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Test blu-ray
Image de la jaquette

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles

BLU-RAY - Région B
Capricci
Parution : 7 novembre 2023

Image

Compte tenu de sa consécration inattendue au classement décennal de la revue Sight and Sound, le film de Chantal Akerman devenait presque mécaniquement l'un des titres les plus attendus de l'année, et Capricci a donc décidé de faire les choses bien, pour ce titre qui était jusqu'alors inédit en HD en France mais qui était sorti chez (évidemment) Criterion en mai 2017, après avoir fait l'objet d'une restauration 2K (après le scan 4K d'un négatif 35mm original, notons-le) menée par la Cinémathèque Royale de Belgique et supervisée par Chantal Akerman (avant sa disparition en 2015) et la cheffe opératrice Babette Mangolte. 

L'édition Capricci reprend évidemment ce master, le présentant avec une taille de fichier (42 Go contre 36 Go pour le Criterion) et un bitrate vidéo (28,2 Mpbs contre 20,4 Mbps) supérieurs. Quand bien même ce master est donc déjà un peu daté (et seulement à 2K, il ne faut pas s'attendre à des miracles en termes de définition), les qualités techniques de cette édition sont indéniables.

Ce qui frappe, c'est probablement l'homogénéité du rendu, à travers notamment la qualité d'un étalonnage qui restitue les nuances du travail photographique très spécifique sur les couleurs, mais également du grain argentique, dense et naturel. Quelques scratchs à peine visibles, pas de soucis de stabilité ni de compression.

Son

Le travail sonore en intérieur (voir l'entretien avec Patricia Canino ci-dessous) est assez extraordinaire, et on ne saurait trop recommander de lui prêter grande attention : évidemment, la piste sonore DTS-HD Master Audio 2.0 n'accomplit pas les miracles de l'expérience en salles, mais le mixage est suffisant pour se laisser hypnotiser. Les quelques scènes en extérieur offrent un rendu très différent, forcément plus naturel et parsemé de sons périphériques.
Très peu de dialogues dans le film, et le comédien jouant le fils de Jeanne présente un fort accent flamand et n'articule pas toujours.

A noter l'absence de sous-titres français pour sourds et malentendants.

Suppléments

Enorme contenu éditorial, mais il fallait probablement bien cela pour "le meilleur film de tous les temps" (dixit Sight and Sound, donc).
Des suppléments figurent sur le bluray, d'autres sur le DVD (et curieusement, des entretiens anciens et abîmés sont sur le bluray, tandis que celui tout récent et tout à fait digne d'intérêt avec Patricia Canino est sur le DVD).
On déplore simplement l'absence du documentaire Autour de Jeanne Dielman, réalisé par Sami Frey lors du tournage et qui figurait sur l'édition Criterion.

Voici le détail :

Saute ma ville (13') est un court-métrage réalisé et interprété en 1968 (à 18 ans, donc) par Chantal Akerman elle-même, qui annonce largement (en version très concentrée, et plutôt tragicomique) Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles. On y voit, dans une cuisine qui ressemble à celle du long-métrage, une femme (beaucoup plus jeune que Jeanne, ceci étant) rentrer chez elle, s'enfermer dans sa cuisine, puis basculer progressivement dans une sorte de folie auto-destructrice. Cette toute première réalisation est certes imparfaite, mais mise en perspective avec ce qu'elle annonce, elle est d'une incontestable richesse.

Entretien avec ma mère, Natalia Akerman (30' - HD) est, comme son nom l'indique, une discussion entre Chantal et sa mère Natalia, menée en 2007 dans la cuisine de celle-ci. Elles évoquent leurs souvenirs liés à la carrière de Chantal Akerman, depuis le premier court-métrage bricolé en 1968, Saute ma ville ("Je me demandais ce que tu faisais") jusqu'aux années 2000 ("Quand les gens savent que je suis la mère de Chantal Akerman, ils sont éblouis, et du coup, je me fais des amis grâce à ça"), en passant par News from home, film de 1976 dans lequel Chantal lit des lettres distantes de sa mère ("Tu es partie tellement seule, et comment tu t'es débrouillées à ce moment-là, je t'ai admirée", dit la mère à sa fille) ou évidemment par Jeanne Dielman ("Beaucoup de femmes au foyer se sont reconnues, moi pas !" "C'est pas vrai !"). 
Au-delà de cette impression, presque cette gêne, d'être convié à un échange intime, familial, autour d'une mémoire commune, composé de quelques chamailleries ("Moi je déteste le désordre" "Pourtant tu sais très bien en faire"), de belles confidences ("Tout ce qu'elle a fait, c'est d'elle-même") mais aussi d'un certain nombre de banalités ou de considérations contextuelles, se détache progressivement, en sourdine, et de façon complémentaire au film, un autre portrait d'une existence domestique et d'une époque de transition générationnelle. 

