Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Sur la route de Madison

(The Bridges of Madison County)

L'histoire

A la mort de leur mère Francesca (Meryl Streep), deux enfants (Annie Corley, Victor Slezak) découvrent, avec son vœu de voir ses cendres dispersées d'un pont et non d'être enterrée auprès de son défunt époux (Jim Haynie), la liaison de quatre jours qu'elle vécut, et dont elle ne se remit pas, avec un photographe, Robert Kincaid (Clint Eastwood), de passage dans la région, en leur absence, durant leur adolescence. A leur lecture de son témoignage écrit, cette histoire reprend vie. Elle les amène à ré-examiner leurs propres couples. 

Analyse et critique

"There is a pleasure in the pathless woods, / There is a rapture on the lonely shore, / There is society, where none intrudes, / By the deep sea, and music in its roar. / I love not man the less, but Nature more, / From these our interviews, in which I steal / From all I may be, or have been before, / To mingle with the Universe, and feel / What I can ne’er express, yet cannot all conceal." Lord Byron, Childe Harold's Pilgrimage

Une mère meurt, deux enfants découvrent avec son testament le journal des quatre jours qu'elle passa en compagnie d'un homme de passage dans les années 60, alors qu'eux et leur père se rendaient à une foire à bestiaux dans l'Illinois. Lui, reporter pour National Geographic, venait photographier les ponts de Madison dans l'Iowa (la direction du Roseman Bridge étant le motif de sa première conversation avec la ménagère laissée pour quelques jours à elle-même). Elle, épouse de guerre italo-américaine dans sa quarantaine, se trouvait alors confrontée par surprise à la possibilité d'une autre vie, d'un divorce et d'un départ dont elle abandonnera l'idée en raison de son fils et sa fille (pourtant à l'aune alors de quitter le foyer où elle choisira de se ré-enfermer). Par le biais du flash-back son expérience de ces quatre jours est réanimée, d'entre les morts sa voix résonne finalement, donne à entendre ses aspirations déçues, son isolement émotionnel, mais également un éveil érotique, une élévation sentimentale. Une parole lui est restituée, questionnant les choix de vivants découvrant qu'ils ne connaissaient pas vraiment qui ils ont eu sous les yeux des années durant. Le mouvement crucial de Sur la route de Madison revient à permettre à Francesca d'acquérir un contrôle sur l'image d'elle-même, d'être vue pour ce qu'elle a été, révéler ce qu'elle a vécu de son propre point de vue. Les rapports de la personne publique et privée forment la problématique centrale de l'oeuvre d'Eastwood. Le motif de la femme au foyer offre un terrain fertile à cette obsession thématique puisqu'elle est celle pour qui la vie publique est, sinon inexistante, du moins absolument entrelacée à sa vie privée, le territoire du foyer.


Le film est l'adaptation d'un best-seller à l'eau de rose de Robert James Waller (le grand mélo américain ayant souvent pour origine des matériaux littéraires discutables), présenté à sa sortie comme inspiré d'une histoire vraie, bien que tenant en réalité de la fiction. Le roman de Waller serait très inspiré d'une pièce de Noël Coward, retranscrite à l'écran par Brève rencontre, autre récit de passion résignée. La vérité de cette histoire est moins celle d'une personne que d'une génération, en l'occurrence des femmes au foyer d'après-guerre se retrouvant au milieu des années 60 à questionner le rôle perdant qu'elle ont endossé dans le maintien d'une famille nucléaire. La force du film tient en grande partie à la tension entre l'extrême banalité des contours sociaux de la situation décrite et son caractère dévastateur pour qui la vit. Eastwood ici n'esquive pas l'ordinaire, prend au contraire le temps de peindre un portrait du lieu et du moment : une petite bourgade campagnarde, paisible et médisante, accueillante et inquisitrice, une lumière estivale, la chaleur de l'après-midi et la fraîcheur du soir. L'attachement immédiat se traduit dans l'accomplissement de gestes simples (le partage d'un rafraîchissement, l'épluchage des légumes avant un premier repas, une promenade nocturne aux alentours du jardin). Un lyrisme tranquille accompagne la visite d'un pont encerclé de champs. Si Francesca voyage par procuration via les récits exotiques de Robert, la beauté de la nature entoure le lieu où elle-même vit. "This isn't nowhere, this is your home. And it isn't dull."



Elle voudrait parfois être ailleurs et voit en lui l'incarnation d'un être capable de se mouvoir à sa guise, de voir le monde (dont en tant qu'immigrée elle imagine mieux les contours qu'une simple native de la région). Elle projette sur lui l'image symétrique à son incomplétude, celle d'un individu accompli, vivant de ce qu'il aime faire. Ce fantasme ignore la part de frustration d'un homme qui regrette d'être journaliste et non artiste. Et peut-être cette limite à l'épanouissement de soi, moins significative que le cloisonnement existentiel de Francesca, permet-elle au photographe de sympathiser avec son envie d'être ailleurs, de s'accomplir dans quelque chose d'autre que ce qu'elle fait (elle qui a cessé à la naissance de son premier enfant d'être institutrice). Alors que tant de films ont traité de la rencontre amoureuse, peu restituent avec la justesse de celui-ci l'expérience d'entamer une conversation avec quelqu'un pour ne plus l'interrompre, les circonstances inhabituelles d'un dialogue où le désir et l'attachement immédiatement s'inscrivent. La sensibilité commune à la poésie de Yeats est plus qu'une référence plausible (Lord Byron, que Kincaid citera en exergue du livre d'images qu'il dédiera secrètement à Francesca, en serait après tout une plus adolescente encore si les vers qu'il choisira ne disaient pas exactement l'incapacité à exprimer un sentiment où les deux se retrouveront), mais ce qui témoigne d'une aspiration commune profonde, et populaire au sens le plus noble du terme, partagée dans son rapport au paysage, aux corps se rapprochant, par le cinéaste.



