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Portraits

Décidément... Décidément, le poil à gratter des fêtes mondaines est parvenu malgré lui à s'inviter une toute dernière fois à nos festivités pour y semer la confusion et les catastrophes. Mais en cette ultime occasion, le masque tombe définitivement et c'est le drame dans sa plus simple expression - très souvent dissimulé derrière les effusions de rire - qui s'avance au premier plan. C'est donc à l'approche des fêtes des fin d'année que l'irrévérencieux Blake Edwards tire sa révérence ; le vin et l'alcool, qui fréquemment coulent à flots dans ses films, auront sans doute un goût amer pour ceux qui tenaient ce cinéaste particulièrement sympathique pour l'un des génies du cinéma américain.

Pour sûr, on se consolera en observant qu'Edwards aura mené une belle et longue existence, une vie formidablement créatrice, qu'il aura fortement marqué l'histoire de la comédie, qu'il aura offert ses plus beaux rôles à l'une des actrices hollywoodiennes les plus attachantes, son épouse et sa muse Julie Andrews, qu'il nous aura légué l'inspecteur Clouseau, l'un des personnages les plus maladroits et farfelus jamais rencontrés sur un grand écran... et qu'enfin, en réinventant totalement le slapstick, il aura su faire le pont entre les pionniers du cinéma burlesque et la comédie moderne. On savait le réalisateur très malade depuis plusieurs années déjà mais, comme pour nous rassurer, le petit malin faisait durer le suspense à l'exemple de sa science si particulière du gag. C'est donc à l'âge vénérable de 88 ans qu'une pneumonie aura finalement eu raison de son obstination à vivre.

Blake Edwards, de son vrai nom William Blake Crump, est né le 26 juillet 1922 à Tulsa en Oklahoma. Quasiment un enfant de la balle, il eut pour grand-père J. Gordon Edwards, un réalisateur de films muets, et pour beau-père Jack MacEdwards, metteur en scène de théâtre et directeur de production. En toute logique, le jeune Blake trouve vite sa voie. Après des petits boulots au sein des studios, il débute comme comédien en 1942 sous la direction de Henry Hathaway dans Ten Gentlemen from West Point. Il jouera en tout dans une trentaine de films avant d'abandonner cette voie de comédien, qui ne le satisfait guère, pour entamer une carrière de scénariste en 1948 pour un western de série B : l'obscur Justicier de la Sierra (Panhandle) réalisé par Lesley Selander. Puis Edwards se tourne vers des séries et des shows destinés à la télévision, notamment pour Mickey Rooney. S'il ne faut retenir qu'une seule de ses créations pour le petit écran, ce sera bien évidemment la série policière Peter Gunn (1958-61) avec Graig Stevens dans le rôle d'un détective privé classieux évoluant dans une ambiance de film noir magnifiée par le formidable thème jazzy de Henry Mancini. Enfin c'est surtout au service de Richard Quine, grand réalisateur de comédies, que Blake Edwards va démontrer son talent d'écriture. A partir de 1952, leur collaboration s'étendra sur sept films et comptera quelques belles réussites à l'exemple de Ma sœur est du tonnerre (My Sister Eileen, 1955), sur le tournage duquel il rencontre Jack Lemmon, Le Bal des cinglés (Operation Mad Ball, 1957) et L'Inquiétante dame en noir (The Notorious Landlady, 1962). Plusieurs des scénarios écrits pour d'autres contiennent déjà une partie de ce qui fera le sel du cinéma d'Edwards, à savoir les jeux de séduction marqués par une sexualité difficilement contenue, les tourments de la personnalité, l'attention portée aux asociaux ou la cruauté derrière le vernis de l'élégance.