Dans l'entretien avec la cheffe opératrice Babette Mangolte (13' - HD, filmé en 2007 à New York par Chantal Akerman elle-même, supplément qui figurait sur l'édition Criterion mais avec une durée plus conséquente de 22 minutes), les deux femmes débutent, sans préalable, en se rappelant leur toute première rencontre, autour d' "une omelette", de leurs premières marches et de leurs premières de séance de cinéma ensemble... Babette Mangolte évoque ensuite Delphine Seyrig, qu'elle connaissait surtout à travers son travail d'actrice (et notamment Muriel d'Alain Resnais) et qu'elle associait "à une très grande beauté, à un style, à une sophistication, à quelque chose qui était à l'opposé" de ce que proposait Chantal Akerman, pour insister sur la manière dont la comédienne, qui avait sentie que la cheffe opératrice débutait et doutait, l'avait rassurée, avec son "optimisme" et sa "dévotion au travail" tout à fait admirables. Elle parle enfin de l' "impression extraordinaire" qu'elle avait eue en découvrant pour la première fois le film achevé, à New York.

Un regard sur Jeanne Dielman (10'15'' - HD) est un bref module d'analyse écrit, réalisé (dans un bel exercice d'habillage et de montage) et lu par Virginie Apiou. Cette dernière insiste dans un premier temps sur le jeu de Delphine Seyrig, comédienne passée experte dans l'art du "monologue", et à travers elle, sur la relation "émouvante" entre Jeanne et son fils. "Rien n'est anodin" dans Jeanne Dielman... selon Virginie Apiou, "les phrases les plus simples ressemblent à de minuscules poésies tragiques de la ménagère". Elle convoque ensuite Edward Hopper et David Hockney, "grands peintres de l'influence de la vie domestique sur nos vies" pour décrire "l'énergie quasi-fantastique" qui se dégage de cet "espace vibrant". Décrivant toujours l'espace formel du film, elle insiste sur l'énergie "alerte" de Delphine Seyrig au sein de ces couloirs, de ces rues, constituant un monde "quadrillé" où le spectateur "n'est jamais physiquement perdu mais psychologiquement inconsciemment troublé". Elle parle de la "patience", de la "ténacité", de l' "application" avec laquelle Delphine Seyrig compose cette "ordonnance de la répétition", exécute "avec acharnement" des gestes domestiques qui font monter "une inconsciente frustration", contribuant à définir "cette femme qui n'est jamais habituellement montrée au cinéma". Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles est en somme "un grand film sur le dérèglement imperceptible des êtres auxquels on n'accorde aucune attention" - ce que confirment les propos de Delphine Seyrig rapportés en fin de module.

Sur le DVD, on trouve :

Un extrait d'une "contre-enquête du côté des femmes", intitulée Les femmes et la féminité (17' - SD), réalisée en 1975 pour la RTBF par Françoise Wolff, reportage sur le tournage "féminin" de Jeanne Dielman. On y entend Delphine Seyrig y parler de la nouveauté que représente le film pour elle (à qui on a surtout proposé, jusqu'alors, "des personnages sophistiqués") et de l'émergence de réalisatrices de cinéma (ce qui permettra, selon elle, de "voir des personnages qu'on a peu vu au cinéma") - puis Chantal Akerman évoquer son travail, avec ce mélange de fraîcheur et de détermination qui la caractérise alors ("les hommes ont toujours parlé pour les femmes, dans les films, mais moi je ne me sentirais pas capable de parler pour un homme", dit-elle en souriant) - et également une jeune Babette Mangolte, cheffe opératrice exerçant un métier "jusqu'alors réservé aux hommes". Le documentaire se fait aujourd'hui une passionnante fenêtre, datée, sur une époque où aborder la présence des femmes sur un plateau de cinéma était décidément loin d'être une évidence...

