L'histoire
L'action se déroule à New York, principalement dans le Queens. Leo Handler (Mark Wahlberg), qui a purgé une peine de prison, cherche à se réinsérer. Son oncle par alliance, Franck Olchin (James Caan), qui dirige une entreprise de maintenance du métro, l'Electric Rail Corporation, lui propose un emploi pouvant lui apporter une certaine stabilité. Mais Leo se laisse séduire par les activités délictueuses que mène son ami Willie Gutierrez (Joachin Phoenix) pour le compte de Franck. Il participe à une opération de sabotage de rames réparées par une entreprise concurrente, la Weltech Corporation, qui tourne mal. Il y a mort d'homme. La police soupçonne et recherche Leo, qui est pourtant innocent. Franck et les membres de son entourage, dont Willie, se convainquent d’éliminer le jeune homme pour que leurs activités troubles ne soient pas révélées, pour que la vérité ne voie pas le jour. Mais Leo entend bien être blanchi...
Analyse et critique
Pour son deuxième long métrage, et même si le projet a mis un certain temps à être monté, James Gray récolte les fruits du succès critique de Little Odessa (1994). La production est d'importance, avec notamment l'implication financière des frères Bob et Harvey Weinstein de la société Miramax. Avec les frais de post-production, le budget culminera à 20 millions de dollars - contre 2, 3 millions pour Little Odessa. James Gray est originaire de New York. Pour élaborer le récit de The Yards, il s'est inspiré de l'expérience professionnelle de son père. C'est à partir de ce substrat (auto)biographique, d'une assez bonne connaissance du milieu dans lequel évoluent les personnages, qu'il a construit un drame noir sur la corruption. L'Electric Rail Corporation tente par tous les moyens d'obtenir les marchés distribués par la Ville, d'autant que la Weltech Corporation, entreprise concurrente dirigée par des membres de la minorité hispanique, bénéficie de la politique des quotas ethniques. Des élus et leurs proches sont achetés par Franck Olchin, et c'est Willie qui est concrètement chargé de cette tâche. Dans une scène qui n'est pas sans rappeler celles que Martin Scorsese proposait dans Casino (1995) pour montrer le fonctionnement d'un établissement de jeux à Las Vegas - et qui constitue ce que l'on appelle parfois, à la suite de Christian Metz, une séquence ou un syntagme « en accolade » -, Willie explique à Leo comment il procède. Et il l'appâte en lui donnant une première somme d'argent. Leo est ravi. Il va pouvoir aider au plus vite sa mère, prénommée Val (Ellen Burstyn), chez qui il loge. Elle vit seule et est de santé fragile.
Lors du sabotage nocturne du matériel réparé par la Weltech, un agent de triage est poignardé à mort par Willie, un garçon impulsif, et un policier qui tente d'arrêter Leo est gravement blessé par celui-ci et tombe dans le coma. Leo est soupçonné du meurtre, et Willie n'a pas l'intention de se dénoncer. Franck et son entourage, pour éviter tout ennui, se décident à éliminer Leo. Celui-ci n'entend pas payer pour d'autres - ce qu'il a déjà fait, en partie, par le passé. Il se cache. Il finit par contacter l'avocat de la Weltech, Hector Gallardo (Robert Montano), afin de témoigner contre l'Electric Rail Corporation et ceux qui sont liés à Franck Olchin. Pour éviter des poursuites, l'Electric Rail Corporation accepte de passer un accord avec la Weltech. La scène concernée rassemble dans les coulisses d'une assemblée générale, entre autres, les dirigeants des deux entreprises, un élu important de New York - le Président d'arrondissement Arthur Mydanick (Steve Lawrence) -, mais aussi un haut gradé des forces de l'ordre qui va être chargé de convaincre le policier gravement blessé de ne pas dénoncer Leo. On voit comment la corruption est généralisée, comment toutes les classes, tous les secteurs d'activités sont touchés. Comment chaque acteur de la société a une emprise sur un ou plusieurs autres et est à même de le ou les faire chanter. Gray a sciemment cherché à donner la dimension d’une critique sociale à son film, d’une œuvre réaliste. Il a mentionné le nom d'Émile Zola en parlant de The Yards.
Parallèlement à la description et à la dénonciation d'une déliquescence de la société, en lien avec elle, il y a, dans le film, la représentation de familles décomposées ou dans lesquelles les relations sont plus que problématiques. La mère de Leo vit seule. Rien n'est dit sur le père, Leo ne l'a peut-être même pas connu. Son absence a manifestement eu un impact sur l'éducation et sur le parcours du fils Handler. Lors d'une discussion avec lui, Val s'excuse : « Pardon qu'il n'y ait jamais eu que toi et moi (…) Tu n'as jamais eu quelqu'un qui te serve de modèle ». Val a une sœur, Kitty (Faye Dunaway). Celle-ci est la femme de Franck Olchin. Mais Franck n'est pas le père des enfants qui vivent chez lui. Kitty a eu Erica (Charlize Theron) et Bernard (Chad Aaron) avec un autre homme dont on ne sait rien, sinon que son nom est Stoltz. Erica n'a pas de sympathie pour Franck, elle ne l'accepte pas. Il en souffre. Comme d'autres personnages du récit, Franck vit un complexe concernant son insertion, ici familiale, il est et se sent dans une situation comparable à celle d'un paria. Dans un plan tourné mais non conservé au montage, il est vu dans une synagogue, portant une kippa. Franck Olchin est Juif, ce qui est, évidemment, et au minimum, un clin d'oeil à son père - à ce qu'il représente - de la part de Gray. Erica est la petite amie de Willie. Ils veulent se marier. Cela n'est pas du goût de Kitty, le jeune homme menant une vie peu recommandable. Le spectateur comprend qu'Erica a eu une relation amoureuse avec son cousin germain Leo. Cette relation peut être perçue comme ayant une dimension incestueuse.