En 1955, Richard Quine et Blake Edwards écrivent en commun Ma sœur est du tonnerre et Bring Your Smile Along, deux comédies musicales pour la Columbia. Le premier film est tourné par Quine et le second, une production de moindre envergure, va marquer les débuts comme réalisateur d'Edwards. Si ce film, qui se charge de promouvoir les talents du chanteur Frankie Laine, s'avère plutôt oubliable, il oriente définitivement la carrière du jeune cinéaste qui remettra le couvert pour Laine avec Rira bien (He Laughs Last) l'année suivante. Viennent ensuite le curieux mais trop hésitant dans son propos Extravagant Mr. Cory (Mister Cory,1957) et la comédie très légère Vacances à Paris (The Perfect Furlough, 1958) - tous deux avec la star montante Tony Curtis -, puis Le Démon de midi (This Happy Feeling, 1958) avec Debbie Reynolds et High Time (1960), véhicule assumé pour la méga star Bing Crosby. Si ces productions sympathiques patinent quelque peu, elles permettent cependant à Blake Edwards, pour le moment employé modèle des grands studios, de se faire la main et elles contiennent en germe quelques-unes des thématiques du cinéaste qui vont enfin éclore avec succès dans deux films apparemment différents mais singulièrement roboratifs : Opération Jupons (Operation Petticoat, 1959) et Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany's, 1961) d'après le roman de Truman Capote. Dans le premier film, Tony Curtis et Cary Grant rivalisent de cabotinage et de dynamisme dans une comédie désopilante qui voit deux officiers aux caractères opposés s'affronter dans un sous-marin qui se retrouve peint en rose ! Edwards, à l'exemple de Billy Wilder (à qui on le comparera, souvent à raison), se met à jouer avec les tabous sexuels, ose à son tour la confusion des genres et assène un premier coup à la figure du mâle américain tout-puissant. Le fait que ce jeu sur les apparences et la sexualité s'organise au sein d'un (faux) film de guerre, avec des marins dépositaires de l'héroïsme de l'Oncle Sam, donne encore plus de piment à cette farce potache dans laquelle la folie burlesque de Blake Edwards commence à prendre forme. Le deuxième film, lui, sera celui de tous les éloges et incarne à merveille l'autre versant de la personnalité d'Edwards : celle d'un auteur de comédies sophistiquées et élégantes mettant en scène des personnages supposés superficiels au prime abord, mais qui cachent au fond d'eux une profonde mélancolie. Avec Diamants sur canapé, bijou d'humour acidulé, Edwards offre un spectacle coloré et chatoyant, dans lequel le burlesque côtoie la satire sociale et le romantisme désenchanté (à cette occasion Moon River de Mancini deviendra une chanson culte) et, tout en offrant un statut d'icône à la pétillante Audrey Hepburn, naît véritablement au cinéma.

Après ce coup de génie, Blake Edwards s'impose comme un nouveau maître de la comédie américaine. La décennie des années 60, marquant la fin des grands studios, reste néanmoins une période complexe pour le cinéaste qui voit d'un côté son art de la mise en scène s'affirmer et de l'autre ses penchants pour la grivoiserie se heurter au mur de la bienséance. L'artiste finira logiquement par s'aliéner les producteurs, et les relations avec ces derniers iront jusqu'au clash avec l'expérience Darling Lili, une comédie musicale au budget faramineux qui sera vilipendée par la critique et hélas boudée par le public. Et c'est évidemment dans les années 70, décennie de toutes les libérations, une époque parfois difficile pour lui sur un plan économique, qu'Edwards trouvera toute sa liberté d'expression. Grand admirateur du burlesque des origines, le réalisateur (mais également scénariste et producteur) utilise donc sa nouvelle renommée acquise avec Diamants pour canapé pour peaufiner sa science de la comédie. Adorateur de Laurel et Hardy, il leur dédie La Grande course autour du monde (The Great Race, 1964), une gigantesque production mêlant grande aventure et slapstick et pour lequel se reforme le duo formidable de Certains l'aiment chaud, Tony Curtis Jack Lemmon. Le duo burlesque est formé ici par l'ébouriffant Lemmon et le petit nerveux Peter Falk, respectivement dans les rôles du fourbe professeur Fatalitas et de son veule serviteur Maximilian, à la fois auteurs et victimes des pièges diaboliques qu'ils concoctent pour abattre le Grand Leslie, le séducteur aventurier et véritable caricature du macho pompeux. Premier manifeste du burlesque "edwardsien" avant The Party, The Great Race est une énorme machine à gags visuels qui accumule les séquences d'anthologie (sur un rythme certes parfois irrégulier). Bénéficiant d'un écrin de toute beauté (la photographie de Russel Harlan est splendide, les décors et les costumes sont aussi nombreux que somptueux), le cinéaste utilise toutes les possibilités de l'écran large, agençant plusieurs niveaux de lecture dans le cadre, chorégraphiant les mouvements de ses personnages avec une extrême précision. Il se sert d'ailleurs ici, pour la première fois après Jerry Lewis, de l'assistance vidéo. Au beau milieu de cette fantaisie débridée, Blake Edwards se paie même le luxe d'organiser la plus spectaculaire bataille de tartes à la crème de l'histoire du cinéma. Si le film a avant tout pour sujet une course poursuite de voitures délirantes propice au déclenchement de catastrophes en tous genres, et un combat loufoque entre deux personnages semblant issus d'un cartoon de Chuck Jones (justement The Great Race donnera naissance à la série animée Les Fous du volant de Hanna et Barbera en 1968), on retrouve aussi la propension qu'a Edwards à malmener le mâle lubrique occidental (Tony Curtis dans toute sa splendeur) en lui jetant dessus une journaliste féministe interprétée par la pétulante Natalie Wood... et une tête couronnée d'Europe centrale homosexuelle (Jack Lemmon dans un double rôle !)

