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Critique de film
Le film

Romance inachevée

(The Glenn Miller Story)

L'histoire

Glenn Miller est un musicien sans le sou qui vaque d’orchestre en orchestre. Son trombone est aussi souvent au bord de ses lèvres que chez un prêteur sur gage de sa connaissance. Glenn essaie en fait de trouver preneur pour les arrangements qu’il compose lorsqu’il n’a plus son instrument à disposition. Son rêve : trouver un ‘nouveaubbb son’, "his own kind of music" ! Sur un coup de tête, il épouse Helen, douce femme d’une patience infinie, qui va devenir en même temps son inspiratrice et son soutien. Le succès ne sera pas immédiatement au rendez-vous mais un incident fortuit va l’obliger à écrire un arrangement pour le moins inhabituel, la clarinette ayant à tenir le premier rôle. La suite on la connaît : ‘Moonlight Serenade’ va le propulser leader d’un des ‘Big Band’ les plus célèbres du monde. S’ensuivront autant de standards mondialement célèbres tels ‘In the Mood’, ‘Tuxedo Junction’, ‘String of Pearls’, ‘Chattanooga Choo Choo’… Engagé comme chef d’orchestre dans l’armée pendant la Seconde Guerre Mondiale pour redonner le moral aux soldats avides de sa musique, le capitaine Glenn Miller disparaît tragiquement en décembre 1944 au dessus de la Manche avec l’avion qui le transportait pour un concert à Paris. Pour Helen, ses proches et son public, il restera pourtant à jamais présent grâce à sa musique.

Analyse et critique

Glenn Miller fut sans aucun doute l’un des plus prestigieux chefs d’orchestre américain, l’un des premiers à avoir donné une place d’honneur aux cuivres à l’intérieur d’un ensemble destiné à faire danser la jeunesse de l’époque. Le ‘Miller Sound’ est encore aujourd’hui aisément identifiable. Moins de 10 ans après la disparition du célèbre musicien, Universal sous la direction de Aaron Rosenberg (fabuleux producteur, celui entre autres d’inoubliables westerns tels Les affameurs, Je suis un aventurier, L’homme qui n’a pas d’étoile…) mit en chantier ce ‘biopic’ et ne s’en mordit jamais les doigts puisque ce fut un fulgurant succès commercial. Revue et corrigée par Hollywood, la vie des célébrités (musiciens et chanteurs surtout) a inspiré d’innombrables films souvent interchangeables mais qui firent très souvent recette. Au diable l’authenticité historique et la vraisemblance, les intrigues ne servaient la plupart du temps que de prétextes à des numéros musicaux plus ou moins nécessaires à la progression dramatique.

Les scénarios étaient quasiment tous amovibles, juste assez simplistes pour pouvoir y intercaler le plus de chansons ou morceaux possibles, quitte à inviter des ‘guest star’ prestigieuses pour quelques minutes d’apparition à l’écran. Le personnage principal partait toujours de très bas pour, à force d’acharnement, de volonté et de travail connaître une gloire bien méritée : ‘The American Dream’ facile et à portée de toutes les bourses d’où le succès quasiment toujours au rendez-vous de ces biographies diablement fantaisistes. Concernant les vies de musiciens, nous avions déjà eu à faire avec James Cagney interprétant George M. Cohan dans La glorieuse parade (Yankee Doodle Dandy) de Michael Curtiz, Robert Alda jouant George Gershwin dans Rhapsody in Blue de Irving Rapper, Cary Grant en Cole Porter dans Night and Day de Michael Curtiz à nouveau, Larry Parks dans la peau de Al Jolson dans The Jolson Story de Alfred E.Green ou encore Steve Allen dans The Benny Goodman Story pour n’en citer que quelques unes.