Eastwood renoue ici avec l'élan romantique de Breezy, l'étreinte suave et délicate, entre extérieurs solaires et intérieurs clairs-obscurs, d'une mise en scène qui tend désormais au crépusculaire (les deux partenaires étant ici dans la force de l'âge). Narré du point de vue de l'épouse, le film se place du côté de son expérience (son émoi quand elle défait par une nuit d'été sa robe pour sentir le vent contre sa peau, la moiteur d'un bain ou la redécouverte dans une glace de la courbe de sa poitrine), tandis que son visiteur devient l'objet du désir. Eastwood réalisateur s'érotise lui-même en tant qu'interprète, dans un geste d'une paradoxale modestie (lui qui a dès sa première réalisation questionné son propre charme, les responsabilités qui lui paraissent aller avec son pouvoir de séduction), d'une sereine confiance en soi. Les deux interprétations sont pleines de nuance (alors que le talent décisif de Meryl Streep est moins sa capacité de reproduire n'importe quel accent que d'en moduler l'accentuation, trop de films se sont contentés d'exploiter son transformisme sans en explorer la potentielle subtilité), partagent une vulnérabilité émotive alors même qu'une assurance sous-tend cette ouverture à l'autre et sa propre expérience.



Deux êtres bien installés dans deux formes de vie contradictoires soudain, non seulement s'entendent mieux que quiconque, mais ne font plus qu'un aux yeux de l'un de l'autre..... et chavirent de ce que cette union qui leur paraît prédestinée est niée par un environnement que l'une se refuse à quitter. Pour échapper un soir au risque des ragots, Robert lui propose un lieu où ils seront selon lui sûrs de ne pas être vus de ses voisins. Un club de jazz, où soudainement toute une Amérique ségrégée, sans voix et sans visibilité réelle elle aussi, fait la fête, entonne les airs qui accompagnent leur passion. Il est possible qu'Eastwood se soit identifié à l'insatisfaction de son personnage (aux velléités artistiques inaccomplies) du fait de sa propre difficulté - qu'on a peut-être trop oublié depuis - à s'affirmer lui-même en tant qu'artiste. Au-delà de l'icône réactionnaire et virile qui, autant qu'elle brouillait ce statut, lui donnait la notoriété propice à cet engagement esthétique prêt, dans ses meilleurs moments, à donner une visibilité et une résonance empathique aux parias de son pays. Que le balancier se soit retourné depuis (beaucoup rechigneraient aujourd'hui à le qualifier de cinéaste de droite, ce qu'il reste et qu'il a souvent été plutôt franchement dans les années 2010) ne devrait pas pousser à la tentation d'occulter cette part progressiste... chez un metteur en scène qui, comme Ford, autre grand cinéaste politique américain, lui-même ne l'est pas fondamentalement.



On aurait tort aussi de passer sous silence l'élément le plus limite du film : le va-et-vient entre le récit d'une passion simple, déchirante, et la réaction des enfants - où la sœur opère le relais auprès d'un frère effarouché. Sur l'ingratitude d'une progéniture, Eastwood y va rarement de main morte (le motif prendra des proportions embarrassantes dans Gran Torino). Il serait envisageable de voir dans cet accompagnement un léger manque de confiance dans le public, qui gagnerait supposément en compréhension en même temps que les deux témoins comprenant finalement leur mère... si la désapprobation devant cette incompréhension n'était pas aussi immédiate et franche de la part du metteur en scène. Cet inconfort n'est pas une scorie dont le film aurait pu, ou dû, se passer, mais cela même qui fonde son mélodrame. Et le mélo est par essence limite. Il n'y a pas de mélo sans un sens, social pour une certaine part, que le monde se sépare, dans des situations lacrymales, entre une oppression et ses victimes. Eastwood par ailleurs ne confond pas oppression et méchanceté : l'époux est aussi gentil que cela se puisse concevoir. S'il n'a pas su voir sa femme pour qui elle est, il est possible qu'elle ne l'ait pas vu lui non plus. Il n'en reste pas moins que c'est elle qui a de loin sacrifié le plus. Le chemin aberrant que demande le film aux enfants est de, serait-ce dans la mort, cesser d'être les oppresseurs de leur mère. Littéralement, de la lâcher enfin. De lui rendre son dû : un droit à sa mémoire telle qu'elle aimerait elle-même l'entretenir. En un certain sens mélodrame de la femme inconnue, le film en retourne la structure : ce n'est pas de l'être aimé que Francesca est inconnue, celui-ci ayant bel et bien été son amant, mais de ses enfants, de son époux, de ceux qui l'ont accompagnée une vie entière, autour du grand vide de quatre jours d'abandon de soi. Sa trahison de l'ordre monogame synthétise les aspirations déçues d'une collectivité de femmes, mais la douleur consécutive de sa résignation touche à plus universel encore. Quand elle s'agrippe à la poignée d'une voiture, tandis qu'à un volant juste devant, prêt à partir dans une direction lointaine, l'autre place le collier qu'elle lui a donné autour de son rétroviseur, symbole d'une ardente dévotion, proprement religieuse (c'est une croix que portait Francesca), toute la peine de ne pas être avec la personne qu'on aime, et qui ici vous aime en retour, se synthétise en une scène, insupportable et cathartique. A ce moment, Eastwood touche au terrible, l'incapacité même d'exprimer une passion, l'exclusion de sa propre expérience amoureuse.



En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 13 septembre 2018