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Critique de film
Le film
Affiche du film

Goupi mains rouges

L'histoire

La gare quasi déserte d’un petit village reculé des Charentes, à la tombée de la nuit. C’est là que débarque le jeune Parisien Eugène Goupi, mandé par un père qu’il ne connaît pas et pour une raison qui ne lui a pas été dévoilée. Ce père, c’est "Mes Sous", aubergiste de son état et présentement plus préoccupé par la mise à bas attendue d’une vache à la ferme familiale que par l’arrivée du fils qu’il n’a pas vu depuis vingt-cinq ans. Mes Sous, oui, car dans le clan familial des Goupi chacun porte un surnom, reflet de sa personnalité. Et si l’on fait venir "Monsieur", c’est parce qu’on le croit directeur d’un grand magasin de la capitale et qu’on veut le marier à sa cousine, la jolie Antoinette, dite "Muguet". Bien sûr, Monsieur n’est que simple vendeur de cravates, mais ça, le clan ne le sait pas encore... Monsieur est accueilli sans courtoisie par son oncle Léopold, dit "Mains Rouges". Mains Rouges complote avec Goupi "Tonkin", ex colonial amoureux de sa cousine Muguet, pour effrayer Monsieur. Arrivé seul à la ferme, Monsieur n’y trouve que le corps inanimé de l’arrière-grand-père du clan, "L’empereur". Paniqué, il fuit. Au petit matin, tous les hommes du clan se mettent en quête non seulement de Monsieur, mais aussi de Goupi "Tisane", l’acariâtre et despotique maîtresse des lieux, disparue au cours de la nuit. On retrouve Monsieur endormi dans un sous-bois, mais Tisane, elle, est bien passée de vie à trépas...

Analyse et critique

Pierre Véry est un romancier exquis, aujourd‘hui trop oublié. Ses romans policiers, qu’il préférait qualifier de "romans de mystère" savaient comme nul autre entremêler le sens du suspense à l’étude de mœurs et exhaler une poésie iconoclaste, au charme insolite flirtant avec le fantastique. Ce sens du merveilleux s’exprima au mieux à l’écran avant guerre et durant la période de l’occupation, à travers les délicieuses adaptations par Charles Spaak de L’Assassinat du Père Noël (1941) ou, plus encore, par Blanchon et Prévert de l’immortel Les Disparus de Saint-Agil (1938), deux réalisations du si précieux Christian-Jaque. Il transparut encore en mineur dans deux productions de 1942 de moindre réputation, Madame et le mort de Louis Daquin et L’Assassin a peur la nuit de Jean Delannoy, bien que bridé par le style académique de ces deux réalisateurs. Chacune de ces adaptations s’étant soldée par un plébiscite public, il était tout naturel que Goupi Mains Rouges, autre succès de librairie participant de la même veine, soit adapté à son tour. Comme Véry avait prouvé avec L’Assassin a peur la nuit qu’il pouvait parfaitement adapter lui-même un de ses romans, il fut tout naturellement choisi. Mais Becker, encore méconnu puisque Dernier atout n’était pas sorti, ne fut pas associé à l’initiation du projet.

La collaboration de Jacques Becker avec l’ancien bouquiniste de la rue Monsieur-le-Prince est d’ailleurs tout à fait fortuite. Georges Rollin, qui venait d’interpréter Montès, le rival de Raymond Rouleau dans la fantaisie policière Dernier atout, rendit visite à son réalisateur alors que celui-ci achevait le montage de son premier long métrage. Les deux jeunes hommes sortirent prendre un verre et Rollin lui annonça qu’il avait été engagé pour jouer le rôle de Monsieur dans l’adaptation du roman de Véry. Néanmoins, le réalisateur n’avait pas encore été choisi. Becker connaissait le roman et l’appréciait. Il se porta immédiatement candidat et fut engagé sans peine, le budget alloué au projet ne permettant pas aux producteurs de recourir aux services d’un réalisateur d’un statut plus affirmé. Becker participa alors activement à l’adaptation et contribua à remanier le script selon sa propre sensibilité.

De fait, l’étoffe de Goupi Mains Rouges est fort différente de celle des précédentes adaptations des romans de Véry. Le sens du merveilleux, "la métamorphose du banal en magique" selon l’expression consacrée par Malraux à propos de la première œuvre du romancier, Pont-Egaré, sont concentrés dans les séquences d’introduction : l’arrivée de Monsieur à la gare de la Poste Planquée (sic), sa rencontre inquiétante avec son oncle Mains Rouges, le coup monté par Tonkin et Mains Rouges de l’apparition du fantôme de Goupi La Belle, la fuite à travers les bois. Mais très rapidement, la fantasmagorie et le rocambolesque cèdent le pas à une minutieuse étude de mœurs paysanne, sans pour cela verser dans le courant documentaliste, où seule subsiste la manipulation de l’insolite chère à l’écrivain.

