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Critique de film
Le film
Affiche du film

Train, amour et crustacés

(It Happened to Jane)

L'histoire

La veuve Jane Osgood (Doris Day) a décidé d’élever des homards dans la paisible petite ville de Cape Ann dans le Maine pour subvenir aux besoins de ses deux jeunes enfants. Malheureusement l’une de ses grosses ventes par correspondance lui revient "avariée", la compagnie de chemin de fer chargée de son transport ayant négligemment trop tardé à la livrer. C’est une perte sèche pour la jeune femme, d’autant qu’il s’agissait de l’un de ses meilleurs clients qui refuse désormais de faire à nouveau appel à elle. Estimant être dans son bon droit, avec l’aide de son ami d’enfance l’avocat George Denham (Jack Lemmon), elle décide tel David contre Goliath d’intenter un procès à la grosse société ferroviaire que dirige un homme misogyne et sans aucun scrupule, le détestable Harry Foster Malone (Ernie Kovacs). Une bataille juridique et médiatique s’engage mais Malone ne va pas se laisser faire, n’ayant dès lors de cesse que de mettre des bâtons dans les roues à la jeune femme entêtée. Avec l’aide de ses concitoyens, qui commencent à voir en elle une héroïne entreprenante et persévérante qui lutte pour le droit et la justice, Jane finit par bloquer la voie ferrée en s’accaparant l’un des trains de la compagnie...

Analyse et critique

Faste période en cette fin des fifties pour le réalisateur Richard Quine, qui signe successivement trois excellents films dont en 1960 très probablement le plus beau de l’histoire du cinéma sur la thématique de l’adultère - et d’ailleurs également l’un des plus beaux films tout courts, poignants comme rarement -, le sublime Liaisons secrètes (Strangers when We Meet) avec l’inoubliable couple illégitime composé par Kirk Douglas et Kim Novak qui vous fera à coup sûr verser quelques larmes d’émotion. It Happened to Jane fut son film précédent, une comédie sociale "à la Capra" qui elle-même faisait suite à la comédie fantastique qui inspira probablement la savoureuse série Bewitched (Ma sorcière bien-aimée) - d’autant plus certain que Richard Quine fut coréalisateur et coproducteur à la fin des années 40 avec William Asher, qui non seulement initia la série mais devint l’époux d’Elizabeth "Samantha" Montgomery -, à savoir L’Adorable voisine (Bell, Book and Candles) avec à nouveau Kim Novak en ravissante sorcière tombant cette fois amoureuse de James Stewart. Ernie Kovacs - dont on ne cessera de tarir d’éloges sur son potentiel comique trop mal exploité tout au long de sa carrière -, troisième larron de cette élégante comédie, sera à nouveau de l’aventure It Happened to Jane aux côtés cette fois d’un couple tout aussi crédible et attachant que les deux duos cités ci-dessus, Doris Day et Jack Lemmon. Ce dernier allait être l’un des acteurs fétiches du cinéaste, les deux hommes auront tourné ensemble à pas moins de six reprises.

Richard Quine, cinéaste encore méconnu en France - injustement éclipsé à mon avis par son collaborateur et grand ami Blake Edwards, sans que le talent de ce dernier ne soit de ma part remis en question -, commença sa carrière à Broadway en tant qu'acteur à l'âge de onze ans avant d’être en 1941 le partenaire du duo Mickey Rooney / Judy Garland dans la comédie familiale et musicale Débuts à Broadway (Babes on Broadway) de Busby Berkeley. Passé derrière la caméra, il réalisera avec autant de réussite aussi bien des films noirs - Du Plomb pour l’inspecteur (Pushover) - que des comédies musicales - (Ma Sœur est du tonnerre (My Sister Eileen) - des comédies ou des mélodrames (cf. les titres cités dans le premier paragraphe). Durant les années 60, il se consacrera au cinéma presque exclusivement à la comédie - Deux têtes folles (Paris When it Sizzles) avec William Holden et Audrey Hepburn, Comment tuer votre femme (How to Murder Your Wife) avec Jack Lemmon et Virna Lisi...- et travaillera par ailleurs beaucoup pour la petite lucarne pour laquelle il signera notamment trois épisodes de Columbo. Revenu au cinéma à la fin des années 70 avec une nouvelle version du Prisonnier de Zenda, dont le double rôle était joué par Peter Sellers, il se suicidera dix ans après. Malgré de bonnes critiques et des têtes d’affiche prestigieuses - dont Doris Day qui était toujours à l’époque la star féminine la mieux payée ainsi que la préférée des Américains-, It Happened to Jane fut malheureusement un cuisant et incompréhensible échec public. Jack Lemmon ayant émis l’hypothèse que l'une des raisons du bide provenait d’un titre peu accrocheur - et ne parlons pas du stupide titre français... -, la Columbia tenta de forcer le sort en le ressortant sur les écrans deux ans plus tard sous le titre Twinkle and Shine. Rien n’y fit ! Essayons presque 60 ans après de redonner au film une chance qu’à mon humble avis il mérite amplement.

