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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Terre des pharaons

(Land of the Pharaohs)

L'histoire

De retour victorieux d’une longue campagne de guerre, le Pharaon Chéops impose à son peuple de lui bâtir un tombeau inviolable. Un architecte de la tribu asservie des Kushites, Vashar, accepte de lui construire sa pyramide en échange de la liberté de son peuple. Chéops tombe entre-temps amoureux de Nellifer, princesse de Chypre, qui s’est jurée de lui ravir son trône et le trésor royal.

Analyse et critique

1953 : c’est dans le faste que va s’ouvrir puis se fermer cette année déterminante dans la carrière du producteur réalisateur Howard Hawks. En février, le cinéaste épouse une jeune femme de trente ans sa cadette : Dee Hartford. Il consume sa lune de miel en Europe où il fréquente à Paris Vittorio De Sica, le roi Farouk, une assemblée de courtisans peu scrupuleux et pilote en Italie les derniers modèles de chez Ferrari. 1953 est aussi l’année où il se voit proclamé « auteur » par de « jeunes-turcs » français lui prêtant tout un tas d’interprétations et de motivations farfelues qui allaient poser les années suivantes, et durant encore quelques décennies, bien du fil à retordre à la théorie critique. (1) C’est l’année surtout où il signe avec Jack Warner un contrat inimaginable pour un metteur en scène à cette époque : 100 000 dollars de salaire et cinquante pour cent sur les prochains bénéfices. Mais surtout, il obtient de pouvoir poser son nom au-dessus du titre du film à la forme possessive, exactement comme Hitchcock. Puisque tout lui réussit, puisque le monde le reconnaît, puisque la création est à portée de main, Hawks décide de se lancer dans la construction d’une pyramide. (2)

En 1953, Hawks se porte bien mieux que l’industrie cinématographique en partie menacée par la télévision. Les studios investissent dans de somptueuses épopées bibliques et antiques, où seul le grand écran peut encore s'imposer. C’est l’année où Curtiz réalise The Egyptian tandis que Robert Wise s’atèle à son Hélène de Troie et que Cecil B de Mille commence la préparation des Dix Commandements. Avec La Tunique, dont Richard Burton est la vedette, Hollywood vient d’inaugurer l’ère du Cinémascope en vue de reconquérir le public des salles obscures du monde entier. Hawks a bien l’intention de participer à cette lente remise en selle d’Hollywood. Bien qu'il se soit déjà essayé à tous les genres, il n'a encore jamais mis la main à la patte d'un péplum. Il désire battre De Mille sur son propre terrain, concurrencer les Soviétiques quant à l’élaboration de gigantesques mouvements de foule. Dans un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma, il avoue vouloir réaliser ce film pour s’essayer au Cinémascope. Jack Warner est persuadé d’obtenir en quelques semaines un succès considérable en conjuguant la combinaison du genre Antique en Cinémascope avec le nom et l’expérience de Hawks.

Warner se montre intéressé par une idée de Hawks : l’obsession d’un pharaon à voir se réaliser la première pyramide. Il offre immédiatement une avance au cinéaste qui espère obtenir la collaboration de Ben Hecht. (3) En vain, le cinéaste échoue et c’est bientôt son vieux complice William Faulkner qui lui vient à la rescousse. Faulkner, malgré son Prix Nobel, éprouve toujours de graves difficultés financières et ne rechigne pas à être payé 15 000 dollars sur un nouveau script. Malgré sa participation, son nom crédité au générique, Faulkner n’écrira presque rien, se désintéressant très vite du sujet. Noël Howard, directeur de la seconde équipe, rapportera dans ses mémoires du tournage, l’hilarant Hollywood sur le Nil, qu’Harry Kurnitz co-scénariste vint un jour le trouver et, lui présentant une page presque blanche, déclara hilare : « Au bout de quatre mois, voici la première, la seule contribution de Faulkner au scénario. » Quand on demanda à Hawks quel fut l’apport du grand écrivain à l’élaboration de La Terre des Pharaons, il aurait affirmé: « Mr Faulkner est ici pour m’aider à boire mon thé tous les jours à 17 heures. » Le cinéaste n’est pas au bout de ses surprises. Au cours du tournage en Egypte, il devra affronter de multiples épreuves pour pouvoir mener à bien son entreprise sans cesse menacée par des intempéries, des débordements politiques, des caprices de stars. (4) Persuadé de devoir faire bonne figure devant Jack Warner, qui connaît la lenteur du cinéaste et redoute (à raison) un dépassement de budget (5), Hawks tourne immédiatement les séquences les plus spectaculaires et les envoie au nabab qui se montre rassuré et même enthousiaste.

