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Critique de film
Le film
Affiche du film

Valérie au pays des merveilles

(Valerie a týden divu)

L'histoire

Un petit village de Tchécoslovaquie (ou d'ailleurs) quelque part au XIXème siècle (où à un autre moment). Valérie, treize ans, vit chez sa grand-mère Elsa depuis que sa mère et son père ont tous les deux disparu. Valérie rêve. Elle rêve tant et tant que la frontière entre réel et imaginaire s’estompe.

Analyse et critique

Générique où défilent des instantanés sur le visage de la jeune Valérie. De l'eau, des prunelles, des fleurs, des bijoux. Un flambeau qui s'approche d'une ruche. Valérie qui dort, une poupée dans les bras. Une demeure dans la nuit, une lampe à pétrole en amorce. Valérie qui dort encore, mais dans une autre tenue. Un voleur qui s'éclaire à la torche s’approche et lui vole ses boucles d'oreilles. Valérie qui explore la nuit avec sa lampe à pétrole. Un démon au visage bleu qui apparaît et se cache derrière un masque. Un putois. Valérie qui se baigne dans une fontaine et le voleur qui lui rend ses boucles d'oreilles... En quelques minutes kaléidoscopiques, Jaromil Jires a posé tous les motifs de son histoire. Motifs qu'il va ensuite répéter, déployer, transformer durant tout le film et que l’on va s’essayer à démêler un peu ici.


Il y a un principe qui gouverne ce film apparemment fou, c’est que tous les éléments du monde réel se retrouvent dans le monde imaginaire de Valérie. Jires s'amuse ensuite à brouiller les frontières entre rêve et réalité et c'est au spectateur de décoder les enjeux du film. Et les réponses se retrouvent aussi bien d'un côté que de l'autre : on apprend des choses dans le monde des rêves et d'autres dans la réalité, l'un répond à l'autre, les deux coexistent. La vérité est dans les deux, entre les deux, dans cet interstice où fantasme et réel se mêlent. Dans la vérité de l'homme tout simplement, pris entre son monde intérieur, son imaginaire, ses pensées, ses fantasmes et le monde qui l’entoure.


Tout est donc dédoublé. L'ami de Valérie, Orlik, devient ainsi l'Aiglon, le voleur qui pour avoir rendu ses boucles d’oreilles à Valérie se retrouve enchaîné par son maître, le démon ricanant. Ce dernier fait visiter son royaume à la jeune fille, lui montrant notamment le désir qui brûle sa grand-mère. L'Aiglon parvient à s’échapper, vole à son secours et explique à Valérie que ce que le démon veut, c’est être aimé d'elle. Elle lui répond que c'est impossible, qu'il lui fait peur. Il lui répond que, justement, la peur peut se transformer en désir. Et l’on commence à deviner que ce monde onirique qu’elle arpente n’est pas le royaume du démon, mais son royaume intérieur à elle. Le démon apparaît à la grand-mère et au travers leurs échanges on découvre leurs noms : Elsa et Richard. Ils ne sont plus des archétypes mais des personnes en chair et en os, avec des désirs, des amours, une substance qui n’est plus seulement celle des rêves. On apprend ainsi que Richard a par le passé séduit puis abandonné Elsa et qu’il est de retour maintenant car il veut Valérie, il veut la jeunesse. Elsa aussi craint la vieillesse, et c’est en échange de la promesse de rajeunir qu’elle cède sa demeure - et donc Valérie - au démon.


Comme l’indique ces quelques amorces de récits et de figures ou encore le titre du film, nous sommes ici en plein conte de fées. Mais ce qui surprend, c’est que nous sommes dans une lecture totalement psychanalytique à la Bettelheim, alors même que la Psychanalyse des contes de fées ne sortira que six ans plus tard. Le film évoque en effet le changement du corps de Valérie, de ce que cela provoque en elle mais aussi sur son entourage. Le film multiplie les symboles liés à la sexualité et à la menstruation. La chambre de Valérie nous est montrée comme une chambre de poupée : propre, tout de draps, de murs et de rideaux blancs. Immaculée, elle est l’image de l’enfance, de la virginité. Puis il y aura des visions de sang, comme ces quelques gouttes rouges qui tombent sur une marguerite que Valérie vient de cueillir. Les premières règles, le sang du premier rapport, tout ce qui fait quitter le monde de l'enfance et pour entrer dans celui des adultes.