Mais le quintessence de l'art "edwardsien" sera atteinte en 1968 dans The Party, par ailleurs le sommet de sa collaboration - houleuse - avec ce fou furieux de Peter Sellers. Le style comique du cinéaste s'épanouit dans cette farce de sale gosse. Accordant une place réduite aux dialogues et se focalisant principalement sur l'agencement de l'espace scénique, les bruitages sonores et sur la gestuelle inimitable de son acteur fétiche, Blake Edwards cisèle sa science du gag. Celle-ci se caractérise par un allongement à l'extrême du gag et des ses manifestations, osant même l'éreintement de ce dernier par un suspense qui tire en longueur. Le spectateur rit aux éclats presque autant de l'épuisement que procure cet étirement dans le temps que du gag lui-même. Les exemples abondent, il n'est qu'à se souvenir de cet incapable de Hrundi V Bakshi qui n'en finit pas de mourir sur un plateau de tournage devant ses collègues stupéfaits ou encore de son entrée dans la demeure du producteur lorsqu'il perd sa chaussure dans une fontaine d'intérieur. Presque tout le cinéma comique d'Edwards, et particulièrement sa série des Panthère Rose, est bâti sur des mini-séquences de ce style. Avec les œuvres des Français Jacques Tati et Pierre Etaix, The Party s'avère probablement ce qui s'est fait de mieux en matière de cinéma burlesque au temps du parlant. D'ailleurs, le film d'Edwards partage plusieurs points communs avec Playtime de Tati sorti en salles quatre mois plus tôt en France : le rythme savamment ralenti caractérisant la formation des gags, la non signifiance des dialogues perturbés par les ambiances sonores (essentiellement chez Tati) et surtout l'exploitation ingénieuse de la profondeur de champ et des différents cadres internes offerts par un même plan dans le but d'agencer dans l'espace les différentes situations comiques qui peuvent éventuellement se répondre. Rebelle à toute forme d'autorité, et notamment celle émanant des patrons de studios, Blake Edwards se fait un grand plaisir en lâchant ainsi son personnage d'acteur indien dans la soirée mondaine de son producteur, à laquelle il a été invité par erreur. Et c'est logiquement une cascade en chaîne de gags, de gaffes et de destructions qui structurera la récit, jusqu'à un final libératoire qui verra des hippies et un éléphanteau transformer la maisonnée en un gigantesque bain moussant. La folie douce de Peter Sellers et l'humour vachard de Blake Edwards sonnent le glas d'une époque et d'une société engoncée dans ses simagrées, son hypocrisie et ses petites lâchetés. Place à la simple jouissance du temps présent, à la libération de l'esprit et des sens, à la naïveté charmante des marginaux et des déclassés en tous genres !