Elle présente un danger, elle est le symptôme d'un dysfonctionnement familial. Lors de certaines discussions entre des protagonistes, dans lesquelles cette relation est évoquée implicitement, la lumière qui éclaire les lieux subit des coupures intermittentes d'électricité. On pourrait presque se croire, à ce moment précis, dans un film de David Lynch. Quand il s'est décidé à éliminer Leo, Franck monte Willie contre son ami en lui parlant de ce qui a lié celui-ci à Erica. Il y a eu des conflits entre Harvey Weinstein et James Gray concernant The Yards. Le producteur n'aurait pas apprécié que soit suggéré, évoqué ce type de relation entre Leo et Erica. Dans son ouvrage Sexe, mensonges et Hollywood, l'Américain Peter Biskind affirme que Harvey Weinstein écrivit une scène, un dialogue « levant toute ambiguïté ». Il ajoute que le réalisateur a dû la tourner, mais qu'il a réussi « à ne pas l'inclure dans le film » (1). Tout cela, cependant, sans en dire davantage, sans donner de sources précises. Ne goûtant pas la fin amère du film, où l'injustice perdure, Weinstein a imposé à Gray une modification, et de taille ! Après l'entrevue relativement secrète, évoquée plus haut, durant laquelle les différentes parties se mettent d'accord et Leo est reconnu comme innocent, une réunion funéraire est organisée chez les Olchin - Erica a donc été enterrée. Leo est présent. À un moment, Franck s'adresse à lui et l'assure de son soutien, d'une protection. Il dit qu'il sait que le bureau du procureur l'a contacté et il ajoute : « Garde ton sang-froid. Ne nous laisse pas tomber ». Leo ne dit rien. Dans la scène suivante, qui correspond à la rectification et à l'ajout demandés par le producteur, le protagoniste témoigne devant des élus, des juges. Il parle de sa situation et de sa démarche, et il dénonce, en les nommant une par une, les personnalités corrompues auxquelles il a eu affaire. Dans la version Director's Cut, puisque cette scène n'est pas présente, Franck ne fait qu'assurer Leo de son soutien lors de la réunion funéraire, il n'évoque pas le « bureau du procureur ». À la toute fin du film, dans les deux versions, Leo est dans un métro. Il semble partir. Ce moment fait écho au tout début : Leo était dans le métro pour venir chez sa mère. Il semblait arriver.
Une version Director's Cut existe, éditée en DVD par Miramax (2). Parmi les différences qu'elle comporte, il y a celle dont nous venons tout juste de parler, mais aussi celle qui concerne la scène de corruption que nous avons évoquée un peu plus haut. Cette scène est absente. Nous avons pu le constater par nous-mêmes, mais Gray nous l'a confirmé tout récemment - via le critique américain Jordan Mintzer : « That was removed intentionally. The studio wanted a payoff montage “like in Goodfellas”, which I thought was out of the style of the movie ». Comme dans plusieurs autres de ses films, dans The Yards, Gray associe à la dimension autobiographique ou personnelle, et à la dimension réaliste, une composante qui relève du cosmique et du tragique. Au début du film, Leo se rend donc chez sa mère en métro. Peut-être vient-il de sortir de prison. Dans le premier plan, l'intérieur d'un tunnel est filmé, et le mouvement arrière de la caméra restitue celui de la rame de métro dans laquelle se trouve le protagoniste. C’est dans un deuxième plan qu’apparaît Leo, assis dans l'un des wagons de cette rame. Dans le tunnel, il fait sombre, mais des petits points lumineux donnent l’impression d’étoiles dans un ciel noir. Le protagoniste semble venir d'ailleurs, d’un espace extérieur à celui où se déroule la diégèse, avoir une dimension dépassant le Leo Handler avec lequel nous allons faire connaissance tout au long du film. À la fin de celui-ci, en se retrouvant dans le métro, c’est comme si ce protagoniste quittait cet espace diégétique, retournait de là où il est venu. À noter que Pierre Jailloux, dans un texte du numéro spécial de la revue Éclipses consacré à Gray, étudie les plans d'entrée et de sortie de Little Odessa et de The Yards. Il observe dans les deux films le parcours d'un personnage principal qui ne progresse pas, qui ne se dégage pas d'une situation d'enfermement : « (…) Joshua n'est jamais sorti de sa voiture [et Leo] semble n'être jamais descendu du métro (...) » (3).
