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Critique de film
Le film

Un jeu risqué

(Wichita)

L'histoire

Wichita en 1875 : une petite ville du Kansas en pleine expansion grâce à l’arrivée du chemin de fer. Une opportunité pour les habitants ainsi que pour les éleveurs de bétail qui ne sont plus obligés de faire traverser à leurs bêtes tous les Etats-Unis. Clint Wallace (Walter Sande) et son équipe de Texans se réjouissent d’ailleurs d’y arriver pour pouvoir enfin y faire relâche, s’amuser, boire et surtout mettre à sac la ville "comme il se doit" pour évacuer la tension d'un tel voyage. Venu ici pour ouvrir un petit commerce, le taciturne Wyatt Earp (Joel McCrea) se lie immédiatement d'amitié avec le directeur du journal local, Arthur Whiteside (Wallace Ford) et son jeune reporter Bat Masterson (Keith Larsen), qui redoutent tous deux la future entrée en ville des cow-boys, sachant pertinemment qu’elle sera cause de dégâts. Whiteside connaît bien le problème, ayant tragiquement perdu son épouse lors d’une telle "réjouissance". A peine arrivé à la banque où il venait déposer son argent, Wyatt Earp se fait remarquer malgré lui par sa dextérité au pistolet en mettant hors d’état de nuire trois bandits qui tentaient de commettre un hold-up. Le maire (Carl Benton) lui propose alors le poste vacant de Marshall, Wyatt le refuse. Quand des cow-boys ivres morts saccagent la ville en tuant par mégarde un petit garçon de cinq ans, il revient sur sa décision et prête aussitôt serment. Avec l’aide de Bat Masterson, il les fait tous arrêter pour trouble à l’ordre public. Wyatt Earp les chasse ensuite de la ville dans laquelle il interdit désormais de porter des armes. Ses décisions drastiques inquiètent les notables, qui trouvent ses méthodes trop radicales et craignent pour la prospérité de leur ville ; notamment Sam McCoy qui voit du coup avec circonspection l’amour que le nouveau shérif porte à sa fille Laurie (Vera Miles)...

Analyse et critique

Combien de pépites du western méritent-elles encore d'être sorties de l’oubli, voire même carrément d'intégrer sans tarder les classiques du genre ? En tout cas assurément celles d’un cinéaste que l’on a trop souvent, encore récemment, cantonné à son statut de génie du cinéma fantastique. Il ne faudrait pas oublier que Jacques Tourneur a également signé des merveilles dans le domaine du film d’aventures (comme La Flèche et le flambeau), du film noir (Nightfall), mais aussi de très grandes réussites dans le genre qui nous intéresse ici. Outre Wichita, on pouvait déjà dix ans auparavant s’émerveiller devant le sublime et novateur Passage du canyon (Canyon Passage) avec Dana Andrews et Susan Hayward. En 1950, Tourneur signait aussi une magnifique tranche d’Americana qui fait partie de ses plus belles œuvres, Stars in My Crown avec déjà Joel McCrea, un acteur discret que l’on retrouve dans la peau du célèbre Marshall Wyatt Earp dans cet excellent Un jeu risqué, l’un des westerns les plus dépouillés et épurés qui soit. Si j'évoque en début de paragraphe une réhabilitation souhaitable, c’est pour la simple raison qu’on ne peut pas dire que Wichita soit encore de nos jours bien représenté dans les différentes anthologies du genre. Ce film est ainsi encore bien trop méconnu par le public français, considéré trop souvent avec un peu de condescendance comme étant une "simple série B", une expression qui ne devrait pourtant plus être péjorative puisque cette notion porte avant tout sur les budgets alloués aux films.

Avec Stars in My Crown et Stranger on Horseback, Un Jeu risqué constitue en quelque sorte le troisième film d’une trilogie basée sur la volonté de non-violence, sur l’intégrité et l’honnêteté jusqu’au-boutistes de chacun de ses personnages principaux, tous interprétés par le même comédien, à savoir Joel McCrea, tour à tour pasteur, juge et shérif. Le pasteur Gray faisait le bien autour de lui sans avoir recours à autre chose qu’à son bon sens et à sa parole dans le touchant et attachant Stars in My Crown ; le juge Thorne de Stranger on Horseback pouvait s'apparenter à un double de ce dernier, les textes de loi remplaçant les préceptes moraux et religieux pour un résultat final équivalent : même probité, même détermination et, ce qui le rendait plus humain encore du fait de n’être pas exempt de défauts, même intransigeance. C’était un homme flegmatique qui, malgré les menaces des dirigeants et l’inertie des habitants, fonçait tête baissée sans jamais faire un pas en arrière. Cette assiduité, ce courage et cette opiniâtreté qui le faisaient respecter feront aussi partie de la personnalité du Wyatt Earp filmé par Tourneur. Comme le juge Thorne, avant d’être estimé à sa juste valeur par les citoyens de Wichita, il aura été rejeté à cause de son trop grand rigorisme qui allait à l’encontre du but lucratif que les notables rêvaient pour leur cité. Une cattle town en pleine expansion qu’arrive d’ailleurs à rendre remarquablement vivante Tourneur avec la description de ses rues grouillantes, de ses saloons bondés, et à l’aide d’une multitude de petites touches et de petits détails bien observés (c’était déjà le cas dans ses précédents westerns). La civilisation est en marche, ce qu'on ressent très clairement à travers l’atmosphère qu’a réussi à créer le cinéaste pour son film.

