Si loin, si proche ! (Wim Wenders, 1993)
En réalisant une suite aux Ailes du Désir, quatre ans après la chute du mur de Berlin, Wenders dresse un nouvel état des lieux de l’Europe contemporaine et spécule sur les contradictions goethéennes de l’Heimat retrouvé. Mais ses anges ont pris du plomb dans les plumes, l’évocation de l’Histoire allemande et des pouvoirs nocifs de la pornographie assimilée au trafic d’armes se noie dans une complexité affectée, et le message simpliste au ton sentencieux frise parfois le cocktail à l’ammoniaque. Cette naïveté s’inscrit cependant dans la perspective plus large d’une réflexion sur le regard, suscitant de réels moments de beauté lorsque le cinéaste sollicite la toujours divine Nastassja, le ténébreux Willem, le facétieux Peter, ou lorsqu’il retrouve l’invention du muet authentique, du serial et des origines foraines. 4/6
La grande guerre (Mario Monicelli, 1959)
Le titre du film a une valeur ironique puisque ce sont les aventures tragi-comiques de deux tire-aux-flanc quelconques, essayant d’échapper au sort commun, qui en constituent le véritable sujet. L’ampleur des moyens et le réalisme de la reconstitution de la défaite de Caporetto ne prennent jamais le pas sur la drôlerie désespérée des situations : le conseil de révision où entrent des hommes et d’où sortent des matricules, l’exécution de l’espion à laquelle on assiste en passant, le père de famille qui gagne quelques sous en prenant la place de ceux envoyés en mission dangereuse, le soldat allemand surpris par les compères ne pouvant se résoudre à le tuer constituent autant de séquences amères ou touchantes, qui participent d’une volonté de dénonciation et nourrissent l’épaisseur d’une matière abondante. 4/6
Star Trek, le film (Robert Wise, 1979)
1977, la NASA envoie les sondes Voyager aux confins du système solaire. Deux ans plus tard, la première transposition de la série sur grand écran intègre ce programme spatial comme moteur d’une captivante réflexion matérialiste sur le rapport de l’homme (toujours au centre de la morale et de l’action) au savoir et à la technologie. Car si celle-ci se développe à une vitesse telle qu’elle ne permet plus de comprendre des procédés anciens, le cerveau et la mémoire humaine pallient ses défaillances. Attentif à l’équilibre interne du film, Wise offre un spectacle adulte et intelligent qui s’impose également, par la qualité de ses décors et effets spéciaux, comme une très belle réussite plastique. L’empire du cinéma est ainsi maintenu pleinement dans le domaine de l’imaginaire, et l’aventure plus que jamais possible. 5/6
Le mystère de la chambre jaune (Bruno Podalydès, 2003)
Au commencement était le jeu, multiple et mutin : jeu du factice revendiqué (le bonheur est dans le pré-générique), des chromos assumés (le lieu du crime a tout de Moulinsart), de l’excentricité azimutée (la victime est la fille d’un savant Cosinus, le nez dans ses inventions farfelues), jeu du premier degré aussi (les acteurs font fuser les répliques comme des gourmets de la langue) ou furieusement outré des hôtes, folâtrant dans le boulevard policier. En adaptant un roman parmi les plus excitants de la littérature populaire, Podalydès trouve la juste formule entre l’immobilisme potentiel du pastiche "petit illustré" et la folie des personnages et des situations, entre la stylisation des archétypes et la fantaisie rocambolesque d’un puzzle criminel fleurant l’hommage émerveillé. L’ensemble est assez savoureux. 4/6
Papillon (Franklin J. Schaffner, 1973)
Du récit (faussement ?) autobiographique d’Henri Charrière sur son expérience de l’enfer de Cayenne, le réalisateur tire une œuvre spectaculaire mais d’une rigoureuse âpreté, procédant d’un esprit qui tend à mettre en relief une signification primordiale. Le script est serré, tendu, sans digression ni prêche d’aucune sorte, et la mise en scène en respecte la lettre : sèche, précise, préservée de toute malhonnêteté, d’une brièveté incisive qui empêchent le film d’être un récit réaliste ou une fiction romanesque, très synthétique au niveau de chaque scène où priment la clarté, la justesse, la maîtrise des éléments répartis dans le plan. D’où la pérennité de cette belle histoire d’amitié, de cette aventure individuelle à portée générale qui magnifie la soif de liberté, la détermination et la volonté de résistance. 5/6
Mademoiselle de Joncquières (Emmanuel Mouret, 2018)
Robert Bresson avait tiré du récit de Diderot un mélodrame à sa manière, implacable et épuré. Adaptant aux intrigues assassines son plumage de dandy lunaire, Mouret détaille quant à lui les étapes menant chacun des personnages sur la voie de sa perte ou de son salut. À condition d’accepter les conventions d’un cinéma très consciemment littéraire, tiré aux quatre épingles des toilettes, corolles et autres ombrelles, on goûte sans peine à la délicatesse de ces jeux de manipulation amoureuse, qui interroge les désirs et les usages en les mettant à l’épreuve de la parole, qui vogue entre nature et culture, sentiment et libertinage, cruauté et sensibilité, et qui, plutôt que de juger la perfidie d’un être blessé agissant par détresse, prône la bienveillance du pardon et la touchante sincérité des mouvements du cœur. 4/6
Délits flagrants (Raymond Depardon, 1994)