La dimension tragique de The Yards réside, entre autres, dans la passion consanguine qui lie Leo et Erica, dans les conflits interpersonnels qui opposent des protagonistes comme Leo et Willie - lesquels apparaissent parfois comme des frères -, dans les conflits intra-personnels qui déchirent beaucoup d'entre eux. Gray traduit ces profondes oppositions en termes de lumière et de couleurs. Moult scènes se déroulent dans la pénombre, dans des lieux peu éclairés, sous-exposés. Au début du film, chez Val, alors que Leo et Erica se retrouvent, les plombs sautent. Des bougies sont allumées en attendant que le problème soit résolu. Souvent, par ailleurs, les visages de plusieurs personnages - Leo, Willie - sont divisés par un fort clair-obscur. Une des sources d'inspiration picturale explicitement évoquée par le cinéaste est la peinture de Georges de La Tour (4). La musique créée par le compositeur Howard Shore, sa solennité, son intensité est volontairement nourrie par l'opéra italien. Gray a affirmé à ce propos : « Je m'inscrivais vraiment dans la tradition du vérisme - (...) Puccini, Mascagni, etc. » (5). Il a revendiqué l'influence, sur lui et Shore, des Planètes (1914-1917) de Gustav Holst, un poème symphonique écrit en référence aux planètes du système solaire. Leo est lavé des accusations qui l'accablent, mais on peut imaginer son amertume - en ce sens, il ressemble bien au Terry Maloy de Sur les quais (Elia Kazan, 1954), film parfois cité par Gray dans ses interviews. Willie est arrêté par la police. Il va payer sa dette à la société. Le sort d'Erica est plus terrible. À un certain niveau de signification, cette jeune femme est un bouc émissaire. Sa chute du haut de l'escalier tapissé de rouge de la maison Olchin, dont elle a gravi les marches avec douleur, est susceptible de permettre le retour à un certain ordre social et familial, fut-il fallacieux... en un semblant de catharsis.
Dans la version voulue par Gray, après la petite séquence finale du métro, il y a le générique. Il diffère quelque peu de la version imposée par Weinstein. Les inscriptions n'apparaissent pas sur un écran noir, mais sur des plans montrant des lieux où s’est déroulée une partie de l'action : les entrepôts de l'Electric Rail Corporation, l'appartement de Val, la salle où a lieu l'assemblée générale, le salon dans la maison de Franck. Ces lieux sont vides. Ils sont parcourus via des travellings de caméra - surtout latéraux. C'est un peu comme si Leo y repensait. Un sentiment de tristesse, de mélancolie se dégage de cette ultime séquence. Gray réutilisera cette figure bien plus tard dans sa carrière, à la fin de son film le plus personnel et autobiographique : Armageddon Time (2022), qui rappelle les derniers plans des Vitelloni (1954) de Federico Fellini.
Même si elle n'est pas la plus spectaculaire, The Yards est l'une des œuvres les plus belles de Gray. Mais elle a grandement pâti de l'hostilité et du désintérêt d'Harvey Weinstein au moment de sa post-production et de sa sortie. Aux États-Unis, les recettes atteignirent moins d'un million de dollars. Gray n'a plus pu ni voulu travailler avec la Miramax et il rencontra beaucoup de difficultés pour mener à bien son projet suivant, celui de We Own The Night (La Nuit nous appartient, 2007), qui fut finalement co-produit par Joaquin Phoenix et Mark Wahlberg.
1) Peter Biskind, Sexe, mensonges et Hollywood, Le Cherche-midi, Paris, 2006, p.498 [Titre original : Down and Dirty Pictures : Miramax, Sundance, and the Rise of Independent Film, 2004]
2) Collector Series (date d'édition non précisée). Le DVD comporte également, entre autres bonus, des plans tournés, mais non retenus au montage.
3) Pierre Jailloux, « La Part de l'absent », in James Gray - Livret de famille, Éclipses, n°56, 2015 # 1, p.29. Nous pensons, pour notre part, qu'un rapprochement avec Taxi Driver est ici encore possible, concernant The Yards et Little Odessa. Certains exégètes ont d'ailleurs considéré, avec raison, que le film de Scorsese revêt une dimension globalement mentale du fait de l'encadrement du récit par des plans où Travis Bickle (Robert De Niro) est dans son taxi.
4) Cf. « Harry Savides & James Gray : Visualizing The Yards », Cinematographers on cinemotagrophy, Youtube : https://youtu.be/NJgjbJj6Ado?si=ZZxJ2N61CgO3nVSa. Gray cite les noms de Rembrandt, du Caravage et, donc, de Georges de La Tour. Une autre référence, souvent assumée par le metteur en scène, est celle du Parrain de Francis Ford Coppola (1972) - dans lequel jouait James Caan. Il se trouve que le travail du directeur de la photographie, Gordon Willis, a été comparé à celui du Caravage.
5) Jordan Mintzer, Conversations avec James Gray, Synecdoque, Paris, 2012, p.97.