En à peine 80 minutes, le film, avec une sobriété exemplaire, une rigueur, une douceur et une intelligence de tous les instants, nous fait avant tout nous questionner sur le fameux Law and Order. Comment doit-on faire appliquer la loi pour faire retrouver l’ordre ? Jusqu’à quel point doit-on se montrer intransigeant ? Doit-on accorder des passe-droits, octroyer des privilèges à certaines personnes ? Comment concilier la liberté accordée aux cow-boys avec la sécurité des habitants ? Est-ce seulement possible ? Comment concilier l’expansion d’une ville avec sa tranquillité ? Un journal doit-il façonner l’opinion et chercher à avoir une certaine influence ? Voici les thématiques principales du film, d’ordre plutôt politique et social. A côté de cette réflexion sur la loi, l’ordre et la justice, Tourneur n’oublie pas de nous décrire des destinées individuelles, en croquant une brochette de personnages sans aucun manichéisme : la plupart subissent une évolution en cours d’intrigue, la plus intéressante étant celle du "bienfaiteur" de la ville (le père de Vera Miles) qui devra endurer un drame personnel pour retrouver une certaine estime de soi, une sorte d'exemplarité. Les cow-boys, qui sont la cause première des drames, ne sont pas vraiment des bad guys mais ils ne supportent pas qu’on leur impose des règles trop strictes, surtout sous l’influence de l’alcool et après avoir bourlingué des mois durant. Les notables peuvent s’avérer bien plus vicieux et dangereux que ces derniers, réfléchissant avant tout, plus qu’à la sécurité de leurs concitoyens, à l’avenir de la ville qu’ils dirigent, acceptant tant bien que mal la sauvagerie des cow-boys puisque leur prospérité vient avant tout de la présence en ville de ces derniers. D’ailleurs, celui qui entrainera les fortes têtes à vouloir descendre le Marshall ne fera pas partie du groupe des cow-boys mais des notables de la ville, en l’occurrence le personnage joué par Edgar Buchanan qui trouve ici l’un de ses rôles les plus négatifs.

Puisque le comédien militait hors cinéma pour la non-violence, comme dans la plupart des westerns avec Joel McCrea en tête d’affiche, Wyatt Earp évite au maximum de tuer ses adversaires ; lorsqu'à plusieurs reprises, alors qu’il intervient, on frise l’irruption d’une forte violence, il arrive toujours à faire en sorte que celle-ci n’éclate pas, préférant blesser ses opposants quand il doit en arriver à de telles extrémités plutôt que de les faire passer de vie à trépas. Le film est donc souvent très tendu, mais la résolution de ces séquences n’aboutit que rarement à des gunfights ou à des bagarres. Quant ceux-ci s'avèrent inévitables, ils surgissent brusquement sans prévenir et se déroulent très rapidement, à l’image du duel final au cours duquel le shérif a juste le temps de dire à son adversaire qu’il est désolé pour lui de ne pas pouvoir faire autrement que de le tuer, son coup de feu s’ensuivant immédiatement. Un homme qu’il a tué sur le coup mais sans aucun plaisir. Les séquences d’action, elles aussi, se déroulent sèchement, sans fusillades ni tueries excessives. A ce propos, il suffit d’admirer la superbe séquence de poursuite à cheval qui commence par de superbes et longs panoramiques et travellings latéraux, la course des chevaux aux sommets sinueux des collines donnant seule l’impression de mouvement. Puis viennent des plans aériens de toute beauté en légère plongée sur les chevaux au grand galop qui, en plus de la superbe partition de Hans Salter (décidément l’un des plus grands compositeurs de musiques de westerns, qu'il faudrait très vite réhabiliter), confèrent un lyrisme inattendu et un superbe panache à la scène avant que la violence n’explose. Une fois les fuyards rattrapés, la fusillade ne dure que très peu de temps et Earp, très pragmatique (alors que dans 90 % des westerns il aurait continué à poursuivre le principal coupable qui avait réussi de nouveau à s’échapper), préfère retourner en ville en disant à ses frères qu’il y aura bien d’autres occasions de l’appréhender. Une réaction qui étonne positivement, loin d’être habituelle de la part d’un héros d’une telle trempe.