Les années 1960 pour Blake Edwards, c'est aussi bien sûr l'arrivée d'un personnage qui accompagnera sa carrière durant près de trente ans. Quand il met en œuvre The Pink Panther en 1963, Edwards s'attaque à une comédie policière légère et élégante qui conte les exploits d'un célèbre voleur de bijoux, le Phantom. Réunissant un casting prestigieux - David Niven, Robert Wagner, Capucine, Claudia Cardinale -, le scénariste-réalisateur va signer une œuvre classique et raffinée dans la plus pure tradition des comédies américaines. Sauf que... Sauf que bien conscient des limites de cet exercice, Edwards va déplacer le centre de gravité de l'intrigue puis du film dans son ensemble. Pour son bonheur, il a hérité d'un comédien anglais stupéfiant, engagé pour interpréter le policier aux trousses du cambrioleur. Peter Sellers endosse le costume de l'inspecteur Jacques Clouseau et fait du personnage une sorte de gaffeur irrécupérable, un officier de police sûr de ses talents mais complètement à côté de la plaque, un ahuri convaincu de sa supériorité intellectuelle mais incapable de réaliser son incroyable potentiel destructeur. Edwards laisse le comédien improviser et adapte avec aisance son art du burlesque à la gestuelle et aux emportements verbaux de Sellers, qui se dote par ailleurs d'un accent français grotesque mais absolument désopilant. La Panthère Rose possède ainsi un statut un peu bâtard, entre divertissement policier plaisant et distingué et spectacle burlesque dévastateur ; et le film ne touche véritablement au génie comique que lorsque Clouseau est au centre de l'action. Conscient de détenir une pépite entre ses mains - même si les relations de travail entre les deux artistes se détérioreront gravement -, et bénéficiant du succès commercial de ce premier épisode, Blake Edwards va donc se lancer dans une série de films centrés sur le personnage de Clouseau et déclinera de 1964 à 1993 un nombre incalculable de gags et de péripéties autour de son improbable héros jusqu'à, malheureusement, d'abord le décès de Peter Sellers puis l'épuisement de son imagination. Dans cette galerie de films plus ou moins réussis, on retiendra les hilarants et progressivement frappadingues Quand l'inspecteur s'emmêle (A Shot in the Dark, 1964), Le Retour de la Panthère Rose (The Return of the Pink Panther, 1975) que le réalisateur doit tourner en Grande-Bretagne, Quand la Panthère Rose s'emmêle (The Pink Panther Strikes Again, 1976) et avec une certaine indulgence La Malédiction de la Panthère Rose (The Revenge of the Pink Panther, 1978). Deux ans après la mort de Sellers, Edwards tourne en 1982 A la recherche de la Panthère Rose (Trail of The Pink Panther), dans lequel il bâtit une intrigue tournant autour de la disparition de l'inspecteur Clouseau et de l'enquête que mène une journaliste pour retrouver ce dernier. Pour faire figurer Peter Sellers à l'écran, des images d'archives sont utilisées. Si l'on comprend aisément le relation intime qui lie le cinéaste à sa panthère rose, son "bébé", et si l'on entend bien admirer l'hommage qu'il à tenu à rendre au comédien disparu, il reste néanmoins difficile d'accorder beaucoup de crédit à cette manipulation grossière. Et ce même si chaque apparition de Clouseau a pour résultat immédiat de dérider les zygomatiques. En revanche, on se demande toujours aujourd'hui pourquoi Edwards a poursuivi avec deux autres "séquelles" (cette fois, le terme français est particulièrement adapté) : le sclérosé et insipide Héritier de la Panthère Rose (Curse of the Pink Panther, 1983) et le pathétique Fils de la Panthère Rose (Son of the Pink Panther, 1993) avec Roberto Benigni... Quoi qu'il en soit, ces productions totalement inutiles et oubliables ne pourront jamais gâcher la réussite de l'une des plus grandes associations acteur/réalisateur dans la registre de la comédie.