Ce dernier film a d’ailleurs été réalisé par Valentine Davies, scénariste qui a voulu surfer sur la vague de l ‘extraordinaire succès de Glenn Miller story qu’il avait lui même écrit deux ans auparavant en compagnie de Oscar Brodney. Pourtant, que possède de plus The Glenn Miller Story pour demeurer aujourd’hui encore le modèle inégalé de toutes les biographies musicales de l’âge d’or hollywoodien alors qu’il tombe lui aussi dans tous les travers cités au paragraphe précédent ? Comment ce biopic, sentimental au-delà de la bienséance, peut-il encore réussir à émouvoir les nouvelles générations ? Si en France, ce film demeure encore assez peu diffusé, c’est un classique aux USA, les Américains l’ayant heureusement plébiscité encore plus que les autres films du genre. Il faudrait le plus vite possible qu’il en soit de même ailleurs car, contrairement à ce qu’aurait pu laisser penser mon introduction, rares sont les films aussi attachants que cette Romance inachevée. Une œuvre qui apporte la preuve qu’un grand film peut aussi exister sans nécessairement bénéficier d’une belle mise en scène. Car oui, le talent de Anthony Mann est loin ici d’être aussi flagrant que par exemple dans les trois précédents westerns qui composent le début du fabuleux quintet tournés avec James Stewart, à savoir Winchester 73, Les affameurs et L’appât. On se surprend même à plusieurs reprises à trouver tel plan très laid, tel cadrage assez hideux, telle scène paresseuse, dans un ensemble ‘stylistiquement’ assez terne. On a parfois même l’impression que le réalisateur hésite et ne sait pas trop où placer sa caméra (voir la scène en extérieur lors du morceau ‘In the Mood’).

Si Glenn Miller Story avait été signé par un simple et honnête artisan, nous ne nous serions certainement pas offusqués pour si peu, mais de la part d’un homme capable du formalisme le plus rigoureux (Men in War) ou d’une perfection classique tendant à l’épure (Les affameurs) - films pour lesquels chaque idée de mise en scène paraissait couler de source, d’une évidence toujours aussi stupéfiante – il est permis d’éprouver une petite déception purement esthétique. Et pourtant, comme nous le disions ci-avant, ce film procure néanmoins un plaisir et un enchantement de presque tous les instants, si l’on excepte un flottement de l’intrigue dans le dernier quart d’heure, celui voyant Glenn Miller en tournée en Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale. Anthony Mann s’efface en fait complètement derrière son sujet, son scénario et ses acteurs, ne souhaitant certainement pas se mettre en avant de peur d’affaiblir la dimension humaine de son ‘héros’ ; tel quel l’ensemble fonctionne à la perfection. Il faut dire que le couple formé par l’inégalable James Stewart et la douce June Allyson est l’un des plus attendrissants jamais vu à l’écran. Il se reformera d’ailleurs sous la direction du même Anthony Mann pour Strategic Air Command en 1955.

Nous ne répéterons jamais assez que James Stewart demeure l’un des plus talentueux acteurs jamais apparus au cinéma et qu’il est l’un des rares à pouvoir sauver même le plus mauvais film par sa seule présence en tête d’affiche. Dans le rôle de Glenn Miller, il excelle une nouvelle fois et se révèle très convaincant même le trombone à la bouche. Habillé en soldat dans la scène ‘Chatanooga Choo Choo’, on croirait presque voir le véritable musicien en chair et en os. Sa partenaire n’a ici rien à lui envier : l’adorable June Allyson, surtout connue pour avoir été Constance Bonacieux dans Les 3 mousquetaires de George Sidney, nous touche constamment. Son sourire angélique, son rire et sa voix cassée ne sont pas étrangers au capital de sympathie que dégage son personnage mais pas seulement ; le talent de l’actrice est bel et bien présent. Helen est un ange de patience et de discernement et June Allyson en fait un personnage féminin au moins aussi important que celui de Glenn Miller : la supériorité de ce ‘biopic’ sur un tas d’autres pourrait aussi venir de là, d’un rôle de femme absolument jamais sacrifié.