Si le film est aussi étrange, rempli de visions que l’on ne saisit pas immédiatement, c’est que l’on épouse les sensations de Valérie qui est en train de voir le monde qu’elle connaissait s’évanouir pour en laisser apparaître un autre, nouveau et mystérieux. L’éveil du désir, de la sexualité plonge Valérie dans l’incompréhension, la perplexité, l’étonnement. Sa perception du monde change, tout comme son corps et ses pensées. Le film ne s’arrête pas seulement à cette fin de l’enfance, mais à tout ce qui est changement, à l’effet du temps sur le corps et l’âme. Il y a la crainte et l’excitation de Valérie de se découvrir grandir et il y a Elsa qui n’a plus pour elle que la peur de vieillir et de mourir. Valérie endormie est emmenée par Elsa dans une filerie. Temps qui passe et Belle au bois dormant. Elle se réveille et voit sa grand-mère séduire un jeune homme puis se nourrir de son sang. Elle ne veut pas voir ça, détourne les yeux et cherche ses boucles protectrices, celles que l’Aiglon a retrouvées et qui ont le pouvoir de la protéger du démon.


Tout tourne au départ autour de la peur de Valérie de l'acte sexuel, de la peur de grandir, et elle s’accroche à ces perles qu’elle ne cesse de perdre, de se faire voler et que toujours l’Aiglon récupère et lui ramène. On en apprend plus sur leur origine lors d’un moment de veille. La grand-mère, l'air sévère, pâle comme un vampire dans sa robe étriquée, entre dans la pièce où Valérie déjeune. Le jeune fille s'empresse de se lever et de joindre ses mains pour une prière. A table Valérie dit à Elsa qu'elle n'est plus une enfant depuis cette nuit, depuis son premier sang, et qu’elle est en âge de jouer avec ces boucles que sa mère lui a laissées lors de son entrée au couvent. Elsa le lui interdit mais Valérie n'entend pas les abandonner. Les perles ont ainsi un double statut, a priori contradictoire : elles marquent le passage à l’âge adulte (séduction, désir) et sont dans le même temps un talisman protecteur de l’enfance. Dans le monde réel, c’est un objet qui la pousse à grandir. Dans son monde intérieur, c’est un objet qui la maintient dans le monde de l’enfance. De même, son ami - et possiblement petit ami - Orlik devient L’Aiglon qui ne cesse de venir à son secours et qui lui dit être son frère. Pas d’amour possible entre eux dans le monde des rêves, où le désir et le sexe prennent l’apparence d’inquiétants vampires.


La pâleur de la grand-mère est liée dans le monde réel à la maladie et la vieillesse. On la retrouvera d’ailleurs à la fin du film alitée et mourante. Mais dans le monde fantasmatique de Valérie, elle se transforme en créature de la nuit qui est prête à tous les sacrifices pour ne pas mourir. A ce moment du récit, il n’y a plus de doute qu’Elsa et Richard sont des vampires. Ne supportant pas l'idée de vieillir, ils reportent leur fantasme de jeunesse sur Valérie et sont tout prêts à la sacrifier. Mais cette transfiguration horrifique témoigne aussi de la peur de Valérie de voir sa grand-mère disparaître et elle se rassure en l’imaginant immortelle. Les boucles à la fois talisman protecteur et objet magique de transition, l’Aiglon frère et possible amant, vampires terrifiants mais dont l’immortalité rassure... : toute chose se charge dans le monde des rêves de plusieurs significations. Il n’y a pas de lecture simple et univoque, mais des enchevêtrements parfois contradictoires qui reflètent les doutes et les incertitudes de Valérie alors qu’elle se tient sur le seuil. Ainsi lorsque la peste se répand sur la ville, il s’agit autant d’un désastre que d’une chance, le vampire ne pouvant plus trouver de sang et étant condamné à mourir enfin. Ou encore ce putois / vampire / démon qui se révèle être le père de Valérie. Figure qui l’a terrifiée mais qui, au seuil de la mort, la bouleverse. Visage repoussant sur lequel elle pose un baiser qui le fait redevenir jeune homme... juste le temps pour lui de se retransformer et de tenter de lui boire son sang.


Jires évoque ainsi l'inceste et la pédophilie, Valérie représentant une source de jeunesse pour son père et plus généralement pour le monde des adultes. Mais ce que Jires raconte, c’est que c'est une illusion destructrice et que c’est à la seule condition d’accepter de vieillir et de céder la place que l’on peut vivre. Certains s'accrochent, jalousent cette jeunesse, la désirent, parfois de la manière la plus perverse qui soit, mais il faut lâcher prise comme Elsa et Richard le feront finalement. Et la jeunesse se doit d'accepter de voir partir les aïeuls. Valérie et le film sont ainsi pris entre des visions féeriques, enfantines, et d'autres graves et morbides. L'enfant Valérie meurt tandis que Valérie adulte naît. A cheval entre deux âges, entre deux mondes, le film nous raconte le passage du temps qui fait que l'on est jamais deux fois la même personne et qu’il faut simplement l’accepter.