Si Blake Edwards a pu montrer parfois quelques faiblesses dans son genre de prédilection, il en fut tout autrement lorsqu'il s'est essayé au drame. Le cinéaste a longtemps souffert d'une addiction à l'alcool et il n'a échappé à personne que la boisson et ses effets ravageurs traversent l'ensemble de sa filmographie, en général sous un aspect de pure comédie. Les serveurs et barmen saouls reviennent régulièrement et l'alcool débride tout son joli monde pour fournir des prétextes à son délire destructeur et purificateur, qui permet souvent de faire émerger la vérité des personnages derrière les apparences. A ce sujet, l'héritage de Chaplin n'est pas loin si l'on se réfère au millionnaire cyclothymique des Lumières de la ville. Edwards ira même jusqu'à en faire le sujet de l'une de ses comédies les plus plaisantes des années 80, Boire et déboires (Blind Date, 1988), avec le tout frais Bruce Willis (frais dans tous les sens du terme !) et la voluptueuse Kim Basinger en alcoolique déchaînée et totalement incontrôlable dès qu'elle a un coup dans le nez. Mais sur un plan bien plus personnel, il faut savoir que le réalisateur est parvenu à guérir de son alcoolisme, et il a su mettre son expérience au service d'un film bouleversant dès 1962, un vrai chef-d'œuvre qui associe habilement mélodrame et humour noir : Le Jour du vin et des roses (Days of Wine and Roses). C'est Jack Lemmon, acteur principal du film avec Lee Remick, qui insista pour que la production engage Edwards. Days of Wine and Roses navigue ainsi entre comédie sentimentale (légèrement), drame intimiste, étude de mœurs, film de couple et chronique sociale ultra réaliste. Le couple d'acteurs, magnifique, crée autant d'empathie que parfois de répulsion et le metteur en scène parvient sans ambages à questionner le fond du sujet de l'addiction, sans fausse pudeur ni sensiblerie, réussissant à rendre compte de la psychologie cyclique et tourmentée de ses personnages tout en signant une oeuvre qui témoigne d'une profonde délicatesse. Billy Wilder également, de son côté, avait traité ce sujet avec Le Poison (The Lost Week-End) en 1945 mais en s'éloignant du naturalisme, en donnant à son film un aspect de film noir, de drame halluciné à la lisière du fantastique. Ces deux grands génies de la comédie nous ont légué, chacun à leur manière, les deux meilleures productions américaines jamais tournées sur l'alcoolisme ; même si l'on est en droit de préférer la version d'Edwards, plus poignante dans sa quête de réalisme.

Le talent de Blake Edwards s'est également illustré dans le film policier et le thriller. Il y eut bien sûr, sur un ton un peu moqueur, subtil et élégant, Peter Gunn, détective spécial (Gunn, 1967), l'adaptation sur grand écran de sa propre série télévisée. Mais surtout, dès 1962, Allô..... brigade spéciale (Experiment in Terror) qui offre probablement son meilleur rôle à Lee Remick avec son interprétation du Jour du vin et des roses. Très noir par son ambiance, tendu au cordeau grâce à la précision de sa mise en scène, Experiment in Terror met en situation une jeune femme terrorisée par un mystérieux criminel à la voix caverneuse, qui veut forcer cette dernière à dérober de l'argent dans la banque où elle tient la caisse. L'intrigue policière qui voit Glenn Ford mener l'enquête importe bien moins que la réalisation très innovante d'un Blake Edwards qui s'adonne pleinement à un exercice de style impressionnant. Dans une atmosphère paranoïaque à l'extrême, Edwards multiplie les plans et les séquences chocs et expressionnistes, avec un soupçon d'onirisme et de terreur primaire, qui situent cette oeuvre entre film noir angoissant et thriller glauque qui annonce le slasher. Le cinéaste poursuivra dans le suspense avec Opération clandestine (The Carey Treatment, 1972), un thriller médical avec James Coburn et Jennifer O'Neill adapté d'un roman de Michael Crichton (sur un canevas proche de Coma / Morts suspectes), presque aussi paranoïaque que Experiment in Terror mais moins brillant, qui a cependant le mérite de se pencher sur le drame de l'avortement. Edwards abordera également l'espionnage avec Top Secret (The Tamarind Seed) en 1974 et met en scène une nouvelle fois sa douce épouse Julie Andrews qui s'éprend, en pleine Guerre Froide, d'un dignitaire russe incarné par Omar Sharif. Avec un sens du détail et de la distance qui n'appartient qu'à lui, le cinéaste, tout en respectant les codes du genre, emmène son film vers la romance contrariée et le drame. Thriller d'espionnage à l'humour désenchanté et au romantisme douloureux, bénéficiant d'une superbe photographie de Freddie Young et d'une musique bouleversante de John Barry, Top Secret fera partie des plus grandes réussites d'Edwards dans ces années 70 compliquées pour lui.

