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Critique de film
Le film

Kagemusha, l'ombre du guerrier

(Kagemusha)

L'histoire

Mortellement blessé lors du siège du château Noda, Takeda Shingen, chef du Clan Takeda demande à ce que sa mort soit dissimulée pendant trois ans, de façon à préserver le clan. Un voleur, sauvé de la potence et sosie parfait du chef, est appelé à le remplacer pendant cette période.

Analyse et critique

Palme d’Or à Cannes en 1980, ce monument de cinéma trop souvent sous-estimé par rapport à son successeur Ran n’aurait probablement jamais vu le jour sans le soutient financier de Francis Ford Coppola et de George Lucas, tous deux grands admirateurs du maître. Ce chef-d'œuvre, Akira Kurosawa l'a porté en lui plusieurs années. Il en a peint les plus infimes détails, pensant même ne jamais pouvoir porter à l'écran cette « tragédie bouffonne » selon les propres paroles du sensei, conçue à l'origine comme une comédie dont Shintaro Katsu devait tenir le rôle principal. Mais un différend fameux entre l'interprète et le réalisateur (« Il ne peut y avoir qu'un seul metteur en scène sur ce film ! » [Kurosawa]) oblige ce dernier à repenser le film en fonction de son nouvel interprète. Bien plus qu'une simple fresque historique, Kagemusha est un formidable drame poignant et intimiste sur un homme confronté à une tâche qui le dépasse et qui finira par le détruire.

Je suis un autre - un lent voyage vers la folie

« Et tu sais, moi qui ai longtemps fait office d’ombre, je comprends… Combien c’est difficile. Tuer sa propre personnalité pour devenir autre. De temps en temps, on a envie d’être soi-même. Mais si tu réfléchis, tu verras que c’est de l’égoïsme. Telle une ombre, tu ne peux ni te détacher, ni t’échapper. Pendant longtemps, j’ai joué mon frère… Et maintenant qu’il est mort… Et bien… Je ne sais plus quoi faire… » (Nobukado)

« Quand Takemaru saura tout, il ne sera pas le seul à plaindre. Le sosie, que deviendra-t-il ? Peut-il exister seul telle une ombre ? Lorsque tout le monde saura que le chef n’est plus en vie, que deviendra son ombre ? » (Nobukado)

Ces paroles pleines d'amertume prononcées par Nobukado résument à merveille la principale thématique du film et le drame de ce personnage pathétique qu'est le "Kagemusha". Dès le début, il n'est que "le voleur", un être à l'existence insignifiante sauvé in extremis de la potence et dont on ne saura que très peu de choses à peine délivrées dans le prologue. Comme pour accentuer cette insignifiance et favoriser la négation de cet être et son devenir en tant "qu'ombre", Akira Kurosawa ne lui donne jamais de nom. Il est juste "le voleur", "l'ombre"… Dès lors qu’il devient l’ombre de Shingen, il se doit d'éluder sa propre personnalité pour épouser au mieux celle du chef, et ce de façon à être crédible aux yeux de tous. Ce processus d'aliénation au sens étymologique du terme, c'est-à-dire "devenir autre", est au centre du drame que vit le personnage. Si, dans un premier temps, sa nature est plus forte (cf. la scène du bris de la jarre), il va petit à petit prendre conscience de l'importance de sa tâche après l'immersion du corps de Shingen et surtout, au contact de Takemaru qu'il prend en affection, s'imprégner de la personnalité du chef. La séquence du rêve est à ce titre très intéressante en ce qu'elle traduit toute l'angoisse et le combat intérieur du voleur dont la personnalité voudrait s'éloigner de celle de Shingen, mais ne peut s'empêcher de revenir vers lui. Cette identification au chef sera telle qu'à plusieurs moments, les généraux se demanderont si ce n'est pas le chef lui-même qui possède le voleur et parle à travers son corps. Une identification qui sera aussi la perte de ce dernier lorsque la barrière qui le sépare de Shingen tombera complètement dans son esprit avec la tentative de chevaucher le cheval noir… Cette aliénation totale coïncidera alors avec la déchéance et son renvoi comme un chien dans le monde "normal". Le voleur sera alors incapable d'oublier complètement le clan pour lequel il a donné corps et âme pendant plus de trois ans et demi. Incapable de retrouver complètement sa propre personnalité, il finit par sombrer dans une sorte de folie qui l'amènera à un ultime sacrifice au nom de clan.

