
Cette farce érotique bizarrement extravagante, accueillie à sa sortie par des critiques dédaigneuses et souvent considérée comme le vilain petit canard de la filmo polanskienne, est pourtant loin de mériter l’opprobre. En racontant comme une naïve et jolie Américaine (souvent dévêtue) se réfugie dans une somptueuse villa italienne où s’ébroue une galerie de cinglés licencieux en tous genres, l’auteur signe une comédie surréaliste dont les fantasmes ne sont plus motivés par une narration linéaire mais s’entrechoquent en toute liberté, quand bien même l’intrigue fait écho au mécanisme du déjà-vu cher à Buñuel. Faussement bâclée en une suite de saynètes plus ou moins salaces, de tableaux incongrus coloriés selon une mode qui doit au psychédélisme de l’époque, la fantaisie étonne et amuse. 4/6
La ville est tranquille (Robert Guédiguian, 2000)
Dès le premier plan, la caméra décolle de l’anecdote, sort du microcosme du quartier pour embrasser cette Marseille frappée de maux destructeurs que l’auteur indigné affronte avec une ardeur pathétique. Là où tout pourrait valser en ordre dans un décor folklorique, ruptures et pentes sèches se multiplient selon un désir affolé qu’active l’attente des catastrophes à venir. De l’ouvrière courage accablée par la pression du fatum à l’ado héroïnomane, du docker gréviste devenu taxi au socialiste aveuglé, de l’ex-taulard noir posant les bonnes questions au bistrotier cachant un tueur à gages marmoréen, chaque naufragé de la vie nourrit de sa poignante humanité la mosaïque d’un tissu social calcifié, d’un désenchantement politique dépeints avec une force, une noirceur et une violence à vriller les entrailles. 5/6
Notre histoire (Bertrand Blier, 1984)
Le cinéma de Blier fonctionne comme un tourniquet où plus les personnages sont arrimés à leur être ordinaire de Français moyen, plus ils paraissent saisis par l’ange du bizarre et incarnent la sordidité sans espoir de leur condition. Les représentants de commerce, les julots, les retraités pavillonnaires, les instits sportifs, les fleuristes, les divorcées BCBG, tous les spécimens défilent le long de cette rêverie triste où chacun est déprimé, hagard, égaré, et dont la déréalité est un moyen retors d’esquiver le misérabilisme et le lieu commun, d’accentuer jusqu’à l’expressionnisme les traits du mal-être affectif. Parce que c’est moins l’amour qui triomphe au terme du récit que la conjugalité, il est difficile de ne pas y percevoir la vision glacée d’un univers qui n’a aucune raison objective d’envisager le bonheur. 4/6
L’héritage de la chair (Elia Kazan, 1949)
Le succès du Mur Invisible se devait d’être réitéré avec cette dénonciation du racisme dans les états du Sud. Ainsi son prestigieux producteur fit-il appel à Kazan suite au désistement de John Ford, qui le commença sans l’achever. Une fois admise l’excellente Jeanne Crain en "noire à la peau claire" et remis en place tous les indicateurs et référents de l’époque, l’œuvre impose une vigoureuse acuité, désamorce la plupart des poncifs édifiants qui la menacent sans chercher à éviter les recours habituels du procès à charge. La réussite est acquise par le soin apporté à l’atmosphère recréée en studio, par la sincérité d’un propos ne pliant jamais devant la rigueur qu’exige la mise en scène qui l’exprime, par la pondération d’un regard attentif à l’évolution des êtres et aux manifestations de leur ténacité. 4/6
Capitaines courageux (Victor Fleming, 1937)