Enfin, pour parfaire son éclectisme, Blake Edwards osera même investir le western, un genre bien spécial dans lequel peu de commentateurs et de spectateurs l'imaginaient exceller. En 1971, il réalise ainsi Deux hommes dans l'Ouest (Wild Rovers) avec William Holden, Ryan O'Neal et Karl Malden. Contre toute attente, ce western est un petit bijou, une véritable ode aux grands espaces entre éclats de violence et contemplation. Edwards, adoptant un rythme lent, avec une approche filmique d'une grande ampleur pour faire ressortir toutes les richesses de son écran large, raconte la dure existence des cow-boys entre rivalité et camaraderie, avec comme horizon possible l'espoir d'un avenir meilleur. La comédie et la tendresse s'installent, comme de coutume, et Deux hommes dans l'Ouest se révèle un très beau film sur l'amitié, qui fait d'ailleurs fi des génération puisque le film se double d'un conte initiatique alors qu'un cow-boy vieillissant prend sous son aile un jeune vacher qui aspire à troquer sa vie misérable et périlleuse contre un futur plein de promesses mais hélas source de conflits et de violence. Un fidèle collaborateur d'Edwards, le chef opérateur Philip Lathrop signe une image somptueuse et le compositeur Jerry Goldsmith se charge de délivrer une musique sobre et aux accents mélancoliques saisissants d'émotion. Bien des années plus tard, Blake Edwards reviendra de façon détournée au western avec Meurtre à Hollywood (Sunset, 1988), qui dépeint la rencontre sur le tournage d'un film muet entre l'acteur Tom Mix (joué par Bruce Willis) et le vrai Wyatt Earp (interprété par James Garner). Film léger mais fort sympathique, à l'intrigue policière plutôt encline à l'humour qu'à l'action, Sunset avec bonhomie joue la carte de la nostalgie, de l'amitié et de la tendresse pour les légendes de l'Ouest et du cinéma. Ce qui démontre que le cinéaste, malgré ses déboires avec les studios et la colère que ces derniers ont provoquée en lui, manifestait un réel amour pour son métier et l'univers du cinéma de l'âge d'or hollywoodien dont il est manifestement un brillant héritier et représentant.

Ce qui nous amène logiquement à une œuvre très particulière dans la carrière d'Edwards. S'il a toujours pris du plaisir à ruer dans les brancards et à brocarder l'esprit et les mœurs de cet univers du cinéma qu'il connaît parfaitement, The Party étant le modèle du genre, sa férocité était généralement dissimulée derrière une forme de distance provocatrice, une approche burlesque axée sur des désastres physiques en tous genres et le déchaînement de pulsions destructrices contrebalancées par des personnages loufoques et formidablement attachants. D'ailleurs Blake Edwards lui-même était décrit par ses proches comme un homme drôle et souvent maladroit, un doux-dingue capable de déclencher des catastrophes et de s'amuser de l'absurdité de l'existence. Mais une fracture s'est opérée à la fin des années 60, quand il dut s'exiler en Grande-Bretagne suite au traitement méprisant qu'il eut à subir de la part des studios et à l'impossibilité de travailler dans des conditions saines avec le département production. Sa carrière s'en est ressentie, malgré les quelques réussites dénombrées dans ces années 70, et il lui faudra attendre 1979 pour retrouver un large succès public avec Elle. Cette expérience douloureuse va aboutir à la mise en chantier de l'incroyable et vénéneux S.O.B. (1981). Film de toutes les audaces pour Blake Edwards, S.O.B. est une satire au vitriol du milieu hollywoodien. En filmant les relations tumultueuses entre deux artistes has been, un metteur en scène (incarné par un époustouflant Richard Mulligan) et une actrice (Julie Andrews, sans aucuns complexes), Edwards jette sur l'écran sa rage et son cynisme dans un gigantesque geste de salubrité intime, dont le panache dérisoire et les élans outranciers cachent mal une propension au suicide artistique qui a tout d'un acte manqué. La vulgarité assumée le dispute aux blagues morbides, salaces et quasi scatologiques dans cette farce qui porte le mauvais goût en étendard. L'art d'Edwards s'en ressent obligatoirement, le cinéaste est moins scrupuleux dans ses choix de mise en scène et il a abandonné pour un temps toute forme de subtilité. Mais ce relatif appauvrissement stylistique est largement compensé par une énergie dévastatrice et un culot monstre. Car nous sommes toujours dans le registre de la comédie, sur un rythme trépidant, sauf que Blake Edwards a tombé le masque et que le diable est sorti de sa boîte. Certes, le milieu du cinéma n'en a eu que faire de cet acte vengeur et effronté ; en revanche, grâce à S.O.B., le cinéaste retrouve une nouvelle jeunesse et va abandonner définitivement toute retenue quant à ses penchants pour la grivoiserie.