Le pouvoir de l'image

Au travers de ce jeu d'illusions auquel vont se prêter les généraux pour accéder aux dernières volontés de Takeda Shingen, Kurosawa pose aussi la question de l'image et de son pouvoir. Bien plus que le chef du clan, Shingen en est le symbole vivant. Il est craint et/ou vénéré bien plus pour ce qu'il représente que pour ce qu'il est, un simple mortel certes à la tête de tout un clan mais qui décédera blessé comme un simple soldat. Il est "La Montagne", celui sur lequel ses hommes s'appuient et il sait que ce symbole, cette image qu'il véhicule sont extrêmement importants ! Peu importe qu'il soit là tant qu'il reste visible de par son étendard ou à travers l'utilisation d'une ombre (son frère d'abord, puis le voleur). Celle-ci n'est qu'une représentation du chef, une image destinée à prendre des risques à sa place mais qui, sur le champ de bataille, a autant si pas plus de pouvoir que lui. C'est parce qu'il a bien compris cela qu'il demande à ses généraux de dissimuler sa mort ,et c'est grâce à cela qu'il va en quelque sorte survivre au-delà de la mort au travers de l'illusion qu'est "Kagemusha". Nobukado sait très bien que seul, il ne peut tromper indéfiniment les troupes et la cour. "L'ombre" se fait accepter en tant que Shingen par l'armée, par ses concubines, par les espions, mais il a plus de mal à duper Takemaru, un enfant naïf ,et se fait démasquer par l'étalon "Nuage noir". Peut-on en s'appropriant la gestuelle de l'autre, en quelque sorte, devenir l'autre aux yeux de son entourage ? Jusqu'où peut-on aller dans la manipulation avec un leurre, jusqu'où peut-on tromper avec une illusion ?

Kurosawa aborde ces questions et la notion de double dès le superbe prologue, où l'ambiguïté due à la ressemblance physique des trois personnages - joués par Tatsuya Nakadai et Tsutomu Yamazaki - introduit un trouble dans l'esprit du spectateur. A ce titre, l'idée d'utiliser le même acteur pour jouer deux des trois rôles est excellente et renforce la thématique. Pendant tout le dialogue entre Nobukado et son frère, on ne sait jamais très bien qui parle et chacun des deux personnages répète en miroir les gestes de l'autre. A ce moment-là, le voleur a encore son identité, seuls ses vêtements et son apparence (barbe…) le rapprochent de Shingen. Kurosawa fait une autre belle démonstration de ce pouvoir falsificateur du double dans la scène où un coursier vient annoncer que les douves du Château Noda sont asséchées. Le spectateur peut aisément ,s'il n'est pas attentif, être trompé par la ressemblance physique entre Nobukado et Shingen et croire que c'est ce dernier qui est présent. (« Ce ne sont pas seulement les ennemis qui le croient là, nos propres hommes aussi… »)

Orgueil et vanité

Au-delà de ces thématiques, L'Ombre du guerrier est aussi une réflexion sur l'orgueil, la vanité et leurs terribles conséquences. Orgueil de Katsuyori Takeda, fils bâtard amer et frustré de la reconnaissance de son père (« Je ne suis pas son enfant. Shingen ne m'a jamais traité comme son fils ! ») et des autres généraux (« Ils ne me reconnaissent pas »), mis de côté dans la succession au profit de son propre fils Takemaru (« Bien que je sois le mandataire de Takemaru, il m'a interdit de hisser son drapeau, l'étendard du chef des Takeda ! »). Akira Kurosawa oppose la sagesse et la prudence de Shingen et des anciens généraux à l'assurance et à la fougue imprudente d'une jeunesse imbue d'elle-même qui veut se prouver qu'elle existe au-delà de la figure du père. C'est de la frustration que Katsuyori tire sa rage. Quand, enfin, après la découverte de l'imposture de l'ombre, cette frustration s'éteint ; quand, enfin, le bâtard se retrouve à la tête du clan et décide de passer outre les volontés de son père, c'est pour précipiter le clan vers sa perte.