Sous la houlette de Walsh ou Curtiz, l’épopée maritime fut un genre florissant dans les années trente. Mais aux bondissants films de flibuste le cinéaste préfère la contemporanéité du récit de Kipking, beau roman d’apprentissage par lequel un fils à papa gâté, devenu mousse de fortune sur un chalutier voguant au large de Terre-Neuve, découvre les vertus du travail physique, de la camaraderie et de l’égalité devant l’effort. L’évolution de l’enfant, son admiration pour l’adulte, la tendresse chaleureuse de leurs rapports insufflent une réelle émotion à cette aventure qui fond parfaitement l’action et la psychologie, et où une flopée d’épatants seconds rôles met en valeur le jeu de Spencer Tracy, loup de mer fruste et généreux, et du jeune Freddie Bartholomew, tout de fraîcheur et de sensibilité. 4/6
Trois visages (Jafar Panahi, 2018)
S’employant à contourner l’inaction à laquelle voudraient le contraindre ses censeurs, le cinéaste poursuit une auto-fiction généreusement ouverte sur le monde, sur un ton où le tragique de la condition humaine le dispute à la malice pittoresque de la satire, et avec pour enjeu l’affirmation opiniâtre de sa survie comme homme et comme créateur. Difficile de ne pas percevoir l’ombre de Kiarostami derrière cette déambulation automobile hantée par les motifs de la claustration, du suicide, de la réprobation sociale, du trouble jeté sur la frontière qui sépare la réalité de la fiction. Or la valse des références au maître constitue bien pour Panahi une manière impérieuse de jouer sa liberté, au gré d’une ingénierie dramatique dénuée ni de fantaisie ni de mystère, mais qui s’essouffle hélas un peu en fin de course. 4/6
Maîtresse (Barbet Schroeder, 1976)
Cette maîtresse est une dominatrice professionnelle qui exerce une activité fort lucrative : flagellation, écartèlement, garrottage, musèlement, baîllonnage et même conversation par laquelle elle perd soudain son contrôle, effrayée par ses propres pulsions. Elle est dans ses perruques et son latex comme tortue, les émotions la suffoquent, car depuis que la consomption n’existe plus, les dames aux camélias modernes défaillent avec le même succès dans les costumes en cuir de Lagerfeld. Et l’idée topographique est de mettre les masos (l’inconscient ?) un étage au-dessous de l’amour. L’absence de regard, l’assèchement clinique auquel se plie le sujet rendent le tout assez ennuyeux, en plus d’être parfois insoutenable à regarder (on se serait bien passé du cloutage de pénis et de l’abattage de cheval en live). 3/6
Au nom du peuple italien (Dino Risi, 1971)
En réunissant deux des stars les plus populaires de la comédie italienne dans un affrontement qui n’entraîne aucune complaisance et leur laisse la part égale quant à l’interprétation, le réalisateur arbitre le duel de deux imaginations, deux idées fixes fonctionnant en sens contraire. La première est celle d’un industriel arriviste et milliardaire, pollueur national et nostalgique du fascisme. La seconde reflète le manichéisme foncier et la logique de classes d’un magistrat incorruptible, ulcéré par la dégradation morale et sociale de son pays, mais interprétant tous les indices en fonction de son idéologie, de son transfert de frustration. Ainsi le film n’enlève-t-il pas l’envie de rire, mais inversement le rire ne s’écarte jamais d’une satire lourde de significations : le chaos institutionnel débouche directement sur la folie. 4/6
L’homme de Berlin (Carol Reed, 1953)
Un personnage candide dans une ville menaçante et divisée, un autre à la fois charmeur et dangereux, trafiquant prêt à tout pour survivre, qui apparaît et disparaît à loisir… Difficile de ne pas établir de parallèle entre ce film d’espionnage sec et percutant et le classique réalisé quatre ans plus tôt. Si le script ne possède pas la construction implacable de celui de Greene, plusieurs lièvres étant levés sans être poursuivis, sa fragilité dramaturgique s’avère un atout : le reflet d’un monde absurde et cruel où rien n’est jamais certain, et dont les situations et les épisodes reviennent comme des réminiscences. Projection surtout d’une Histoire ayant fait des ombres et des ruines encore fumantes de l’ex-capitale nazie, pleine de fantômes inquiets surgis d’un passé trop lourd, le réceptacle des blessures de l’après-guerre. 4/6