Enfin, s'il ne fallait retenir qu'une caractéristique du cinéma de Blake Edwards, c'est bien entendu les flèches décochées depuis ses premiers travaux à la figure du mâle et à son obsession pour le sexe. Le mâle "edwardsien", obnubilé par sa puissance érotique, conditionne la réussite de sa vie (professionnelle comme affective) à la capacité de plaire éternellement à la gent féminine. L'homme dans sa force de l'âge, soit le quarantenaire parvenu au milieu de la route, sera évidemment le terrain d'expérimentations par excellence. Mais ce mâle est aussi pétri de contradictions et vit dans un état d'insatisfaction permanente qui donnera, évidemment, l'occasion au cinéaste de lui faire générer les pires calamités. Les contradictions et l'impossibilité de satisfaire à l'envie les désirs et les pulsions conduisent même parfois à l'exploration intime du sexe opposé, voire à l'inversion des genres propice à des quiproquos hilarants ou - encore mieux -  à de brutales prises de conscience sur son identité sexuelle. Cependant Blake Edwards ne fait jamais preuve de moralisme et s'englobe parfaitement parmi les sujets qu'il étudie et qu'il moque avec chaleur et gaieté bien qu'il vécut en couple depuis plus de quarante ans avec la même compagne. L'un des premiers films les plus marquants dans ce domaine fut Qu'as-tu fait à la guerre, Papa ? (What Did You Do in the War, Daddy ?, 1966), pour lequel il situe l'action dans le pays machiste par excellence : l'Italie. Au-delà du burlesque des situations et du traitement moqueur que fait subir Edwards aux soldats américains, considérés pour ce qu'ils sont vraiment (des hommes un peu perdus, avec leurs forces mais surtout leurs petites faiblesses), Edwards malmène la fierté masculine et oblige même un personnage à se travestir en femme alors que le village est peuplé de belles italiennes reluquées par des jeunes militaires se pourléchant les babines. Mais c'est au tournant des années 80 que cette thématique va prendre une plus grande importance. Elle (Ten, 1979), en plus de sonner son retour au sommet du box office, va marquer une réelle étape dans la carrière du réalisateur. Ici, Edwards aborde de front la crise de la quarantaine en filmant un auteur de chansons en plein trouble ; au grand désespoir de sa compagne, il erre angoissé par la vieillesse en observant avec avidité et tristesse toutes les jolies filles qui lui passent à proximité. Il semble trouver une seconde jeunesse en poursuivant de ses assiduités une splendide jeune femme rencontrée sur la plage et à qui il a décerné la note ultime de 10 sur 10. Comédie légère avec une personnage à la frontière du pathétique, Elle, s'il ne constitue pas un sommet dans la filmographie du cinéaste sur un plan purement cinématographique, a le mérite de révéler l'acteur anglais Dudley Moore au grand public, sorte de cocker tendre et maladroit, et de faire de la sculpturale Bo Derek la fantasme d'une génération. Edwards poursuivra dans la même veine avec le remake de L'Homme qui aimait les femmes de François Truffaut, The Man Who Loved Women (1983). Dans ce film un peu inutile, Burt Reynolds interprète un sculpteur obsédé par les femmes qui cherche son salut dans la psychanalyse et le spectateur essaie, lui, de chercher son bonheur dans la vision des belles plantes qui défilent à l'écran.

