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Critique de film
Le film
Affiche du film

Journée noire pour un bélier

(Giornata nera per l'ariete)

L'histoire

Témoins d'une violente agression, Walter et son amie Julia en parlent à Andrea Bild, journaliste spécialiste en affaires criminelles. Celui-ci décide de mener son enquête, malgré l'opposition de la police. Bientôt, c'est sur lui que se portent les soupçons d'une série de crimes dont il devra retrouver le meurtrier pour s'innocenter...

Analyse et critique


Si, historiquement, Mario Bava a réalisé le premier giallo avec La Fille qui en savait trop en 1963, c’est avec Six femmes pour l’assassin, chef-d’œuvre baroque en couleur du même réalisateur, que le genre est véritablement lancé. Quelques films vont alors venir émailler le paysage cinématographique de leurs fulgurances encore assez rares, comme en témoigne par exemple Perversion Story en 1969 (réalisé par l’illustre Lucio Fulci, qui réalisera trois autres gialli autrement plus grandioses encore). Mais c’est un nouveau nom, celui de Dario Argento, qui va très distinctement lancer le filon (terme utilisé par les Italiens eux-mêmes lorsqu’ils exploitaient des genres jusqu’à la lie) avec L’Oiseau au plumage de cristal en 1970. Le film va cristalliser les motifs du genre, les conviant ainsi à une grande célébration populaire, et devenir le fer de lance de plusieurs dizaines de gialli par la suite, jusqu’au milieu des années 1970, époque à laquelle la tendance va commencer à s’essouffler pour ensuite connaître une fin plus ou moins définitive à l’orée des années 1980. Le reste appartient à l’histoire du cinéma, petite ou grande, et va permettre à des cinéastes talentueux et "touche-à-tout" de s’illustrer au travers de productions périodiquement remarquables : Dario Argento donc, mais aussi Sergio Martino, Umberto Lenzi, Massimo Dallamano, Luciano Ercoli, Aldo Lado, Duccio Tessari ou encore Lucio Fulci. Commercialement très profitable, cette mode va générer des productions très disparates, proposant autant de films formidables que d’autres tout à fait médiocres.


Le giallo va se concentrer autour d’un univers baroque de faux-semblants et de meurtres pervers, réutilisant la trame du thriller classique pour mieux la dynamiser à l’aide de motifs originaux et variés : le fétichisme (cuir, gants, armes blanches tranchantes, masques noirs, chapeaux...), l’érotisme (leste et très libéré, mais la plupart du temps en dose très respectable), la cruauté (crimes délirants, personnages handicapés...), les débordements graphiques (les meurtres, souvent inventifs, sont parfois très impressionnants à l’image), mais aussi la musique (organique, étrange, quoique souvent jazzy et très marquée par une certaine idée du cool) ou encore la volonté artistique de toujours renouveler la forme plastique (utilisation massive de couleurs insistantes, focales travaillées, cadres léchés, montage agressif...). Le giallo sera désormais mû par le mouvement, incessant, avec ses travelings et ses panoramiques, mais également par une fabuleuse science opératique du spectacle équivoque et cauchemardesque, recherchant l’expérience sensitive, le cas échéant au détriment même de l’histoire racontée. Quand certains cinéastes excellent régulièrement à maintenir l’équilibre parfait des sphères artistiques et thématiques (Argento, Fulci, Dallamano, Lado, Martino...), d’autres préfèrent jouer sur l’efficacité première en se concentrant sur des trames classiques et rebattues mais intéressantes (Lenzi, Tessari...). Journée noire pour un bélier, réalisé par Luigi Bazzoni en 1971, arrive au moment où le genre connait son apogée, tant commerciale qu’artistique, et où chaque cinéaste expérimente et repousse les limites.


Pourtant, Bazzoni ne semble guère intéressé par son intrigue, qu’il ficèle de façon assez grossière, quand elle n’est pas tout simplement expédiée en quelques phrases explicatives tardives et trop rapides vers la fin du film. Fondamentalement, le film ne fait en outre pas partie des gialli de gamme particulièrement tragique (Quatre mouches de velours gris, Qui l’a vue mourir ?, Folie meurtrière, Mais qu’avez-vous fait Solange ?... par exemple) mais plutôt des exercices dont l’efficacité prime sur l’histoire et son nœud dramatique. Il ne subsiste guère de subtilité diégétique dans ce Journée noire pour un bélier, ni même de rebondissement inattendu. Ce film constitue assez clairement une œuvre de commande assumée comme telle et ne cherchant jamais à échapper à son cadre premier. C’est peut-être aussi cela qui empêche le film d’appartenir aux meilleurs représentants du genre, bien qu’il s’en soit fallu de peu qu’il puisse bénéficier de ce statut.