On a souvent attribué une partie de l'échec artistique du film à la conception intimiste qu'avait eue Hawks d'une épopée monumentale. Cela est en partie vrai si l'on considère les qualités de sa démarche personnelle d'auteur comme opposées par principe à la nature même de l'entreprise. Le meilleur de La Terre des Pharaons a ainsi étonnamment lieu durant la première moitié, en fait la partie la plus spectaculaire, la moins hawksienne : l'exposition au drame intime qui va occuper les deux tiers de la bobine par la suite. Et l’on comprend ainsi que Warner aux vues des premiers rushes se soit montré si convaincu de la réussite de sa production. Là où pourtant on risquait de le trouver dépassé par le gigantisme de l'entreprise, Hawks se montre particulièrement habile. Un long panoramique dévoile ainsi l'étendue des carrières où des milliers de figurants - certaines séquences en comptent jusqu'à 12 000 (6) - s'échinent en plein désert à ériger le tombeau de pharaon. Ce long panoramique extrêmement impressionnant et animé de souffle témoigne d'une juste appréhension des avantages offerts par le Cinémascope. Si l’écran large pouvait s’avérer utile, comme en peinture, pour les grandes scènes de foule, Hawks s’use au Cinémascope pour filmer plutôt la verticalité de la pyramide. C'est aussi parce qu'il fut l'un des premiers à savoir tirer parti du nouveau procédé qu'il peut avec discernement en éprouver les inconvénients : (citation) : « Je ne crois pas que le Cinémascope soit un bon médium. Parmi tant d’autres choses, c’est un format gênant, il est pénible d’y focaliser son attention et c’est difficile à couper. »

Howard Hawks n'a jamais été un grand coloriste comme en témoignent quelques scènes notamment de Gentlemen Prefer Blondes ou Man's Favorite Sport. Mais il s'en sort honnêtement dès lors que les décors offrent des teintes plus ou moins uniformes, désertiques comme ceux des westerns. Le sable est tout entier présent dans La Terre des Pharaons, dont le sablier joue un rôle dramatique essentiel. L’Egypte antique y apparaît dans l’imaginaire américain représenté grâce à la pyramide comme Paris existe désormais à travers La Tour Eiffel. La Pyramide est bien un chef-d’œuvre de l’esprit humain. Lequel esprit s’avère capable d’assembler des formes, au-delà de la simple temporalité humaine, à partir du sable du désert. On peut ainsi préférer toute cette première partie qui se déroule dans le désert égyptien à celle plus confinée des intérieurs de la seconde où se noue le drame intime de pharaon. Malgré quelques audaces du chef opérateur Russell Harlan (Scarface), et en particulier une utilisation hautement symbolique des teintes obscures, La Terre des Pharaons n’échappe pas au pompiérisme propre aux productions antiques.

Au cours de cette première partie, Hawks dépeint avec force et détails une fresque réaliste sur la construction des pyramides. Il montre l'étendu d'un ouvrage dont il semble admirer la prouesse architecturale et la monumentalité. On retrouve tout ici du moraliste, obsédé par l'accomplissement du travail bien fait et parfaitement exécuté. On devine une empathie pour le pharaon Chéops et son architecte Vashtar dès lors que ses personnages s'intéressent avec pugnacité à la réalisation et à l'achèvement de leur but. Contrat professionnel et serment déontologique sans cesse menacés par l'extérieur : la nature qu'il convient à l'homme de savoir maîtriser et la femme étrangère qui, comme souvent chez Hawks, représente dans l'imaginaire masculin une menace à l'achèvement d'une entreprise. Ce à quoi le film donne en partie raison...