Le clan des Goupi est loin de représenter la cosmogonie rurale de l’utopie vichyssoise souvent célébrée à l’écran durant cette période troublée. Non, l’œil de Becker se fait ici celui d’un ironiste discret à l’égard de valeurs compassées, rétrogrades. Les valeurs familiales sont bafouées. Le clan familial fait certes bloc dans l’adversité, mais avant tout parce qu’il refuse tout interventionnisme dans son mode de fonctionnement. D’ailleurs les Goupi vivent en reclus, ce que souligne la mise en scène du cinéaste, qui se refuse à les présenter en dehors du périmètre de l’auberge. Entre eux, aucune complicité, tout au plus une certaine complémentarité ; La Loi découvre t-il le corps de Tisane, sa fille assassinée, c’est pour se fendre d’un laconique "Comment allons-nous faire maintenant, c’est elle qui dirigeait tout à la maison... elle était très courageuse". On ramènera son corps en cachette à l’auberge, parce que les problèmes des Goupi ne concernent que les Goupi. Et après l’enterrement, dont nous ne verrons que le retour, on ne reparlera plus jamais de Tisane. C’est que son père et ses deux frères ont mieux à faire : obtenir du vieux patriarche de 106 ans, qui risque de s’éteindre, la confession du lieu où il a planqué le magot familial ! Au demeurant, le culte de l’argent surpasse tout chez les Goupi. Tant que Mes Sous croit que son fils Monsieur est directeur du grand magasin de l’Opéra, il réfute en bloc toutes les insinuations insidieuses de Tonkin et Mains Rouges à l’égard de la culpabilité possible du jeune Parisien. Découvrant son erreur, son attitude change radicalement : Monsieur ne fait pas partie du microcosme, il n’est pas riche, le coupable ne peut donc être que lui. Dès lors, il devient également impossible qu’on puisse marier Muguet à Goupi, puisque les Goupi ne se marient qu’entre (vrais) Goupi.

Qu’à sa sortie le film ne se soit pas attiré les foudres de la censure de Vichy, même si on la sait assez permissive, laisse perplexe dans la mesure où il représente une somme continue de charges tantôt féroces tantôt ironiques à l’encontre des valeurs prônées par le "gouvernement" pétainiste. Les Goupi macèrent dans leur égoïsme et leur cupidité et ne s’unissent finalement, pour une fois toutes générations confondues, que pour railler l’ordre civique représenté par la maréchaussée au cours d’une séquence anthologique. Le mystérieux personnage de Goupi Mains Rouges, véritable deus ex machina de l’histoire, permet à Becker et Véry de véhiculer leur propre critique de l’ordre social de Vichy. Voilà un homme qui se définit lui-même comme l’artiste de la famille, qui semble mépriser le conservatisme de ses consanguins, et qui pourtant est présenté tout à la fois comme le plus raisonnable et le plus compréhensif de la famille, le seul capable d’aplanir toutes les difficultés. Par son entremise, Véry et Becker suggèrent discrètement l’avilissement sordide de toute une société française engoncée dans son lot d’hypocrisies, de délations et de lâchetés (la scène des poupées vaudou), soit tout ce que Clouzot et Chavance fustigeaient à la même époque dans leur admirable et accablant Corbeau. Mais Becker, plus fin diplomate, a retenu les leçons d’un certain Molière, et sait que la farce, même noire, permet de maquiller les pamphlets les plus cinglants... Cela lui aura sans doute permis d’être également épargné à la libération, d’autant qu’il a au moins le soin d’épargner les plus jeunes (Muguet, Monsieur et Jean, le métayer simple et un peu bohème exploité par le clan), et donc de ménager l’espoir représenté par les nouvelles générations.

Il y a en outre dans Goupi Mains Rouges deux épisodes qui, eux, témoignent de l’esprit de leur temps, comme des concessions faites aux exigences du code d’alors. Le premier est discret et sujet à plusieurs niveaux d’interprétations. Il voit Monsieur, harcelé et malmené depuis son arrivée, cadré en contre-plongée, s’offrir au petit matin à la nature de cette campagne charentaise magnifiée dans un long panoramique circulaire. Retour à la terre ? Peut-être, mais rien de plus n’est ajouté. La scène se poursuit par une séquence pastorale d’une simplicité exquise qui n’est pas sans évoquer les futures respirations romantiques du couple formé par Marie et Manda dans Casque d’Or. Muguet rejoint Monsieur. Ils s’agenouillent dans l’herbe fraîche, rendue grasse par la rosée matinale, échangent une pomme. On a toujours envie de rire quand on croque une pomme, s’esclaffe la jeune fille. La glace est brisée ; du vouvoiement les deux jeunes gens passent au tutoiement ; elle lui confesse pourquoi on l’a fait venir, et que quels que soient ses ennuis, elle ne regrette rien. La scène est filmée le plus simplement du monde, en champs-contrechamps : c’est une déclaration d’amour d’une pudeur tout à fait sublime.
Le second épisode est plus embarrassant. Il prend place au dénouement du film et présente Mains Rouges, enfin accepté à la tablée des Goupi, s’en faire l’avocat auprès de Monsieur. « Ecoute-moi bien, Monsieur, les paysans tu ne les connais pas, tu apprendras à les connaître. Ils ont le respect de l’argent, c’est du travail, la terre est basse comme on dit. Alors pour eux cinq centimes c’est un sous. Tu m’as compris ? ». Monsieur a compris, le spectateur, lui, est un peu désarçonné par cette appréciation finale émanant du braconnier marginal ; pas de quoi lui gâcher son plaisir toutefois.