A l’inverse, Bazzoni semble beaucoup s’amuser à construire son film et à lui donner sa folie visuelle. Disons-le, Journée noire pour un bélier respire le cinéma, le plaisir de faire du cinéma. Sa mise en scène, millimétrée, fonctionne du tonnerre et son sens du tempo est indiscutable. La réalisation donne à chaque scène la possibilité d’exister par elle-même, pouvant d’ailleurs paraitre un peu trop sophistiquée à un spectateur en quête de simplicité. Mais qu’importe, ici le maniérisme est roi, et chaque plan, chaque séquences, chaque tentative de montage se soldent par une réussite, davantage démonstrative que narrative. Journée noire pour un bélier appartient à cette lignée de gialli dont la technique et le plaisir efficient presque maniaque porté à sa conception comptent plus que tout autre principe. Durant près de 90 minutes, c’est à un festival d’enchainements de "coups" plastiques qu’est convié le spectateur en demande de sensations fortes. Si les meurtres paraitront un peu sages aux plus endurcis (attention néanmoins au meurtre de la prostituée, tranchant et très topique si l’on considère les motifs habituels de l’entreprise), ils brillent en tout cas par leur montée en tension, leur énergie et leur cruauté certes basique mais là encore impressionnante. La musique d’Ennio Morricone fait de surcroît très bien son travail, même si le maestro aux trois cents films a déjà brillé davantage par l’entremise de dizaines d’autres compositions, y compris dans ce genre-ci. Les actrices sont belles (mentions spéciales à Silvia Monti, très élégante, et à Pamela Tiffin) et campent parfaitement leur personnage. Il convient de remarquer que les rôles apparaissent relativement bien écrits à défauts d’être étoffés. Une belle pléiade d’acteurs vient également faire acte de présence, parmi lesquels figurent les excellents Wolfgang Preiss et Guido Alberti. Bien entendu, c’est à Franco Nero, monstre absolu de charisme aux yeux bleus flamboyants, que reviennent les honneurs. Son jeu, très puissant et très sobre, fait de son personnage de journaliste alcoolique une belle création en phase avec l’esprit délétère du film. A noter que l’acteur se donne encore à fond dans les séquences physiques, embrasant les bagarres et courses poursuites avec une incroyable énergie brute. Il n’est au demeurant pas étonnant qu’il ait autant participé au western italien (très masochiste, comme chez Django, Le Temps du massacre ou Keoma) ainsi qu’au néo-polar urbain frontal et ultra violent (nous penserons à Un détective, La Polizia incrimina, La Legge assolve.. et d’autres encore, souvent chez Enzo G. Castellari). Nero est un acteur physique, plus que psychologique, et qui sait particulièrement bien diriger son attitude et rendre compte de personnages borderline au possible. Espérons qu’il aura droit aux hommages qui devraient impérativement lui revenir, un jour prochain, notamment à la Cinémathèque française.


De fait, et cela demeure l’une des spécificités principales de Journée noire pour un bélier, le giallo dépasse régulièrement sa nature de thriller efficace en forme de whodunit classique pour atteindre les frontières du fantastique, souvent représentées par les notions de fantasme (et donc de la fantasmagorie), de psychiatrie (un monde devant lequel l’être humain dit "normé" ne saurait réagir avec les mêmes "armes" mentales) et de surréalisme. Sauf en certaines occasions plus terre-à-terre (comme chez Le Tueur à l’orchidée d’Umberto Lenzi ou Nue pour l’assassin d'Aldo Lado, pour ne prendre que des exemples significatifs), le héros du giallo ne combat pas qu’un simple criminel. Il s’y oppose par contraste, par nature, et s’y reflète par contradiction. Il s’y mire, le temps de quelques doutes parfois douloureux, et en rejette les extrêmes pulsionnels qui le questionnent. D’où l’effervescence continuelle de l’ambiguïté, et la symbolique parfois outrancière exécutée par la réalisation et la mise en scène. Les focales se déforment, les cadres s’assombrissent et font naître des espaces de lumière qui se mélangent au mystère du noir nocturne abyssal, quand le montage ne fige pas tout simplement une étreinte mortuaire entre la victime et le bourreau. Nous trouvons aussi ces concepts dans le choix des décors (ruelles vides, jardins déserts, escaliers infinis sur lesquels se promènent de rares silhouettes dévalant leurs dédales psychologiques...) et des éclairages, qui favorisent le mystère, le non-dit, l’immontrable, le hors-champ, mais aussi a contrario le surgissement intense et frénétique de la violence, parfois graphiquement insoutenable. Tout cela, au-delà des figures fétichistes et de l’érotisme que le genre embrasse de toute sa raison d’être, entérine l’idée que le genre propulse ses personnages dans des quêtes de soi malsaines et bestiales, parfois même ésotériques et masochistes. L’érotisme, justement, n’y triomphe que par le sexe malade (le voyeurisme, l’inceste, le meurtre) et dépersonnalisé (la prostitution), quand il n’agite pas tout simplement ses effluves enivrantes afin de dissiper la vie dénuée de sens et finalement d’une tristesse infinie que traverse le héros.