Si le film, en cela semblable à la construction de la pyramide, commence bien ; il menace de s'écrouler tout entier sur lui-même quand rentre en scène la terrible princesse Nellifer. En s'immisçant dans les projets de pharaon, en le précipitant vers le tombeau de ses rêves, elle emporte le film et le fait glisser dans le psychodrame de bazar. Joan Collins n'y peut rien, bien qu’elle tente désespérément d'offrir une interprétation fraîche et originale d'un personnage hautement caricatural, entièrement dépourvu de qualités humaines. Nellifer est une étrangère obsédée par le pouvoir et la richesse. Pour parvenir à ses fins, elle ne recule devant rien, se servant de son corps en diable érotique, et complotant contre pharaon en assassinant la reine et en semant le palais de traîtres. Hawks hésita longuement avant de choisir Joan Collins. (7) La sensualité de l’actrice ne convenait guère à ses attentes et en effet déteint sur le type même de l’héroïne hawksienne parée d’attributs virils. Pourtant Joan Collins interprète un type de femme d’action. Mais elle n’éprouve aucun scrupule. Elle est aveuglée par sa soif de pouvoir et d’or. Il lui manque le détachement (8) nécessaire à l’accomplissement de ses desseins. L’aveuglement précipite la perte des ambitieux.

Malgré ces réticences, on peut se demander pourquoi a-t-on boudé si fort ce film à travers les décennies? Pourquoi La Terre des Pharaons compte-t-il parmi les films maudits du cinéaste ? (9) S’il y a faute, elle en revient, non pas à Hawks, mais à ses quatre scénaristes n'ayant su communiquer entre eux, et qui ne travaillèrent guère à pallier le fait qu'ils avaient peu de connaissance de l'histoire antique. En ce sens, la seule trouvaille vraiment astucieuse du film revient au décorateur Alexandre Trauner et à Hawks lui-même : ils rencontrèrent des archéologues pour inventer le moyen le plus efficace de sceller le tombeau de pharaon. Ils optèrent pour les théories de l'égyptologue français Jean François Lauer qu'ils consultèrent. Selon Trauner, Hawks n'avait jamais cessé d'être un ingénieur de formation. Encore une fois, c'est bien l'intérêt du cinéaste pour le travail à travers les siècles qui sauve La Terre des Pharaons de la catastrophe. Un ingénieux système hydraulique permettra ainsi au sable de s'écouler pour encastrer les unes sur les autres des pierres lourdes de plus de deux tonnes. Ces séquences spectaculaires furent de l'avis du cinéaste les plus agréables à tourner et constituent le sommet spectaculaire de son oeuvre.

La mort a toujours été présente dans la filmographie de Howard Hawks. Elle constitue essentiellement une ligne de partage entre les faibles et les forts ou, plus exactement, entre les professionnels et les inaptes. Ce qui a fait penser qu’on pouvait le situer dans la continuité d’une certaine pensée américaine évolutionniste apparue à la fin du XIXe siècle. Mais elle n’avait jamais été aussi présente qu’ici : la mort devient le motif antagoniste entre les deux peuples ennemis. Lors d’une saisissante scène funèbre, où sont célébrées par des chants d’allégresse les funérailles des soldats égyptiens tombés pendant la bataille, un esclave s’étonne auprès de Vashtar d’un si festif enterrement. Vashtar, conscience spirituelle d’un peuple qui évoque les Juifs de l’Exode, rappelle que pour les Égyptiens la mort est une deuxième naissance ; elle est une continuité de l’existence et même son but suprême. Ce à quoi l’esclave sceptique rétorque, en bon matérialiste, n’avoir jamais vu un mort lui parler. Et si remplir son tombeau des mets les plus exquis est une sage attention, il n’en voit guère l’intérêt puisqu’il ne pourra jamais plus en profiter.

Où se situe exactement Hawks dans cette affirmation ? Lui, dont le cinéma exprime les limites mêmes de l’individualisme. D’une philosophie de l’existence bornée à accomplir avec détachement sa mission parmi les hommes pour mieux vivre libre, libéré de toutes contraintes sociales. Chez Hawks, l’excès est une passion qui conduit à la perte, à l’absence de mouvements possibles. La manie de tout vouloir posséder aura raison de pharaon et décidera pour lui de son destin.

Ce qui fait la spécificité de cette pyramide cinématographique au regard des autres superproductions antiques des années 50, c’est l’absence de Dieu. Jamais Hawks n’a réellement évoqué la possibilité d’une puissance immanente. Les Kushites n’invoquent à aucun moment leur Dieu. Ici les dieux égyptiens parlent grâce à un habile artifice inventé de toutes pièces par le Grand Prêtre (formidable Alex Minotis). Et c’est bien à lui qu’Hawks semble vouer une quelconque sympathie. Le Grand Prêtre use des croyances (superstitions) des hommes pour les mener vers une mission supérieure dont ils ne mesurent pas la portée. Le Grand Prêtre, tout religieux qu’il soit, ne croit guère aux rêves funéraires de pharaon. Il croit d’abord à la vie. Il croit en l’amitié. Il espère accéder à une autre forme d’immortalité : la postérité. C’est le sens même de l’ultime geste sacrificiel du film : choisir le juste souverain pour le bien de l’Egypte. Choisir la justice comme valeur. Cette scène a une réelle valeur dramatique et clôt en beauté le film. Ce geste s’accorde, au-delà des cultures, au sacrifice de Vashtar qui accepte d’aider pharaon en échange de la liberté de son peuple.