Voyage dans les mondes intérieurs et les fantasmes, exploration du passage de l'état d'enfant à celui de femme, réflexion sur le temps qui passe : Valérie au pays des merveilles est déjà d’une densité thématique rare mais Jires ne s’arrête pas en si bon chemin et vient y ajouter une critique virulente de la société patriarcale, de la religion et de la bien-pensance. Jaromil Jires fait partie des réalisateurs de la Nouvelle Vague tchèque qui dans les années soixante ont pu tourner des films contestataires, braver les censeurs et proposer des œuvres politiquement peu en accord avec la doxa stalinienne. Il est même souvent cité comme celui ayant lancé le mouvement avec son Premier cri en 1963. Mais l'invasion en août 1968 de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie sonne le glas de cette période de - relative - liberté. Et l'on retrouve là encore Jires dans les histoires du cinéma, qui vient clore le mouvement avec son adaptation du roman de Kundera, La Plaisanterie.


On assiste dès lors à une reprise en main de la production cinématographique par le nouveau pouvoir qui rétablit une censure stricte qui pousse les cinéastes soit à rentrer dans le rang (ou du moins à se faire oublier politiquement) soit à s’exiler comme le fait Milos Forman. Jires décide de rester et semble faire partie de la première catégorie quand il se lance - comme le font beaucoup de ses camarades cinéastes - dans l'adaptation d’un classique de la littérature tchécoslovaque. Il s'agit d'une adaptation de Valérie et la semaine des miracles (que le titre original du film reprend) de Vitezslav Nezval, l'un des fondateurs du surréalisme tchèque. Surréalisme qui permet au cinéaste de proposer une œuvre très critique tout en parvenant à déjouer la censure. Car le film, s'il s'attaque à des cibles autorisées par le pouvoir soviétique (l'Eglise), est une charge contre tout ce qui empêche l'homme d'être libre. Et en premier lieu, tout ce qui bride son désir d’aimer librement.


Valérie voit ainsi des femmes qui se baignent, s'embrassent, jouent à se glisser un poisson contre la peau. Elle les observe avec envie mais étouffe cette montée d’un désir inacceptable dans une société soumise au joug d’une religion qui interdit de s’abandonner aux plaisirs de la chair et à l’appel des sens. Jires montre alors ce qu’est une relation acceptable et morale. Au village on marie la belle Hedvika à un riche fermier. Valérie a de la peine en voyant son visage triste et soumis. Le démon est dans le cortège de la cérémonie, il retire son masque et sourit à Valérie, se délectant de ce que la nuit réserve à la mariée. Les jolies nymphes sont aussi là, en lavandières s'amusant avec un beau jeune homme, contre-champ joyeux et libertin au rituel du mariage organisé. Au repas de noces, le vin se déverse sur la nappe blanche. Il est temps pour Hedvika d'accomplir son devoir conjugal. La nuit venue, tandis que le mari profite de sa jeune épouse, Elsa apparaît à leur côté et la vampirise, lui volant sa jeunesse. Hedvika, jetée en pâture au vieux grigou, l’a effectivement définitivement perdue. Valérie, témoin de la scène, comprend ce qu'est un mariage arrangé, un mariage sans amour, la violence d’une société patriarcale qui soumet les femmes et les transforme en biens à troquer et en simples objets sexuels.


Cette soumission du corps féminin est bien sûr aussi à l’œuvre dans une religion catholique que Jires dépeint comme mensongère et hypocrite. Une cérémonie des vierges est ainsi conduite par un prêtre inquiétant dont le prêche s'avère des plus ambigu : « Je me penche sur toi, je bénis d'une sublime onction ta bouche, ton tendre sein, ton giron virginal..... Amen. » Le même prêtre raconte un peu plus tard avoir sauvé une jeune « négresse » lors d’une mission en Afrique, l’emmenant sous sa tente pour la convertir. Et d'ajouter qu'elle s'est révélée très douée pour la foi, regrettant qu’elle ne soit pas devenue religieuse mais qu’elle se soit perdue dans un port français. Il explique à Valérie qu’elle a transgressé le septième commandement, « Tu ne commettras pas d'adultère », et lui promet d'un air salace qu'il l'en instruirait très bientôt. De fait, la nuit venue, il pénètre dans sa chambre et tente d'abuser d'elle. Mais Valérie tombe en catalepsie, faisant fuir le vilain.