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Heureusement, c'est toujours dans l'exploration piquante de l'identité sexuelle et la satire sociale que Blake Edwards signera son dernier vrai chef-d'œuvre. Victor Victoria (1982), comédie musicale librement adaptée d'une production allemande de 1933, fait preuve d'une ironie mordante entre deux numéros musicaux merveilleusement exécutés et filmés et quelques pirouettes burlesques bienvenues (comme avec un personnage de barman encore une fois !). Très proche dans l'esprit de Certains l'aiment chaud, le film dégage pourtant une certaine amertume qui se voit renforcée par le décalage entre l'obsolescence des costumes et des décors et la modernité de l'approche choisie par Edwards. L'union fructueuse - sur le plan social et celui de la réussite - entre une chanteuse obligée de se travestir en homme et un chanteur de cabaret homosexuel bouscule les convenances et redistribue les cartes assignées à chacun dans l'existence. Dans ce jeu de dupes joyeux et grave à la fois, dans lequel les masques circulent avant d'éclater dans une folie jubilatoire, le cinéaste parvient à concilier toutes les thématiques qui constituent son oeuvre et offre une galerie de personnages tout aussi attachants qu'hilarants dans leurs excès. Julie Andrews y trouve probablement son meilleur rôle en démontrant l'étendue de son registre (juste après S.O.B. où elle sidérait déjà les spectateurs par sa liberté d'expression), et le vétéran Robert Preston surprend en vieille folle malicieuse qui dissimule sa souffrance derrière ses réflexions piquantes et ses pitreries. Victor Victoria, même s'il n'est pas le dernier film d'Edwards, fait la jonction entre ses débuts de carrière et l'artiste qu'il est devenu, avec ses obsessions toujours plus réaffirmées.

Dans les dernières années de sa vie professionnelle, Blake Edwards livrera ainsi quelques comédies débridées qui, si elles n'offrent plus le cachet visuel de ses meilleures œuvres, emportent l'adhésion par un sens du gag toujours aussi acéré, une continuité dans le jeu de massacre et les catastrophes en série (A fine Mess, 1986), les éternelles hésitations du quarantenaire autour du sexe et de l'amour (Micki & Maude, 1984, à nouveau avec Dudley Moore), une certaine franchise dans le rapport à la sexualité obsessionnelle (cf. les mésaventures de l'écrivain alcoolique et obsédé dans Skin Deep, 1988, avec la scène cocasse et fameuse des préservatifs luminescents) et la comédie de travestissement poussée jusqu'à l'extrême avec Dans la peau d'une blonde, (Switch, 1991), l'histoire d'un homme affreusement misogyne et sexiste tué par une de ses amantes et qui revient sur Terre dans le corps d'une femme, et dans lequel Ellen Barkin réalise une prestation prodigieuse en portant la vulgarité masculine à des sommets de drôlerie et de mauvais goût. Enfin, Edwards aura eu le temps de livrer une formidable chronique familiale douce-amère avec le bouleversant That's Life (1986) dans laquelle il retrouve Jack Lemmon pour une dernière collaboration. Si Blake Edwards ne nous fait plus vraiment rire depuis le 15 décembre dernier, gageons que l'on saura vite retrouver nos réflexes de spectateurs émerveillés. Et la perspective de se replonger à satiété dans l'oeuvre de ce géant de la comédie est de nature à consoler le plus dépressif des suicidaires... surtout si un certain félin au museau allongé traîne ses pattes dans le coin. Mais quel peut donc être le sexe de la Panthère rose ?

Par Ronny Chester - le 1 décembre 2010