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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Agent

(Il Vigile)

L'histoire

Otello Celetti est un père de famille italien un peu oisif, qui inspire volontiers la raillerie. Presque malgré lui, il est admis comme agent municipal de police, et s'empresse alors de parader dans son nouvel uniforme, causant au passage un certain désordre. Après s'être fait rappeler à l'ordre, il décide de changer de méthode, et devient extrêmement zélé, au point de dresser une contravention au maire de la ville...

Analyse et critique

Pendant une quinzaine d’années, la comédie italienne s’est élevée à des hauteurs inouïes, chatouillant le ciel avec une insolence et une férocité sans égales. Mais longtemps, cette chaîne ciné-montagneuse est demeurée somme toute mal explorée, quelque part dans les brumes de la reconnaissance critique. Il aura fallu bien des années pour définir sa ligne de crête et identifier ses points culminants, nommés Dino RisiLuigi ComenciniMario Monicelli, Ettore Scola ou bien encore Pietro Germi. Mais aujourd’hui, et à mesure que les nuages se dissipent, on n’en finit plus d’y découvrir de petits sommets, longtemps restés dans l’ombre, qui densifient sa topographie et ne rendent que plus passionnante encore son exploration. La petite aiguille du jour se nomme Luigi Zampa... et croyez-nous, elle pique.

Après avoir été l’un des tous premiers diplômés du Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome, Luigi Zampa débute durant les années 30 comme scénariste pour Mario Soldati ou Mario Camerini, puis passe à la réalisation en 1941. Ses premiers travaux, dans les années 40, l’inscrivent dans la mouvance néoréaliste, mais s’y affirme déjà un sens de l’humour particulier et il creusera ce sillon au début des années 50, dans un registre proche de ce qu’on a rétrospectivement appelé le « néoréalisme rose ». Moraliste plutôt sarcastique, Zampa aborde souvent des sujets assez sérieux, mais sa manière y est parfois presque badine ou distanciée. L’un de ses grands motifs se trouve dans la description de la petite lâcheté quotidienne de l’Italien moyen, de cette culture de la compromission qui fait que l’on va parfois s’accommoder du pire, voire s’y consacrer, pour conserver sa petite position sociale. A cet égard, l’une des grandes rencontres de Zampa se situera au milieu des années 50, avec l’acteur qui, mieux que quiconque, aura su pendant des années incarner cette veulerie ou cette médiocrité magnifiques : Alberto Sordi.

Entamée en 1955 avec un film au titre programmatique (L’Arte di arrangiarsi, c’est-à-dire « l’art de trouver un arrangement »), leur collaboration s’était poursuivie en 1958 avec Ladro lui, ladra lei. Pour leur troisième film en commun, Alberto Sordi va convaincre Zampa de travailler, pour la première fois, avec le scénariste Rodolfo Sonego, l’auteur de prédilection du comédien, celui qui parvient mieux que quiconque à concevoir des rôles à la hauteur de son talent (par exemple pour Monicelli en 1957 avec Un héros de notre temps ou pour Dino Risi en 1959 avec Le Veuf - avant donc, en 1961, le sommet que sera Une Vie difficile). Ainsi va naître la figure de l’agent, Il Vigile, ce père de famille inconséquent qui ne veut surtout pas travailler mais qui, une fois pistonné, va prendre sa nouvelle fonction bien trop à cœur.

Contrairement à ce qu’affirmait précautionneusement une annonce liminaire pleine de malice, le film s’inspirait bien de faits réels, en l’occurrence d’une affaire qui avait un peu défrayé la chronique et que le public de 1960 avait probablement toujours à l’esprit en découvrant Il Vigile : durant l’été 1959, un officier du nom d’Ignazio Melone s’était permis de verbaliser le préfet de Rome, Carmelo Marzano. L’affaire avait occupé les gazettes pendant leur période de disette estivale, jusqu’à ce que des témoignages opportuns viennent décrédibiliser la parole de l’officier inflexible, révélant notamment les activités nocturnes et néanmoins indécentes de sa sœur milanaise... Du pain béni pour Sonego, qui allait pouvoir d’une part composer un personnage sordien en diable, et d’autre part alimenter le goût de la satire de Zampa en dénonçant la corruption des puissants. De fait, il y a deux films en un dans Il Vigile, l’un enlevé (qui occupe la première partie) étant un formidable véhicule comique pour Alberto Sordi, l’autre mordant (qui prend la suite) annonçant la férocité, par exemple, du Pietro Germi des Ces messieurs dames, dans la description d’une oligarchie s’adonnant en toute impunité à tout type de malversations, en broyant les éventuels quidams qui s’opposeraient à elle.