Life is sweet (Mike Leigh, 1990)
De son propre aveu, Leigh poursuit l’objectif de faire des films crédibles et intéressants sur la vie quotidienne – cette vie qui n’est pas vraiment sweet mais que son regard de psychosociologue pousse naturellement à l’identification. Sa caméra est comme un microscope chercheur au cœur de l’Angleterre moyenne, muni d’une lentille déformante qui permet de pousser certains personnages et situations jusqu’au grotesque et qui favorise cependant des contrepoints émotionnels préservant la dignité humaine de chacun. L’équilibre est si délicat qu’on frôle parfois la caricature, mais le prosaïsme absolu de la chronique, la sympathie évidente manifestée envers ces êtres qui rêvent plus qu’ils ne vivent, qui subissent plus qu’ils n’assument l’enlisement "thatcherisé" des jours, dénotent la réussite de l’entreprise. 4/6
L’assassin (Elio Petri, 1961)
Par son pivot dramatique (un vrai ou faux innocent persécuté) et sa peinture d’un monde à la lisière de l’absurde, le premier film de Petri opère une consciente mise à jour des thèmes du Procès de Kafka. L’homo Mastroiannus y dilate des plaies felliniennes à travers différentes étapes de sa vie et de sa génération : une dizaine de flash-backs, montés dans un désordre apparent, éclairent sur ses réflexions, ses craintes, son auto-examen, déroulés avec sûreté sur un fil d’allusions insinuantes et de références indirectes. Au cours de l’enquête apparaît le caractère véritable de cet anti-héros, beau garçon, satrape faible et opportuniste, vivant de l’argent des autres sans méchanceté mais sans courage. Ainsi l’auteur apporte-t-il sa voix au scepticisme et au désenchantement italiens à l’aune des années soixante. 4/6
Bécassine ! (Bruno Podalydès, 2018)
Le visage pâle, un peu ingrat mais expressif comme celui d’un nourrisson, les mains noueuses, la coiffe et le tablier blancs découpés sur l’émeraude d’une ample blouse… Voici Bécassine, soubrette bretonne ayant accompagné en planches dessinées quelques générations d’un autre temps. Le cinéaste la ressuscite sans chercher à lui insuffler cette touche de fausse modernité qui aurait trahi un projet entièrement fondé sur la naïve simplicité d’un récit fantaisiste, distendu, émaillé de facétieuses trouvailles poétiques. S’ébrouant dans le rétro Belle-époque d’un monde burlesque et chaleureux, où les barrières de classe s’effacent à la faveur du bien-être commun, le film joue d’un anachronisme jamais passéiste pour mieux s’exonérer des conventions édifiantes de la fable enfantine. Mineur mais charmant. 4/6
La vengeance d’un acteur (Kon Ichikawa, 1963)
On peut être déconcerté par cette œuvre fondée sur les signes et les jeux d’une tradition culturelle dont on ignore à peu près tout, et dont la trame relève de l’espèce d’opéra-bouffe qu’est le kabuki, à sa richesse visuelle, au foisonnement de ses personnages, à ses morceaux de bravoure, sentimentaux ou acrobatiques. La caméra en isole les éléments dans un écrin noir abstrait, une géométrie savante de plans et de lignes, emboîtés selon la sobre division des pièces japonaises. Mais sa stylisation est ce qui fait la valeur de ce théâtre d’insectes comme venu d’une autre planète, où se jouent violence et misère d’une société féodale en proie au brigandage et aux famines organisées, et où l’exécution de la vengeance amène à franchir la frontière intangible à partir de quoi l’homme devient coupable. 4/6
Et aussi :
L'enfant miroir (Philip Ridley, 1990) - 4/6
Désobéissance (Sebastian Lelia, 2017) - 4/6
Sans un bruit (John Krasinski, 2018) - 5/6
Hérédité (Ari Aster, 2018) - 5/6
Films des mois précédents :
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