Si, dans l’expression "flagrant délit", le langage a un pouvoir déterminant dans la mesure où elle désigne un fait en tant que tel, la situation du "délit flagrant" signifie une matérialité à juger, qui ricoche contre le mur de la loi. Le rapport du mot à la réalité constitue l’enjeu central de cet étonnant documentaire, accréditant une parole menacée de partialité, soulignant la fébrilité, la mauvaise foi, l’inquiétude, la détresse des uns, quand il dénote la maîtrise, la fermeté, la compréhension, la pondération des autres. De ces entrevues pleines de vérité, souvent poignantes, parfois drôles ou chaleureuses (l’échange entre Muriel et son avocat, qui l’exhorte à une subjectivité sincère), se dégagent ainsi une étrange intimité, un sentiment que tout un chacun devrait inspirer à son semblable : la compassion. 4/6
Les frères Sisters (Jacques Audiard, 2018)
En se confrontant à la mythologie américaine entre toutes du western, le réalisateur met très brillamment en pratique sa vision d’un cinéma conçu comme un grand artisanat. La facilité à investir les codes du genre en leur insufflant une énergie nouvelle, l’aisance à dégraisser la matière narrative sans verser dans l’épure, la précision d’un récit qui happe de sa main ferme mais coulante, tout témoigne d’un bonheur constamment inspiré et préserve la richesse thématique autant que l’estampille populaire. À l’image de l’or scintillant dans le lit de la rivière, le film est une pépite s’offrant sans coup de force, une épopée intime et initiatique qui, loin de se draper de moralisation, dresse le constat clair de l’impasse de la violence et quête l’avènement de cette civilisation humaniste dont John Ford s’était fait le chantre. 5/6
Culloden (Peter Watkins, 1964)
La bataille de Culloden, en 1746, fut l’ultime tentative des jacobites écossais pour restaurer sur le trône d’Angleterre la dynastie des Stuart. Sous prétexte de sauver le royaume, les clans, la culture et le mode de vie des Highlands furent anéantis. En matière de reconstitutions historiques, il y a le style "Veillée des chaumières", le style "Musée Grévin", le style "Image d’Épinal". Et puis il y a la méthode Watkins, novatrice, subversive, qui supprime l’anachronisme avec un mélange d’objectivité implacable et de distanciation sarcastique et recrée l’évènement comme les grands reporters vivent les tragédies de notre temps. Troublant l’eau calme des idées reçues, elle dépasse la valeur du document pour atteindre à la prise de conscience d’une vérité essentielle : l’horreur et les conséquences de toutes les guerres. 4/6
L’ivresse du pouvoir (Claude Chabrol, 2006)
Fluidité parfaite du récit, rythme chausson modèle sport, approvisionnement au puits intarissable de la médiocrité humaine et des rapports de classe : s’inspirant étroitement de la fameuse affaire Elf et retraçant l’odyssée d’une juge d’instruction raide comme une porte de freezer, l’auteur atteste au gré d’une humeur débonnaire de la solidité de ses procédés et de la vigueur leur exécution. Ses décisions de mise en scène s’appuient sur une double logique de calculs et d’énigmes, sur la permanence d’un style qui enveloppe la contingence des situations, mais aussi sur quelques séquences récréatives auxquelles les acteurs apportent toute leur truculence. Et cette savoureuse étude de mœurs, en n’enregistrant rien d’autre qu’une nouvelle défaite, de poursuivre une micro-histoire du mal social français. 5/6
Dieu vomit les tièdes (Robert Guédiguian, 1991)
Ils étaient quatre enfants qui voulaient changer le monde, pas exactement un club, plutôt une tribu. Les années ont passé et leurs idéaux ont grise mine, la cote des valeurs de gauche est tombée au plus bas. En exprimant la mélancolie de cette génération désenchantée, l’auteur observe le déclin d’une certaine tradition ouvrière, d’une mouvance pas seulement communiste, de la mémoire des luttes passées à la posture suicidaire qui leur a succédé. Il signe un film obsédé par la perte et la trahison, réfutant le pittoresque du Sud (le soleil, l’accent, la légèreté) pour privilégier une forme d’amertume contemplative. Mais desservi par une narration erratique et approximative qui ne fixe jamais ses points d’impact, il échoue à insuffler aux personnages et à leur histoire l’émotion qu’ils auraient pu transmettre. 3/6
Trois places pour le 26 (Jacques Demy, 1988)
Il n’y a que Demy pour peindre les murs d’un appartement en bleu nuit ou faire manger de la confiture de roses à ses héroïnes. En retraçant la vie d’Yves Montand à travers le principe classique de la fabrication d’un show, du spectacle mis en abyme, le réalisateur se place dans la lignée d’un Minnelli. Pas tant à cause des numéros dansés, semblant droit sortis de Tous en Scène, que de cette humanité provocante, parfois ambigüe (l’enjeu incestueux est dédramatisé comme une broutille) qui s’affiche et se mêle à la légèreté traditionnelle de la comédie musicale. Bercé d’amour heureux, de sérénité romantique, de couleurs acidulées, son dernier long-métrage travaille sur l’artifice pour atteindre le vrai par l’accumulation du faux, joue avec la convention pour se jouer d’elle. Et Mathilda May y crève l’écran. 4/6
Et aussi :
Guy (Alex Lutz, 2018) - 4/6
Shéhérazade (Jean-Bernard Marlin, 2018) - 5/6
Première année (Thomas Lilti, 2018) - 4/6
Climax (Gaspar Noé, 2018) - 3/6
Leave no trace (Debra Granik, 2018) - 5/6