Conversation avec B. Ruby Rich (50' - 1976) est la captation d'un entretien avec la réalisatrice mené à Chicago, en 1976. Après l'évocation de ses premiers travaux (Saute ma ville, Hôtel Monterey, Je Tu Il Elle...), elles arrivent à Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Interrogée sur la dimension "sociologique" du film, Chantal Akerman insiste en répondant qu'elle avait travaillé simultanément sur un autre projet, Marilyn et moi, qui l'était bien plus et que Jeanne Dielman était au contraire parti d'un élan spontané, des images de sa mère ou de sa tante, bien plus que d'une quelconque volonté sociologisante. Elles parlent ensuite, crument, de la question sexuelle et du désir féminin, Chantal Akerman insistant sur l'orgasme de Jeanne et réfutant l'idée que Jeanne "avait juste besoin de bien se faire baiser" : selon elle, l'homme peut baiser aussi bien qu'il veut, si la femme ne décide pas de laisser l'orgasme venir à elle, il ne se passe rien.
Elles évoquent ensuite le travail de la lumière et de la couleur (dont Chantal Akerman "avait peur"), le travail avec Delphine Seyrig, la prostitution féminine (évoquant Of woman Born, d'Adrienne Rich), la manière de filmer le meurtre, le montage, ses projets suivants, et ce que cela change de travailler avec des femmes ou des hommes...

Une captation de l'émission radiophonique du Masque et la plume de janvier 1976 (10' - SD) donne l'occasion de voir les réactions critiques d'époque d'un certain nombre d'hommes. Nicolas de Rabaudy (du Figaro) parle d'un "film assez fastidieux mais très intéressant dans ce qu'il dénonce", cette "description de la vie quotidienne d'une femme au foyer" (ce qui fait beaucoup rire la salle, puisqu'il vient juste avant de préciser qu'elle se prostituait) servant à décrire son "aliénation aux choses". A la fin de son intervention (au bout de 3 minutes), on voit une femme dans le public lever la main... Après les interventions de Gilles Jacob (qui insiste sur les "parti-pris" du film, et qui souhaite "qu'on n'en parle pas trop légèrement", puisqu'il s'agit selon lui "d'une date dans l'histoire du cinéma"), de Georges Charansol (qui parle du "mystère" du film en en révélant la séquence finale) et d'un homme dans le public ("subjugué et tout à fait impressionné"), la femme qui levait la main prend le micro et la parole (à 5'30''). Nous n'en dirons pas plus : il faut voir la suite. 

L'entretien avec Patricia Canino, monteuse du film (21' - SD, réalisé en avril 2023), débute par l'analyse du titre du film, cette "adresse postale" qui "révèle déjà plusieurs choses" (qu'elle précise), dans un écho classique entre "individuel et universel". Elle aborde ensuite "le langage cinématographique" du film, à travers la mise en scène novatrice ou la direction de Delphine Seyrig, amenée à effectuer des "gestes ritualisés" qui rendent "l'invisible visible et l'inaudible audible". Décrivant l'art du montage comme de "la sculpture du temps" (jolie formule), elle se concentre sur la question de la temporalité du film, de son tempo, du "rythme contenu à l'intérieur des plans". Pour ce qui concerne le montage sonore, on y apprend que chaque son avait été traité de façon isolée (le bruit des interrupteurs, le grincement des portes...), démarche conduisant à ce qu'elle appelle un "anti-mixage sonore".
Revenant au tournage, elle parle des répétitions menées par Delphine Seyrig "qui n'avait jamais préparé un café ou fait cuire un oeuf de sa vie", afin de conduire précisément à cette "ritualisation des gestes", qui contribue à la "tension du film". Elle insiste sur le fait que le tournage s'est déroulé sans se référer à d'autres cinéastes, même si désormais, avec le recul, elle mesure l'influence que les travaux de Robert Bresson, de Marcel Hanoun, d'Andreï Tarkovski ou de Michael Snow ont pu avoir sur le traitement de la question du temps chez Chantal Akerman et elle-même. Elle insiste ensuite sur le propos du film, qui décrit l' "enfermement d'une femme", et par écho la problématique de l'enfermement de chaque femme, ou sur la nature particulière du scénario, qui était presque en lui-même un "nouveau roman", et qui contenait déjà une partie du montage. 
Pour finir, et parce que ça lui "tient à coeur", elle précise que le film n'était pas là pour "servir une cause" (en l'occurrence féministe) mais avant tout un "grand film de cinéma", citant au passage Chantal Akerman qui disait : "une femme qui fait la vaisselle, moi j'en fait de l'art".

Par Antoine Royer - le 27 novembre 2023