« Si je meurs… Trois ans durant, dissimulez ma mort à tout le monde ! Protégez nos terres et ne les quittez jamais. Le jours où vous désobéirez à ces volontés, la famille Takeda mourra… » (Shingen)

A travers cette opposition entre Katsuyori et ses généraux, ce sont deux systèmes de valeurs que Kurosawa oppose comme il l'avait déjà fait par ailleurs ; l'ancien système samouraï dont il est héritier et la nouvelle génération contestant ces valeurs surannées.

Le maître, qui n'a jamais caché son antimilitarisme, pointe aussi du doigt les lourdes conséquences qui peuvent résulter d'un orgueil inconsidéré de la part de dirigeants.

« Moi, je n'ai que quelques sous… Je n'apprécie pas qu'un grand voleur qui a tué des centaines de gens pour s'emparer de tout un pays… me traite de criminel ! » (Le voleur)

« Il est vrai que je suis un odieux criminel. J'ai chassé mon propre père et tué mon propre enfant pour m'emparer de ce pays. Je ne recule devant rien. A notre époque où le sang fait couler le sang, si je n'étais pas là pour régner sur ce pays… La rivière de sang ne se dessècherait jamais… Et la montagne de cadavres ne cesserait de croître ! » (Shingen)

En ce sens, comment ne pas comparer le comportement arrogant de Katsuyori, son entêtement à vouloir sortir des terres du clan, contre les dernières volontés de son père avec la politique d'expansion du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale et le refus du gouvernement et des généraux de l'époque de répondre aux injonctions des Etats-Unis ? Comment ne pas effectuer un douloureux parallèle entre les désastres vers lesquels ces deux politiques ont mené ; d'un côté la bataille de Nagashino qui signera la fin du Clan, et de l'autre les hécatombes de Hiroshima et de Nagasaki qui marqueront le Japon à jamais et signeront la fin de toute une époque pour le pays? En opposant les forces Takeda uniquement équipés d'armes blanches aux forces alliées disposant d'une puissance de feu conséquente, Kurosawa prend quelques libertés historiques (Shingen fut un des premiers à utiliser des fusils à poudre !) mais renforce cette analogie passé/présent. Il fait de la boucherie qu'il met en scène un constat et un réquisitoire sans appel contre les politiques belliqueuses inconsidérées. Le clan Takeda et le Japon de 1945 sont tous deux mis à genoux par un armement qui les dépasse, et leur entêtement se conclut par le massacre de milliers d'"innocents" victimes de la vanité de leurs dirigeants, des généraux plus à l'écoute de leur ego, de leur honneur et de leurs préoccupations matérielles que de la vie de leurs soldats. Que cela soit dans les plans de ces serviteurs morts en protégeant l'ombre ou dans ces terribles plans au ralenti à la fin du film, Kurosawa semble nous interroger : « Une cause, quelle qu'elle soit, mérite-t-elle de telles horreurs ? »

Kagemusha est une splendeur visuelle de tous instants dont on n'a pas fini d'épuiser la richesse thématique. La réussite du film doit beaucoup à Tatsuya Nakadai qui injecte beaucoup d'humanité et de désespoir à son personnage, pathétique et émouvant, sacrifié en quelque sorte aux intérêts du Clan. Kurosawa signe ici probablement une de ses plus belles oeuvres et l'un de ses plus grands films, à voir de préférence dans sa version intégrale de 180 minutes pour bien en apprécier l'ampleur.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS

DATE DE SORTIE : 28 OCTOBRE 2015

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Par Christophe Buchet - le 26 novembre 2006