Car le Wyatt Earp de Joel McCrea est un personnage tout aussi passionnant que le reste du film, et d’ailleurs très différent de celui joué par Henry Fonda dans My Darling Clementine de John Ford. Un natural born lawman comme le pressentent les notables de la ville, et qui pourtant n’a jamais cherché à le devenir puisqu'il est venu au départ à Wichita pour y vivre tranquillement (« La violence me perturbe »). Après qu’un enfant s'est fait tuer suite à l’ivrognerie des cow-boys, il se sentira moralement obligé d’accepter l’emploi qu’on lui propose puisqu’il consistera à faire retrouver l’apaisement à la ville. Et à partir du moment où Earp aura signé, il sera tenace, ne démordant pas de ses idées, ne se détournant pas un seul instant de la ligne qu'il s'est fixée. Dans la réalité, Wyatt Earp n’avait que 27 ans lorsqu’il vécut durant une année à Wichita avant de partir "nettoyer" d’autres villes plus notables telles Dodge City ou Tombstone. Il est clair que le Wyatt Earp de McCrea est un homme plus mûr, plus réfléchi et qui aspire à la paix, un homme de loi qui le devient par fatalité alors qu'il rêvait de quiétude. A Wichita, non seulement il réussira à réinstaurer l’ordre mais en il changera les données et le sens, la lutte contre l’insécurité ne devant pas forcément en passer par la violence et l’intimidation si on peut les éviter. Pour les intégristes de la véracité, les faits relatés ici se sont en fait déroulés dans deux villes différentes, Ellsworth et Wichita, et la séquence la plus savoureuse du film, celle de l’arrivée des deux frères (mais je ne vous en dirai pas plus de peur de déflorer un trait de génie du scénario et de la mise en scène) s’est effectivement passée de la sorte. Quant à Bat Masterson, il fut également un tireur d’élite et homme de loi très connu ; il est assez cocasse de savoir que Joel McCrea tiendra son rôle en 1959 dans Le Shérif aux mains rouges (The Gunfight at Dodge City) de Joseph M. Newman.

La rigueur de la réalisation, la splendide utilisation du CinemaScope (il s’agissait de la première production d'Allied Artists dans ce format) que ce soit pour les larges plans d’ensemble (l’arrivée de Wyatt Earp du fin fond de l’écran lors de sa première apparition) ou pour les plans plus rapprochés (celui, superbe, de nuit voyant Joel McCrea en plan américain avec son fusil, tenant en respect la quarantaine de cow-boys en face de lui), l’habileté et la sensibilité du scénariste qui conduit parfaitement son récit jusqu’à son terme... la combinaison de ces éléments fait que le film nous captive tout du long alors même que l'intrigue ne comporte que peu d'action ou de coups de théâtre. Un film qui nous montre un Wyatt Earp alors même qu’il n’avait pas acquis la célébrité, avant de devenir le fameux Marshall de Tombstone et d’être entré dans la légende comme le héros du "règlement de comptes à Ok Corral" immortalisé par John Sturges et John Ford dans respectivement Gunfight at the O.K. Corral et My Darling Clementine (La Poursuite infernale). Jacques Tourneur, pour son scénario, fut d’ailleurs conseillé par Stuart Lake, le biographe officiel de ce personnage historique que Joel McCrea interprète à la perfection avec calme et pondération, arrivant néanmoins à dégager un fort charisme grâce aussi à sa façon de se tenir et aux positionnements de la caméra qui le rendent parfois bigger than life. Vera Miles se montre irréprochable elle aussi, et toute la galerie de personnages qui les entoure est admirablement croquée sans jamais que l'on ait recours au pittoresque. Superbe casting en tout cas, avec de nombreux noms rendus célèbres par la suite : Lloyd Bridges, Peter Graves, Robert Wilke, Jack Elam...

Il ne faudrait pas oublier la photographie délicate de Harold Lipstein, un score enlevé de Hans J. Slater - dont une très belle chanson de générique chantée par Tex Ritter - ainsi qu'un scénario admirable signé Daniel B.Ullman (déjà auteur de celui, non moins passionnant, de Fort Osage de Lesley Selander) d’après son propre récit. Pour l’anecdote, engagé comme dialogue director, Sam Peckinpah fait aussi partie de la figuration lors d'une très brève apparition comme employé de banque lors de la séquence du hold-up manqué. Avec Wichita, la série B a une nouvelle fois accouché d'un chef-d’œuvre. Un peu trop court à mon goût pour intégrer avec puissance toutes ses passionnantes thématiques et parce qu'on aurait aimé rester plus longtemps aux côtés de personnages aussi richement dessinés, en connaître un peu plus sur eux et notamment sur leur passé, pouvoir s’appesantir plus longuement sur la touchante romance entre Joel McCrea et Vera Miles... Mais ne chipotons pas, il s’agit d’un "grand petit" western politique, dépouillé, concis, sans fioritures mais diablement efficace et surtout très attachant !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 10 janvier 2014