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Actualités - Événements

Festival Lumière 2014 : le bilan

Dimanche s’est achevée la sixième édition du Festival Lumière, millésime 2014. Pour la première fois, DVDClassik était associé à l’événement (nous vous avons, jour après jour, commenté la programmation la semaine dernière), et pour la première fois, DVDClassik était présent sur les lieux, histoire de mesurer à quel point le festival lancé en 2009 a aujourd’hui atteint une maturité et une ampleur assez considérables.

Le but originel des initiateurs du festival (Thierry Frémaux, délégué général, et Bertrand Tavernier, président) était, en quelque sorte, de démontrer la résonance du cinéma d’hier avec celui d’aujourd’hui, de refuser la muséification des œuvres du passé pour mieux exhiber leur modernité persistante, et contribuer ainsi à toucher un public qui pouvait a priori sembler rétif au cinéma dit « de patrimoine ». Aller au contact du public ; lui offrir l’opportunité d’accéder à ce que, par méconnaissance ou par appréhension, il fuyait parfois ; et opérer une constante médiation entre les différentes dimensions, parfois contradictoires, du 7ème art... le projet était vaste, ambitieux, et se concrétise désormais dans une sorte de démesure, prompte à combler tous les appétits.


© Institut Lumière / Pedro Rojo Romeo - Imag'One                              © Institut Lumière / Jean-Luc Mège

Associé à la Communauté Urbaine du Grand Lyon, le Festival Lumière frappe d’abord par son étendue géographique : si le cœur palpitant du festival se trouve à l’Institut Lumière, rue du Premier Film, plus d’une vingtaine de communes du Grand Lyon, de Saint-Priest à Neuville-sur-Saône et de Craponne à Meyzieu, accueillent des projections. Mais même en se limitant à Lyon « intra-muros », si l’on ose dire,  on peut au sein d’une même journée naviguer de Bellecour (sur la presqu’île) à la Halle Tony Garnier (vers Gerland), en passant par l’Auditorium (au pied de la Part-Dieu) ou le Hangar du Premier Film (Monplaisir), réservant quelques heures de marches au festivalier le plus randonneur : contrairement aux autres festivals « patrimoniaux et sans compétition » auquel il pourrait « par nature » être comparé (pensons prioritairement à Il Cinema Ritrovato à Bologne ou au Festival International du Film de La Rochelle), le Festival Lumière ne se circonscrit pas à quelques rues, il entreprend de rayonner à travers toutes les facettes de l’urbanité moderne, des centres aux zones périphériques, des lieux de culture traditionnels aux quartiers populaires parfois délaissés...

Au-delà de cette première considération, la direction du festival semble envisager le 7ème art dans toute la diversité de ses expressions : quel que soit le type d’intérêt que l’on porte au cinéma, quel que soit l’argent que l’on peut y investir, et quel que soit sa propre nature de spectateur, il y a quelque part une manifestation qui semble nous être adressée : un marché du film destiné aux professionnels ; une boutique de DVD, parfois rares, et une librairie avec séances de dédicaces régulières ; une brocante pour les chineurs d’affiches ou de matériel ancien ; un « mâchon » pour les gastronomes ; un club éphémère gratuit avec bar, musique et DJs pour les amateurs d’«after »-séance ; des expositions photo pour les iconophiles ; des dispositifs pour les scolaires, avec la remise d’un Prix Lycéens (attribué conjointement à La Vie est belle et à Talons aiguilles) ; des séances jeunes public, en prison, en institut médical... sans même entrer dans le détail d’une programmation démentiellement variée, où l'on pouvait pour un même soir (prenons comme exemple la séance de début de soirée du mercredi) faire son choix entre Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hopper, New York-Miami de Frank Capra, Django de Sergio Corbucci, Duel au soleil de King Vidor, Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski, Trains étroitement surveillés de Jiri Manzel, un épisode de la saga Musashi Miyamoto de Tomu Uchida, plusieurs films de Pedro Almodovar, Les Choses de la vie de Claude Sautet, Une Journée particulière d’Ettore Scola ou Arrebato (film d’avant-garde espagnol de la fin des années 70) d’Ivan Zulueta !!!

Et encore, nous ne mentionnons pas tous les imprévus, surprises ou impromptus qui viennent encore enrichir cette organisation redoutable : citons comme exemple la stupeur des spectateurs de la séance du jeudi 14h30 au Pathé Bellecour, venus voir L’Homme de la rue de Frank Capra et qui virent débarquer John McTiernan, venu à l’improviste prendre le micro pour clamer son amour pour le film... Ou ce re-tournage rituel de la sortie des Usines Lumière, durant lequel Xavier Dolan demanda par exemple à tous les figurants présents, personnalités comme passants, de sortir leur téléphone portable pour faire des selfies, histoire de témoigner à quel point 2014, à ses yeux, était l’heure « de l’égo et des réseaux ». Pour donner un dernier exemple personnel, on faillit, en traversant le Parc Lumière, passer sans s’en rendre compte à côté de Keanu Reeves, venu présenter son documentaire Side by Side.