C’est en elle, dans sa capacité à rêver et à transformer le monde, que Valérie trouve la force de briser les multiples entraves qui l’empêchent de vivre libre. Lorsqu’elle accepte ses désirs, son corps, l'Aiglon lui apprend que le putois n'est pas son père, qu’il s’agit d’un mensonge. Un mensonge auquel elle s’accrochait pour ne pas succomber à son attirance pour le jeune homme. Cette force, elle la transmet aux autres. Elle retrouve une Hedvika livide qui dépérit depuis son mariage. la recueille dans sa couche et à son contact la jeune femme est guérie, les baisers et l’amour de Valérie lui rendant sa jeunesse.


Cette force libératoire, la société ne peut l'accepter. Le prêtre accuse Valérie de l'avoir tenté, de l'avoir entraîné dans le péché. Il l'accuse de sorcellerie et l’envoie au bûcher. Mais la force de vie triomphe, elle ressuscite, s'enfuit et découvre dans la crypte de l'église un grand bordel sur lequel règnent le putois et Elsa. Toutes les filles du village sont là, se livrant à la débauche. Une orgie qui mêle saphisme et sado-masochisme. L'amour libre dans toute sa splendeur. Elle comprend que ces désirs qui l'embrasent ne sont pas une anomalie mais quelque chose de naturel. Que même un prêtre en éprouve et que la religion est une prison. Et que la société puritaine s’évertue hypocritement à ce que tout cela reste caché, dans des souterrains sous les vertueuses églises.


Le temps des révélations est achevé. Valérie a fait sa mue et prie pour que le sortilège prenne fin. Elle retrouve sa chambre immaculée et le film revient à son tout début. Elsa a repris sa place de grand-mère mais elle est maintenant douce, attentionnée. Un étranger arrive en ville. Il a le visage de l'Aiglon et elle sait qu’elle pourra l'aimer librement. On demeure toujours à la lisière du rêve mais la réalité reprend peu à peu sa place. Le putois redevient un animal qui s’en prend aux poules et est abattu par un fermier. Valérie ramasse une boucle d’oreilles sur lui. Puis une autre sur sa grand-mère alitée et mourante, qui lui confie les tours et détours qu’a pris l’amour dans son histoire et dans celle des parents de Valérie. Sa mère et son père sont de retour et une grande fête est donnée au village où tout le monde aime tout le monde, se mélange, s'embrasse. Une grande fête de la vie au cours de laquelle le prêtre, rageur, se retrouve mis en cage.


On ressent dans ce finale des échos du Flower Power. Libération sexuelle et volonté de s'affranchir de la morale bourgeoise et catholique innervaient les films de la Nouvelle Vague tchèque et l’on peut s’étonner de continuer à les trouver - et de manière aussi exacerbée - dans un film tourné deux ans après la fin du printemps de Prague. (1) L'autre grande influence du film est le gothique, Jires ne cessant de faire référence aux atmosphères et à l'esthétique des films de la Hammer. Chaudrons, sorcières, caveaux, toiles d'araignée, cercueils, vampires... tout l'imaginaire est là. (2) Ceci crée une collision des plus étranges entre ombres et images solaires, entre noirceur et couleurs chatoyantes, entre cauchemar et visions bucoliques, entre perversion et sensualité. Les images défilent à toute vitesse, hypnotiques et étourdissantes. On est submergé par ces visions mais elles font toutes sens et trouvent petit à petit leur place dans la grande parabole du film. Jires nous offre une succession de tableaux inspirés et inspirants. L'inventivité est constamment au rendez-vous, que ce soit dans les visions du cinéaste ou dans la manière dont il agence les séquences. La narration fonctionne par rimes, échos, miroirs, dédoublements, ellipses et allers-retours, une forme kaléidoscopique dans laquelle on apprécie de se perdre car Jires garde bien le cap du film, sait qu'il peut perdre le spectateur mais qu’il faut lui permettre de retrouver son chemin.


A la fois songe enfantin et cauchemar, conte de fées et film d'horreur gothique, fable et satire, récit initiatique et précipité freudien, rêverie érotique et pamphlet féministe, réflexion sur le temps, critique de la religion, de la société patriarcale et de la cellule familiale, célébration des amours libres et saphiques, Valérie au pays des merveilles est un film kaléidoscopique d’une incroyable richesse, un puzzle narratif et visuel étourdissant, un enchantement de chaque instant.


(1) On retrouve cette proximité d’intérêt avec le Flower Power notamment chez Milos Forman qui évoquera l’agonie du mouvement en 1979 avec Hair.
(2) Roman Polanski - polonais, lui - fera de même avec son Bal des vampires en 1967, comme s'il y avait la volonté des auteurs d'Europe centrale de se réapproprier des mythes qui sont nés sur leur terre : le golem en Hongrie, le vampire en Roumanie...

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Par Olivier Bitoun - le 3 octobre 2019