dira, « c’est très important de nos jours, quand règnent le pragmatisme, l’absence d’âme et la mesquinerie» (5). Le personnage lui inspirait un tel respect et une telle sympathie qu'il l'investit d'une deuxième dimension : il va travailler sur le personnage de Jeanne d'Arc en même temps que sur la manière dont une jeune femme jouerait Jeanne d'Arc au cinéma en 1970. Le Début devient donc un complexe jeu d'échos entre la figure historique, sa représentation mythique et politique, le personnage de Pacha Stroganova, et l'actrice Inna Tchourikova. Penchons-nous là-dessus.


Comme son film précédent, Le Début explore le thème de l'émergence d'une vocation artistique. Pacha Stroganova est une jeune ouvrière (6). Elle partage son temps entre la garde d'enfants, son travail, et les animations organisées par l'administration municipales : son quotidien n'est donc pas des plus exaltants, ce qui ne l'empêche pas de rire quand elle le veut et de regarder les hommes. Elle aura d'ailleurs une relation avec un homme marié rencontré dans un bal et qui lui donnera la force de poursuivre son idée fixe : être actrice. Bien que personne ne la prenne au sérieux et regarde avec un sourire amusé la façon passionnée dont elle joue dans un théâtre de quartier, Pacha voit plus loin. Pour elle, cela ne fait aucun doute : elle est et sera une actrice (7). Ne lui manquent plus que les réseaux et l'opportunité de le prouver (8). Premier écho : nous la voyons jouer le rôle de la sorcière Baba Yaga (9), rôle qui avait tellement bouleversé Gleb Panfilov qu'il avait aussitôt décidé de travailler avec Inna Tchourikova. Parallèlement au quotidien morne mais touchant de notre Pacha, et comme par anticipation, et ce dès l'ouverture du film, nous avons droit à quelques scènes de ce film fictif, ce film dans le film (10), consacré à Jeanne d'Arc. Scènes qui nous permettent de dresser quelques parallèles et trouvent leur force dans les différentes évocations qu'elles nous offrent : par exemple, Panfilov met sur un même plan l'humiliation machiste que font subir les ecclésiastiques à la « Pucelle » avec l'humiliation fanfaronne que subit Pacha au bal populaire. Devant tout le monde, elle se fait snober par un jeune coq sans cœur. Pauvre Pacha, pauvre Jeanne. Mais comme elles sont belles lorsqu'elles balayent cela d'un revers de la main, étant donné qu'elles savent s'élever et passer outre.

Nous pourrions multiplier comme ça les jeux de correspondances (il y en a des dizaines !) qui existent entre Pacha, Jeanne, et Inna, mais cela n'aurait pas vraiment d'intérêt et nuirait à la lecture de cette chronique. Car bien d'autres aspects sont à relever : par exemple, un ensemble de techniques qui font de Gleb Panfilov un représentant très sérieux de la « nouvelle vague soviétique ». Par exemple, lors de la scène du bal, Inna Tchourikova adresse un regard à la caméra. C'est comme si nous dansions avec elle : nous nous sentons moins éloignés d'elle. Aussi, lorsqu'une amie de Pacha Stroganova lui montre l'ensemble léger qu'elle s'est achetée, et qu'elle le lui montre devant un grand miroir, la caméra, avec des yeux très masculins, la filme de haut en bas, en accentuant furtivement le mouvement. Enfin, et pour en terminer avec ces quelques illustrations d'une manière très originale de faire du cinéma en URSS en 1970, nous avons le droit à des musiques pop entrainantes avec une actrice qui semble avoir inséré ses rires cristallins sur la bande. Et même à des scènes de chant à faire pâlir d'envie un Jean-Luc Godard ou un François Truffaut !

Il y a, dans Le Début en particulier, et chez Gleb Panfilov en général, un usage très politique des décors et donc de la progression des acteurs dans ces décors. L'étroitesse des appartements est utilisée à plein par l'auteur : chez Pacha, personnage qui ne tient jamais en place et qui est prompt à rêver, les glaces, qu'elles soient grandes ou petites, sont mises à profit pour donner l'illusion d'une grande profondeur. Elles donnent aussi une impression de démultiplication : le regard ne peut jamais vraiment se fixer. C'est la technique qu'a trouvé Panfilov pour, à la fois, exprimer le désir constant qu'à son personnage principal de s'extraire d'une réalité trop pesante, tout en dénonçant une situation de promiscuité intolérable. Promiscuité qui produit son lot de disputes, d'exaspération et de frustration sexuelle.

La première du film dans le film est un triomphe. Le succès du film est assuré et le réalisateur savait, contre les multiples avis des multiples Comités, contre les réticences et les mécanismes d'auto-censure, que le peuple soviétique serait sensible à cette histoire. Son film est sincère et passionné : mais c'est parce que, comme le dit Pacha à un moment, « Jeanne et moi, on est pareils : nous sommes des filles du peuple ! » On imagine, en un sens, la frustration de Gleb Panfilov qui filme le triomphe d'un film qu'il aurait vraiment pu et vraiment aimé tourner. Le plan final, avec une Pacha-Inna tout sourire et en armure sur une immense affiche de cinéma, annonce une fin ouverte : est-ce le début de la gloire pour son personnage ? Panfilov a-t-il voulu ce sourire pour rire à la face du pouvoir (un délicieux « je vous ai bien eu ») ? Mais la véritable ironie n'est pas là. Elle est bien plus mordante. Le public, qui a assisté en masse aux projections de Le Début, en est ressorti en se disant : « Mais quand sort donc ce film en noir et blanc sur Jeanne d'Arc dont on n'a eu droit qu'à quelques extraits ? »


(1) Premier long-métrage de Gleb Panfilov, Léopard d'or au Festival international du film de Locarno en 1969.
(2) Le « dégel » est un concept tant historique que politique, courant de 1953 à 1968, s'ouvrant sur la « déstalinisation » et se refermant terriblement sur l'invasion de la Tchécoslovaquie. Voir à ce propos, concernant le cinéma, l'étude réalisée en 2006 : « Étude sociologique du cinéma soviétique du « dégel » : 1953 – 1968 » (Irina Tcherneva).
(3) Nous ne savons pas exactement comment les choses se sont passées, mais le mécanisme est connu : nous nous contentons d'en montrer la mécanique afin de situer l'originalité scénaristique du film Le Début.
(4) Comme la nomme d'une façon si touchante François Villon dans sa « Ballade des dames du temps jadis ».
(5) Entretien réalisé pour la revue « Positif » en 1977.
(6) Il faut bien rentrer dans les codes et réalités sociologiques de l'époque pour être compris du grand public... et accepté par la censure !
(7) « Je serai une grande artiste », affirme-t-elle, l'air grave, à ses meilleures amies.
(8) Elle se fera remarque par un réalisateur en casquette et pantalon large, qui est véritablement la caricature de l'auteur entreprenant d'Hollywood. Le costume de ce personnage ne manquera pas de faire sourire.
(9) Dont nous avons parlé dans la chronique de Pas de gué dans le feu.
(10) Procédé qui prolonge l'usage des peintures s'insérant dans le film Pas de gué dans le feu.

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Par Florian Bezaud - le 24 octobre 2014