 © Institut Lumière / Loïc Benoit                                                        © Wilfried Delacour

Pedro Almodovar, mis en vedette pour cette édition par la remise du Prix Lumière 2014, honora le festival d’une omniprésence de bon aloi, soit évidemment à travers la rétrospective consacrée à sa propre filmographie, soit toujours dans la programmation par le biais de cartes blanches éminemment personnelles qui donnèrent l’occasion de voir ou de revoir des classiques américains ou espagnols, ou encore, sur place, par la belle émotion qui se dégagea de la cérémonie de remise de ce prix, durant laquelle, après lecture (par Guillaume Gallienne, Tahar Rahim et Xavier Dolan, encore lui) du texte Le dernier rêve de ma mère, que le cinéaste avait écrit au moment de la disparition de cette dernière, il évoqua la mémoire de celle-ci avec des mots sensibles et délicats qui lui ressemblent. Le lendemain, en conférence de presse, alors qu’on lui demandait ce qu’il avait fait pour mériter ça, Pedro Almodovar semblait encore ému de la manifestation d’affection et de reconnaissance que lui avait proposée le public lyonnais, par l’intermédiaire de Juliette Binoche.


© Institut Lumière / Jean-Luc Mège

A ce sujet, et toujours au registre des inattendus, on apprit à l’occasion que Pedro Almodovar, après avoir admiré Juliette Binoche dans Le Hussard sur le toit, avait envisagé, autour de 1995, de faire tourner la comédienne dans un de ses films, une réadaptation personnelle d’Un tramway nommé Désir dans lequel Stella aurait été joué par Juliette Binoche, et Blanche par... Gérard Depardieu.

Ecouter l’anecdote, racontée par Almodovar (en version originale)

Cette conférence fut aussi pour lui l’occasion pour lui d’évoquer la situation du cinéma espagnol, en particulier sur la question de la distribution des films et la restauration des œuvres de patrimoine. A cet égard, il s’avoua très jaloux de la situation française, notamment incarnée par le biais du Festival Lumière, quand des cinémas « classiques » ne cessent de fermer dans sa ville de Madrid. Rappelons que Pedro Almodovar présentait aussi, dans le cadre de ce festival, sa collaboration avec la Filmoteca española, à travers notamment la restauration de Embrujo de Carlos Serrano de Osma ou d’Un chien andalou de Luis Buñuel.

Et puisque l’on évoque la question de la restauration des films, des spécificités françaises comme des disparités européennes, attardons-nous un peu sur ce sujet : vous l’avez compris, il est bien difficile de résumer le Festival Lumière à quelques mots, et, par nécessité comme par raison, ce compte-rendu forcément subjectif (et partiel, puisque nous n’avons pas été présents sur l’intégralité du festival), ne pouvant prétendre à une quelconque exhaustivité, va désormais se focaliser sur ce qui concerne le plus directement le cœur éditorial de DVDClassik, à savoir les films les plus anciens, leur valorisation... et leur restauration.

Il y a quelques mois, Bertrand Tavernier avait annoncé son projet de sortir, pour 2016, un Voyage au cœur du cinéma français, inspiré par le double exemple de Martin Scorsese. Pour préparer au mieux ce projet gigantesque, non seulement il voit ou revoit quantité de films (desquels il avait extrait pour l’occasion une sélection de 7 œuvres issues des années 40 ou 50, parmi lesquelles on ne saurait trop recommander, par exemple, la découverte d’Au grand balcon d’Henri Decoin) mais il se confronte également à la complexe législation des droits d’extraction d’images ou de sons destinés à illustrer son documentaire. Revenons sur trois moments du festival, qui chacun à leur manière, viennent traduire la réalité des choses :


© Institut Lumière / Bastien Sungauer    

Le premier est la master-class que Tavernier lui-même a tenue, le mercredi matin, et où il a évoqué le contenu de son projet documentaire : destiné à remettre en lumière quelques cinéastes oubliés par la critique, le film n’aura pas vocation de réalimenter les « guerres de religion » entre Pro- et Anti-Nouvelle Vague, dure lutte dont Tavernier lui-même avait été l’injuste victime au moment de la sortie de Laissez-Passer. Henri Decoin, Edmond T. Granville, Albert Valentin, René Wheeler, Léonide Moguy, Anatole Litvak, Julien Duvivier, voire même Marcel Carné, voici quelques uns des cinéastes qu’il entreprendra de réhabiliter, non « contre » qui ou quoi que ce soit, mais pour rendre justice à des gens qu’il admire et qui ont encore beaucoup à nous apprendre… Les premiers extraits visibles, notamment consacrés à Eddie Constantine, semblent annoncer un travail de passionné, érudit, malicieux, vif et riche en anecdotes...