Malheureusement les deux seuls protagonistes « positifs » du film se révèlent des personnages secondaires : Vashtar dont le rôle dramatique s’amenuise dans la deuxième partie du film et le Grand prêtre lié à pharaon par une solide amitié et une conscience aigue du destin. Hawks adapte une nouvelle fois son œil objectif, de scientifique, à hauteur d’hommes pour mieux observer Pharaon, Nellifer et les autres sujets de ce drame épique se débattre et sombrer à cause de leur vanité. L’ironie hawksienne n’éprouve aucune peine à traverser les époques et les cultures.


En fin de compte, il faut revoir La Terre des Pharaons. Hawks a filmé d’emblée le geste d’action pure, celui qui compte réellement à ses yeux. Il réussit à inscrire dès les premiers plans du film sa morale : on voit le grand prêtre rédiger avec minutie sur un papyrus l’histoire en hiéroglyphes qui va nous être conté. Si Hawks est bien un narrateur hors pair, il se passe de Dieu et lui préfère la force du récit et du geste artistique. En cela, La Terre des Pharaons, s’il n’est pas une des plus éclatantes réussites artistiques de Howard Hawks, est un film à bien des égards passionnant, dense, et qui finit de poser les jalons d’une personnalité hors du commun des mortels.


1. C’est en 1953 que parait en effet le fameux article de Jacques Rivettes « Génie d’Howard Hawks », où le cinéaste est tout de même comparé à Molière et Murnau.
2 . Noel Howard raconte qu’Hawks sur la côte d’azur aurait pointé le doigt en direction de l’Egypte et proclamé « Noel, je vais construire une pyramide. »
3. Ben Hecht avait participé un an auparavant à l’élaboration du scénario de Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1951)
4. Joan Collins et Sydney Chaplin eurent une liaison à l’écran comme à la ville. Ils passaient toutes leurs soirées à s’amuser et à boire. En quelques semaines, ils prirent quelques kilos de trop. En particulier Joan Collins qui devait se pavaner dans des tenues très déshabillées. Pour que son nombril n’apparaisse pas à l’écran, on décida d’y incruster un diamant. Voulant dissimuler son ventre, elle fit sauter le diamant au bonheur des techniciens de plateau hilares. Hawks n’apprécia guère l’anecdote et menaça Collins de briser sa carrière par la suite si elle ne ressaisissait pas. L’actrice s’exécuta à la différence de Chaplin. Cette déconvenue témoigne aussi de l’esprit de sérieux du cinéaste qui attache une importance particulière au sérieux professionnel de ses acteurs.
5. Le dépassement du budget se chiffra à un million de dollars.


6. Une anecdote se doit d’être rapporté ici à propos des problèmes liés à la figuration dans La Terre des Pharaons : pour donner l’impression que les Égyptiens à l’écran travaillaient tous dans un même effort soutenu, il fallut leur inventer un slogan en anglais qu’ils allaient tous répéter en même temps. Les assistants demandèrent ainsi aux milliers de figurants issus de l’armée égyptienne de répéter tous en choeur: « Fuck Warner Bros. » Howard Hawks, guère disposé à rire au cours de ce tournage qui n’en finissait pas, esquissa un vrai sourire de contentement en découvrant ses figurants en train d’insulter le studio.
7. On évoqua les noms, entre autres, de Gina Lollobrigida et d’Ursula Andress.
8. L’accomplissement est tout entier compris dans le détachement que l’on suscite à réaliser une action en vue d’une fin. Hawks est bien le cinéaste d’une morale du détachement. Ses personnages payent d’avoir vécu avec trop de passions et d’excès.
9. Le film servit de cheval de Troie à la "Politique des auteurs" pour inventer le concept Howard Hawks. Il suscita de très nombreuses gloses. On peut lire une critique intéressante de La Terre des Pharaons dans La Rampe de Serges Daney. Ed. Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 10 février 2008