Pour ce qui est de la première partie, dont la réussite est essentiellement imputable donc au talent d’Alberto Sordi, il est temps ici d’exalter ici les prouesses d’un comédien phénoménal, qui a donné ses lettres de prestige à la médiocrité, qui a élevé la bassesse au rang de noble art, et qui a fait de la lâcheté et de la sottise des vertus admirables. Qu’un autre comédien récite (mal) des vers lyriques face à la mer ; glousse de plaisir à entendre son nom prononcé par une starlette à la télévision ; ou s’ébroue au milieu d’un embouteillage qu’il a lui-même provoqué... et il sera ridicule. Sordi, lui, fait tutoyer le grotesque avec le sublime, parvenant, dans un même élan, à rendre son personnage résolument pathétique et irrésistiblement attachant. Grâce à son expressivité faciale, il peut opérer dans un registre burlesque direct et efficace, mais sa grande force physique se trouve dans la réponse corporelle qu’il offre à son environnement : par sa seule posture, et sans avoir besoin de mots, on perçoit tour à tour chez lui, et selon les situations ou les interlocuteurs, la dignité bafouée, le zèle obséquieux, la frilosité revancharde, la fierté risible ou encore la couardise ratatinée... Pendant une bonne heure, Il Vigile est donc un festival Sordi, et c’est un régal.

La deuxième partie, où Luigi Zampa semble chercher à se réapproprier son film, lui donne un peu moins l’occasion de s’exprimer, car le propos se décale et s’acère : observateur aigu de la société italienne, Zampa n’a eu de cesse, à travers ses films, de décrire l’envers du décor du miracle économique des années 50. Il Vigile, à son tour, lève le rideau sur les pratiques des puissants, qui s’associent ici pour préserver leurs privilèges et l’apparence de leur bienséance. La séquence du dîner mondain, où Otello est confronté à ceux qu’il menace, et durant laquelle le rapport des forces va s’inverser en sa défaveur, est ainsi un morceau de choix particulièrement glaçant.

Il faut alors, ici, évoquer la grande proximité d’Il Vigile avec un autre film mettant en scène Alberto Sordi dans un rôle assez similaire, Il Commissario (Le Commissaire), tourné par Luigi Comencini deux ans plus tard : dans les deux cas (et malgré des différences), Sordi incarne donc un fonctionnaire de police consciencieux, qui va, par les hasards de son investigation, mettre en lumière un scandale impliquant des notables ou des personnalités de renom. Les deux films portent ainsi en eux une dimension satirique, et entreprennent de dénoncer cette impunité ou cette hypocrisie qui autorisent, pour résumer, la classe dominante à tout se permettre. Dans leur dernière partie, les deux films investissent un tribunal, pour un procès durant lequel le personnage incarné par Sordi est soumis à un cas de conscience sur la conduite à adopter. C’est alors - et seulement alors - que les deux films divergent assez fortement, et, sans trahir les secrets ni de l’un ni de l’autre, révèlent en partie les personnalités de leurs auteurs. Ce qu’Il Commissario révélera de Luigi Comencini - et qui fait, à nos yeux, de ce film l’une de ses œuvres les plus admirables - c’est une forme de rectitude morale autant que d’humanité, dans la prise de conscience, amère mais précise, de la complexité des choses comme dans le souffle d’espoir malgré tout qui l’accompagne. Ce que Il Vigile révèle, en partie, de Luigi Zampa - et quitte à paraître un peu trop sévère dans la formulation - c’est une forme de pessimisme un peu ricanant. Il acte avec indignation une certaine réalité des choses - il la regarde, comme Otello dans la toute dernière séquence - et se contente finalement d’en sourire. C’est déjà ça ; et c’est même, quand on a un comédien de la trempe d’Alberto Sordi, assez considérable - et la première partie du film en témoigne remarquablement. Mais c’est peut-être ce qui nous retient de considérer ce très plaisant Vigile comme un très grand film.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : TAMASA

DATE DE SORTIE : 23 novembre 2016

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Par Antoine Royer - le 22 novembre 2016