La comédienne est formidable de compréhension quand sa nuit de noces vient constamment à être repoussée, elle est touchante quand elle avoue sa déception à son mari de ne pas le voir poursuivre son but artistique quitte à devoir un peu la délaisser, nous voudrions l’embrasser lorsqu’elle sort de sa poche l’argent économisé qui manquait justement à la formation du Band, elle ne se démonte pas quand les échecs du début de carrière et de tournée se suivent à répétition, elle respire le bonheur quand, pour leurs dix ans de mariage, son époux désormais célèbre lui offre sa nouvelle chanson dont le titre est le numéro de téléphone qui les a conduit devant monsieur le Maire, ‘Pennsylvania 6.5000’… Et quel adjectif pourrait-on trouver pour décrire à quel point elle est formidable dans la scène finale ! Je défie quiconque de ne pas pleurer à chaudes larmes en découvrant cette dernière ; elle continue à fonctionner de la même manière même à la dixième vision.

Une scène qui montre néanmoins que, malgré une certaine fadeur ‘artistique’ de l’ensemble, un vrai réalisateur était derrière la caméra. Après une ellipse qui évite tout pathos, la mort de Glenn Miller nous étant apprise par l’intermédiaire d’officiers militaires peu touchés par la nouvelle, Mann ayant évité aussi de nous montrer l’annonce de la tragédie à son épouse, nous nous retrouvons quelques jours après, le soir de Noël. Helen est entourée par ses enfants et les amis de sa famille. Triste comme il se doit, elle éclate en sanglots avant que l’émission hommage que lui rend la radio vienne à commencer. Mais une surprise posthume l’attend sur les ondes : Anthony Mann ne quitte désormais presque plus jusqu'au mot ‘Fin’ le visage en gros plan de l’actrice et, sans dévoiler de quoi il en retourne (même si on ne peut pas appeler ça un spoiler), on suit les émotions diverses qui se reflètent sur son touchant visage comme si cette femme nous était très proche. Au doux désespoir, vient se superposer un sourire nostalgique, amoureux et profondément émouvant sur fond de la chanson ‘Little Brown Jug'.

Une autre séquence rappelle aussi que nous n’avons pas affaire au premier venu, celle à mi-film, au cours de laquelle, Glenn Miller doit réécrire un arrangement de ‘Moonlight Serenade’, son tromboniste s’étant ouvert la lèvre. Moment crucial qui sera à l’origine du succès instantané de Glenn Miller et de son groupe : Glenn va enfin trouver et pouvoir expérimenter son propre ‘son’ en attribuant le rôle de ‘leader’ à la clarinette soutenue sur la même note par un saxophone, ce duo supporté harmoniquement par 3 autres saxophones. Cette scène est constituée par deux lents travellings arrière, le premier partant de la partition et s’élevant tout doucement pour cadrer la chambre de l’artiste en plein travail. Fondu enchaîné sur un second travelling partant de la clarinette pour embrasser l’ensemble du groupe et de la salle de bal ; les danseurs qui vont finir par tomber sous le charme inhabituel de cette musique faite d’un mélange de swing, jazz et improvisation, et lui faire un triomphe à la toute dernière note du morceau.

D’autres motifs de se réjouir, outre un scénario très bien écrit et qui cumule les scènes oh combien grisantes et (ou) émouvantes, un délicieux bœuf improvisé sur ‘Basin’ Street Blues’ par Louis Armstrong, Gene Krupa et Cozy Cole, ‘Chatanooga Choo Choo’ chantée par Frances Langford et Les Modernaires, un court métrage voyant danser les Archie Savage Dancers… Sinon, à l’actif du seul Anthony Mann (après l’avoir bien mis à mal en début de texte), une formidable direction d’acteurs et un sens inné de l’ellipse qui nous fait éviter bien des clichés. Quand à la direction musicale, elle est parfaite et remportera même un oscar, celui du ‘Best Sound Recordings of a Musical’. Si nous entendons certains enregistrements originaux du Miller Band, les autres ont été arrangés par le talentueux Henry Mancini qui connaissait très bien cette musique pour avoir été pianiste et arrangeur pour le Glenn Miller Orchestra de l’après-guerre.

Le ‘biopic’ étant un exercice particulièrement difficile à réussir surtout si le sujet est particulièrement adulé et malgré les innombrables inexactitudes historiques, on peut dire que ce film est une bien belle réussite qui devrait plaire au plus grand nombre, même aux non-amateurs de films musicaux. Un magnifique et enthousiasmant hommage à ce musicien profondément humain, mais avide de perfection, et à sa musique !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 12 février 2004