Plaisir, oui, car Goupi Mains Rouges est un film à la fois étrange et ludique, foisonnant et troublant, tant par le fond que par le style. Becker y fait vivre douze personnages principaux avec un art consommé dans la description des caractères. La première partie du récit, est, nous l’avons dit, celle consacrée au mystère. Nocturne, inquiétante, elle est marquée de l’empreinte du personnage de Tisane (Germaine Kerjean), divinité profondément maléfique, répressive, perverse et esclavagiste, mais qui a au moins un mérite, celui de canaliser les penchants refoulés des autres membres de la famille. Chaque membre semble se déplacer dans le cadre sous le regard lourd et inquisiteur de la future victime. Le ballet orchestré par Becker autour de la table familiale est digne de toutes les éloges. Les autres femmes s’activent aux taches ménagères ou au tricot, tandis que les hommes, qui n’ont pas encore pris le pouvoir, sont relégués à l’arrière plan. L’utilisation de sources de lumières diffuses et blafardes contribue à créer un malaise sourd, renforcé par le recours sporadique au zoom pour amener les gros plans, figure de style très inhabituelle chez ce cinéaste de l’épure formelle.

Après l’élimination de Tisane, le récit vire à la farce, souvent réjouissante. Les travers des Goupi nous sont jetés en pâture à mesure que les trois hommes mariés du clan, Mes Sous (Arthur Devère), son père La Loi (Guy Favières) et son frère Dicton (René Génin), plus inoffensif, prennent les rennes du pouvoir. On s’amuse de l’épisode de la séquestration de Monsieur dans la grange, du face à face énorme et nonsensique entre la collection Goupi et le malheureux brigadier Eusèbe (Pérès). L’insolite naît de la quête sans répit de ce magot, quelque part dans cette ferme dont pourtant nous croyons connaître tous les recoins si banals, sous le regard amusé de l’ancêtre L’Empereur (Maurice Schutz), pas mécontent de jouer un tour à sa façon à cette progéniture si peu respectueuse. L’insolite s’accentue à chaque apparition de Tonkin, le colonial halluciné, interprété avec sa démesure coutumière par un Le Vigan en état de grâce -voire son exposé d’éloquence face à l’instituteur médusé symbole de toute une France repliée sur elle-même- moins fou qu’il n’y paraît mais authentiquement pathétique et dangereux, jusqu’à se fondre avec le tragique lors de son suicide final, resté dans toutes les mémoires.

Chaque rôle est de toute façon parfaitement écrit, et le casting est proprement miraculeux. Finissons d’ailleurs en saluant l’interprétation. Aucun des comédiens ne se laisse aller à accentuer le caractère "rural" de son personnage, comme cela a pu arriver à tant d’acteurs autrement plus célèbres amenés à incarner la paysannerie : la direction d’acteur de Becker n’autorise pas le cabotinage. Du Belge Devère, nerveux et colérique, au mystérieux et posé Mains Rouges (Ledoux), en passant par le couple de jeunes premiers Georges Rollin, pâle et éthéré citadin, et Blanchette Brunoy (fière, pudique et lumineuse), tous livrent l’une des plus belles performances de leur riche carrière, et contribuent à leur façon à faire de Goupi Mains Rouges l’un des trois ou quatre plus beaux films de l’occupation, aux côtés de Douce, du Corbeau ou de La main du Diable, ce qui est une gageure si on prend en compte le nombre d’œuvres de grande qualité tournées lors de cette période douloureuse de notre histoire nationale.

Il est à noter que Pierre Véry adapta et dialogua également un autre de ses romans ayant Mains Rouges pour personnage principal, Goupi Mains Rouges à Paris. Malheureusement, ce scénario intitulé Paris en sabots est resté inédit. Aujourd’hui Véry n’est plus à la mode. C’est fort dommage, car il y a de véritables trésors susceptibles de fournir des matériaux cinématographiques pleins d’originalité du côté de ce maître de l’étrange, à commencer par le Maître de Jeu ou Les métamorphoses...

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La fiche IMDb du film

Par Otis B.Driftwood - le 20 février 2003