Pourquoi un tel flop, l'excuse du titre paraissant quand même un peu grosse ? Les fans de Doris Day étaient-ils réfractaires à la voir jouer dans une comédie sociale à la Frank Capra ? Car c’est la première et dernière fois que nous la verrons dans ce sous-genre de la comédie - qui a surtout fleuri durant les années 30 à l’époque du New Deal -, puisque les prochaines seront soit des comédies musicales, soit des sex comedies préfigurant les comédies romantiques contemporaines - celles notamment avec pour partenaire Rock Hudson - ou encore des parodies burlesques plus ou moins drôles de films d’espionnage. Richard Quine disait à Bertrand Tavernier à propos de It Happened to Jane lors d’un entretien que l’on peut retrouver dans son imposant ouvrage Amis américains  : "Une régression par rapport aux films de Capra ou de McCarey, par exemple, que j'aime beaucoup. Il me semblait que je devais faire ce film, qu'il était important, socialement, de le réaliser pour réagir contre l'indolence qui sévissait aux États-Unis. Mais je le ratai complètement. C'est la vie." Cette sévérité envers son film serait-elle due à la difficulté à accepter son échec financier ? Quoi qu’il en soit j’estime au contraire qu’il s’agit non seulement de l’une de ses plus savoureuses réussites mais également de l’un des meilleurs films dans lequel a joué Doris Day - toujours aussi fraîche et pétulante -, l’actrice formant avec Jack Lemmon un couple tout à fait délicieux. Comme avec Clark Gable l’année précédente, l’alchimie fonctionne à merveille et l’on regrette que ces couples de cinéma ne se soient pas reformés par la suite, même si Rock Hudson et James Garner s’avèreront eux aussi parfaits.

Il s’agit donc cette fois d’une comédie sociale et non d’une pure comédie "romantique" avec force délirants quiproquos et savoureuses allusions sexuelles comme la plupart de celles du début des années 60. Il y a bien une double romance dans le film, puisque Jane est non seulement amoureuse en secret de son ami d’enfance (Jack Lemmon) mais va également être séduite par un beau ténébreux - journaliste de son état - qui n’attendra pas longtemps avant de la demander en mariage. Malgré tout, ce triangle amoureux est loin de tenir la première place au sein de l’intrigue. Le film raconte avant tout l'histoire véridique d'une femme qui, par la faute à un financier sans scrupules, a presque été ruinée mais qui, à l'aide d'un ami avocat, a décidé de ne pas se laisser faire et de le contrer jusqu'à ce qu'elle obtienne entière réparation. A l'instar du tout aussi excellent Erin Brockovich de Steven Soderbergh avec Julia Roberts qu'il préfigure grandement, It Happened to Jane est en quelque sorte une variation sur l’affrontement entre David et Goliath avec caricaturalement d’un côté les gentils Américains moyens contre les méchants patrons, un antagonisme "outrancier" expressément voulu par les auteurs afin que le message soit plus clair. Et puis s’agissant d’une comédie, ce manichéisme n’est pas du tout dérangeant, au contraire, il se trouve à l'origine de maintes séquences délectables de drôlerie.