Le deuxième moment s’est tenu durant la deuxième édition du Marché du film classique, tenu « parallèlement » au Festival, et plus précisément durant la table ronde du jeudi 16 octobre, dont l’intitulé était "Restaurer, gérer et exploiter un catalogue de films classiques". Jérôme, présent pour nous, nous raconte :

Dans la première partie du colloque s'opposaient deux approches différentes, celles de Daniel Borenstein, chef du service Laboratoires des Archives françaises (CNC), et d'Ellen Schafer, responsable du catalogue des films classiques chez SNC/SND (Groupe M6). Le point de désaccord principal concernait "le poil" que le négatif a pu impressionner par erreur au tournage, Borenstein préconisant de le garder car il a toujours été là et fait donc partie de l'histoire du film, et Schafer préférant l’enlever, car ni le réalisateur ni son chef-opérateur n'ont jamais eu envie qu'il soit présent dans le rendu image du film. A partir de ce point apparemment technique s’est ouvert un débat souvent passionnant, auquel contribua également la salle, et qui montrait surtout les nombreuses questions éthiques que se posent les gestionnaires de catalogue sur les travaux à effectuer pour restaurer les films, et où s'arrêter. Elle Schafer prenait comme exemple La Horse dont le négatif montre des détails inédits, comme des raccords de maquillage sur Jean Gabin et les autres acteurs, qui étaient invisibles sur les copies 35mm d'exploitation et en vidéo SD. Furent aussi évoquées des questions de budget, où l’on apprit notamment que cela coûte en moyenne 1 000 euros la minute pour restaurer l'image et le son d'un film…

La seconde partie de la table ronde était toute aussi passionnante et concernait l'aspect juridique du film de patrimoine, et comme l'expliquait très bien Gilles Venhard, directeur du catalogue Gaumont, il est plus facile de renégocier les droits d'auteur avec des artistes vivants qu'avec leur succession. Marie-Armelle Imbault, juriste négociatrice à la SACD, rappelait que les auteurs d'un film, qui touchent donc des droits d'auteurs, sont le réalisateur, le scénariste, le dialoguiste ou l'adaptateur, et le compositeur.  Ils récupèrent entre 25 et 50% des revenus du film, mais participent selon leur pourcentage au financement des restaurations. Comme l'a montré Gilles Venhard, on a parfois des cas très simple, avec un seul héritier, mais aussi des successions très complexes, avec des agents pour les auteurs, des successions compliquées comme cette fois à la veuve d'un auteur a découvert que son mari avait eu des enfants avec une autre femme et cette réflexion : "elle a eu son sperme, elle n'aura pas mes sous" ! L’occasion de rappeler que le but des détenteurs de catalogues et de faire vivre les films, mais que, marginalement, quelques ayants droits ou héritiers, n'ayant que faire du travail de leur grand-père ou de leur grand-oncle, pensent d'abord à l'argent que cela peut leur rapporter. A ce sujet, Bertrand Tavernier a évoqué ses problèmes pour obtenir certains extraits, par exemple pour une chanson du film Bouboule 1er, roi nègre, qui appartient au catalogue de la Gaumont, laquelle n’en possède qu'un matériel incomplet.


 © Institut Lumière / Sandrine Thesillat                                                             

Le troisième moment, plus furtif, et qui fait également appel à Bertrand Tavernier et à la SACD, eut lieu pendant d’Au grand balcon, le dimanche après-midi : le cinéaste est en effet revenu sur son inquiétude liée à la politique européenne, et notamment la volonté de la Commission Juncker de « briser les barrières nationales en matière de réglementation du droit d’auteur » (rappelons que, parmi ses multiples casquettes, Bertrand Tavernier possède aussi celle de président de la commission cinéma de la SACD). Magnifique héritage des Lumières beaumarchaisiennes, le droit d’auteur ne « freine » pas la distribution des films (comme le rappelait Tavernier : « si je veux toucher beaucoup, il faut que mes films circulent »), mais il protège la création et ses acteurs. L’occasion pour le cinéaste de rappeler sa profonde inquiétude face à la politique menée par la Commission, qui d’un côté contribue à une fragilisation des entreprises culturelles ambitieuses et de l’autre fait preuve d’une bienveillance de fait vis-à-vis de grands groupes industriels, qui ne contribuent pas à la création artistique (n’étant pas ou peu taxés) mais en tirent des bénéfices considérables.

La tribune de Bertrand Tavernier sur le site EurActiv.fr


© Institut Lumière / Jean-Luc Mège

Nous disions ainsi, en amorce de ce texte, que l’ambition du Festival Lumière était de contribuer à rappeler la modernité du cinéma d’hier, et sa capacité à éclairer le monde d’aujourd’hui. En observant la « folie américaine » (American Madness étant par exemple le titre original de La Ruée, film de 1932), notamment liée à l’argent, qui habitait certains films de Frank Capra ; la manière dont les films français des années 50 traduisaient une réalité sociologique toujours aussi aigüe ; ou encore la peur du déclassement social, et la perte de dignité qui s’ensuit, que décrivait déjà en 1924 F. W. Murnau dans Le Dernier des hommes, vu le dimanche à l'Auditorium… on se dit que l’édition 2014 du Festival Lumière aura indéniablement joué, à sa manière, son rôle de phare pour atténuer quelque peu l’obscurité parfois angoissante du monde moderne.

Merci infiniment à Jérôme, ainsi qu'à Raphaëlle Jehl et Clémentine Delignières

Par Antoine Royer - le 21 octobre 2014

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