Les femmes, réduites à l’état d’objets sinistrement désirables, sont fardées comme des poupées sans âme, une idée soulignée par ce fameux maquillage noir autour des yeux et que l’on retrouve dans tant de gialli. Cela donne à leur regard la tristesse accablée des êtres dont la condition n’est que ruine du corps et de l’âme, mais aussi une foudroyante haine perceptible selon l’utilisation des éclairages. De belles femmes nues se vautrent ainsi dans le remord, le désir inassouvi et la dualité. On y voit tout l’état d’une société misogyne minant littéralement l’égalité des sexes et leur rapport passionné. Le sexe n’est finalement pas très glamour dans le giallo, mais souvent étrange, audacieux, perplexe et malaisant. Il s’agit d’une poésie mélancolique, d’une rêverie absorbée par le bizarre et le monstrueux. Le giallo s’adresse à l’envers des codes sociaux et, paradoxalement, nous livre sa morale sans triomphe et son dégoût pour l’hypocrisie. Journée noire pour un bélier narre le récit d’un homme qui court après une vie qui ne lui revient jamais dans les bras. Une femme qui ne l’aime plus. Une vie de famille qui l’a exclu du cercle vertueux des citoyens respectables. Un travail dans lequel il jette toutes ses forces, avec une vocation qui frôle le pithiatisme, mais en perdant toujours un peu plus de sa valeur humaine en quête d’un bonheur qui vire au cauchemar. Sa raison d’être devient alors la poursuite de son alter ego, de celui qui ose tout, y compris et surtout le meurtre, la destruction et la sublimation du crime. Le journaliste incarné par Franco Nero n’existe que par sa pugnacité ; et si sa figure traumatisée / épuisée vient nous rappeler vers la fin du film qu’il est tout de même un homme qui peut être atteint par une émotion, il ne reste qu’un héros en quête de sens, une carapace vidée de substance, quelquefois même inhospitalier et antipathique.



Le giallo ne constitue pas qu’un genre dégénéré, il incarne l’idée de la dégénérescence, et donc de la tragédie. C’est aussi pour cela qu’il est très dérangeant et que peu de cinéphiles lui vouent en fin de compte un intérêt véritable. Beaucoup préféreront y voir un amusement qui a ses limites, un registre variant aux codes bien établis, certes régulièrement virtuose, mais trop itératif et abstrait. Or, tout comme le néo-polar ou le film fantastique à références gothiques (deux genres transalpins; non seulement extrêmement implantés dans leur temps mais également libérés de toute contrainte morale pour mieux affirmer leur modernité), le giallo existe par sa fabuleuse propension à offrir des ressources narratives, filmiques et plastiques très créatives. Il jette tout et n’importe quoi dans un immense délire pop mortuaire et bouillonnant. Elément italien en diable, une sorte de "force" obscure, incompréhensible, inexplicable et informe, semble constamment traverser les films les plus audacieux de cette époque (Mario Bava balafrait la plupart du temps ses films de ce style de sensations impalpables), comme un effet surnaturel qui échappe à l’entendement intellectuel et balaie ouvertement la notion d’humano-centrisme. Cette force qui, en ces lieux, rehausse un climax tendu et d’une absolue férocité, tout en trouvant son illustration concrète éphémère et fascinante en la présence de deux mains pourchassant un enfant dans le noir lors de la dernière ligne droite du film. Une image saisissante que celle de ces deux mains arc-boutées de façon arachnéenne, et dont l’étrangeté menaçante fend les ténèbres afin de tuer l’objet d’innocence. Ou de l’art, chez le réalisateur, de faire ressortir nos peurs d’enfance les plus profondes et de les retranscrire pleinement le temps de quelques secondes terrifiantes.


Journée noire pour un bélier est une pièce caractéristique, pour ne pas dire archétypale, du genre défini par les frontières et les zones brumeuses du giallo. Y pénétrer, c’est entrer dans un monde différent. Celui de l’ambiguïté, de la passion meurtrière mue par un indéfinissable fétichisme qui veut psychanalytiquement dire tout et son contraire, et repousser les limites du cinéma baroque en redéfinissant le sens de la mise en scène et de la narration propres au thriller. Il s’agit d’un territoire où tout, à tout moment, peut basculer vers autre chose, et où l’horreur surgit de n’importe où et de n’importe qui. Le giallo hisse l’amoralité au rang de contestation artistique et sociale, torture ses héros en les poussant toujours plus à épouser leurs doutes et leurs démons, et tutoie en son centre fondamental les pulsions que définissait déjà le théâtre antique. Si le film est à redécouvrir, il serait de fait nécessaire de redécouvrir le genre dans son ensemble, ne serait-ce que pour y croiser quelques perles rares dont la totale liberté morale et politique n’existe semble-t-il plus beaucoup dans le cinéma populaire d’aujourd’hui.

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Par Julien Léonard - le 22 janvier 2016