De plus, l’intrigue se situant au sein de la seule ville américaine dans laquelle toutes les décisions municipales sont soumises au vote de l’ensemble de la population, les auteurs peuvent aborder bille en tête la thématique de la démocratie et des valeurs qu’ils jugent primordiales - et dont ils souhaitent ardemment qu’elles redeviennent importantes aux USA - comme l’entraide, l'égalité de la femme, la tolérance ou la justice sociale. Cette comédie est d'ailleurs probablement l’un des films les plus "à gauche" du cinéma hollywoodien de l’époque. Même lors des séances de scoutisme - puisque le personnage de Jack Lemmon est responsable d’un groupe de scouts à ses heures perdues, tout en étant le seul démocrate de la ville - la religion n’est jamais mise sur le tapis, uniquement les idéaux suscités ainsi que le sens de l’éthique par l’intermédiaire également de la seule chanson du film - en plus de celle du générique - chantée par Doris Day et des enfants. Comme le reste du film, cette séquence aurait facilement pu verser dans la mièvrerie mais Richard Quine et ses scénaristes parviennent à l'éviter.

C'est parfois très drôle grâce donc surtout à une prestation mémorable et hilarante d'Ernie Kovacs dans le rôle de l'ordure de service - « the meanest man on Earth » comme le nomme la délicieuse chipie interprétée par Gina Gillespie - mais c'est surtout profondément attachant grâce au couple que forment Doris Day et Jack Lemmon, tellement naturel qu’il semble tout à fait crédible d’autant que les comédiens n’en font jamais des tonnes et s’avèrent au contraire toujours justes et spontanés. La plupart des seconds rôles ont été choisis parmi les habitants de Chester, la petite ville du Connecticut où s’est déroulé le tournage, afin de donner au film plus d’authenticité - alors qu'accessoirement l’histoire est censée se dérouler dans le Maine. Parmi les acteurs professionnels, on se doit de citer l’inénarrable Mary Wickes, le bellâtre Steve Forrest - assez drôle dans l’assurance machiste qu’il met à demander la main de Doris Day - ou encore le savoureux Russ Brown dans le rôle du vieux conducteur de locomotive. Nous n’oublierons pas non plus de revenir sur les deux délicieux enfants effrontés de Jane, dont le petit garçon n’est autre que celui de Mickey Rooney. Richard Quine ne fait pas se dérouler sa comédie à 100 à l'heure mais au contraire prend son temps pour enrichir ses personnages. Au passage, il croque avec chaleur toute une communauté bien sympathique et sa mise en scène s'avère toujours aussi élégante, sa caméra se baladant avec aisance au milieu des décors naturels apaisants du Connecticut superbement mis en valeur.

Le film est d’ailleurs grandement dépaysant au propre comme au figuré ; non seulement les comédies sociales étaient devenues une denrée rare à Hollywood à cette époque mais les décors naturels ou non demeurent assez inoubliables, que ce soit les rues de la paisible ville de Chester, ses alentours verdoyants ou encore la campagne environnante que l’on traverse à bord du train, lui aussi délicieusement anachronique. Sans oublier le décor inhabituel de la maison où vit Doris Day, située en bord de rivière et dont l’entrée se situe à l’étage, les habitants devant descendre sous la mezzanine pour se rendre à la cuisine. Enfin, pour les fans de Doris Day à qui cela aurait pu manquer, le film comporte une séquence chantée - celle du barbecue des scouts - avec pour ne rien gâcher Jack Lemmon à la guitare.

Malgré un ventre mou à mi-parcours - les séquences à la télévision ou celle du conseil municipal -, It Happened to Jane est une comédie familiale gentiment satirique et qui ne paie a priori pas de mine, cependant profondément humaine, plaisamment idéaliste et au final aussi amusante et enlevée que touchante. « A delightful blend of Ealing comedy and Capra-esque social satire » pouvait-on entendre sur la BBC Radio Times : un résumé assez bien vu de cette comédie charmante et rafraichissante de Richard Quine qu’il serait temps de réévaluer - le film tout autant que le réalisateur ! Ne boudons pas notre plaisir d’autant que, comme dans les meilleurs comédies de Capra, la scène finale est hautement euphorisante avec une demande en mariage peu banale et le vilain capitaliste qui se transforme quasiment en bienfaiteur de la ville.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 27 juillet 2017