Critique de film
Le film
Affiche du film

Rue des Prairies

L'histoire

1942. Henri Neveux (Jean Gabin) rentre chez lui après deux ans de captivité en Allemagne. Sa femme vient de mourir en couche, lui laissant trois enfants sur les bras dont un nouveau-né issu d'une liaison adultère. Devenu chef de chantier à Sarcelles, il les élève seul et fait de son mieux pour qu'ils aient la meilleure éducation possible. 17 ans plus tard, les enfants vivent toujours sous son toit dans leur petit appartement de fortune. Louis (Claude Brasseur) est devenu un talentueux cycliste professionnel sur piste alors qu’Odette (Marie-José Nat) a trouvé un emploi de mannequin ; ils s’en sortent plutôt bien - d’autant qu’Odette devient la maitresse d’un riche industriel - et souhaitent alors fuir leurs origines modestes en s’éloignant de leur père. Quant à Fernand (Roger Dumas), le fils illégitime, il lui pose de plus graves problèmes par son comportement bagarreur…

Analyse et critique

Jean Gabin vient de tourner Les Grandes familles sous la direction de Denys de la Patellière, adaptation par Michel Audiard du roman éponyme de Maurice Druon. Le film obtient un tel succès et le tournage s’est tellement bien passé que le comédien n’hésite pas une seule seconde à poursuivre sa collaboration avec ce jeune réalisateur d’à peine 40 ans qui n’avait commencé sa carrière derrière une caméra que depuis 1955 après avoir assisté des cinéastes tels Maurice Labro, Georges Lacombe ou Georges Lampin. Ce sera donc pour Rue des prairies, très probablement l’une de ses plus charmantes réussites. Les deux hommes ne se quitteront pas en si bon chemin et se retrouveront encore à quatre autres reprises pour des titres plus célèbres encore, Le Tonnerre de Dieu, Du Rififi à Paname, Le Tatoué avec Louis de Funès et enfin Le Tueur en 1972. Au sein de la filmographie du cinéaste, même si Un Taxi pour Tobrouk reste son film le plus connu et son plus grand succès public, je retiendrais surtout un autre titre, Le Bateau d’Émile d’après une nouvelle de Georges Simenon avec, excusez du peu, Lino Ventura, Annie Girardot, Pierre Brasseur et Michel Simon, violente diatribe contre la bourgeoisie de province sur laquelle nous reviendrons très bientôt.


Rue des prairies est au départ un roman paru en 1955 de l’acteur René Lefèvre (souvenez-vous du Monsieur Lange de Jean Renoir). Il nous donne à voir le quotidien de Henri Neveux, veuf depuis la Seconde Guerre Mondiale après qu’il ait été emprisonné durant deux ans. A son retour chez lui en 1942, il avait retrouvé sa femme morte en couches, lui laissant trois enfants sur les bras dont un nouveau-né qu’elle avait eu avec un amant de passage. Durant 17 ans, il s’est évertué à les élever du mieux qu’il pouvait à l’aide de son modeste salaire de chef de chantier. Aujourd’hui, ils sont tous trois de jeunes adultes. L’ainé est devenu cycliste sur piste professionnel ; Henri en est très fier même si sa probité et son honnêteté foncière le font tiquer lorsqu’il comprend que son rejeton accepte des compromissions et de se plier à des combines peu reluisantes pour mener à bien sa carrière. Sa fille quitte son travaille de vendeuse de chaussures pour se lancer dans la mode. Elle se fait également entretenir par un bourgeois marié de l’âge de son père, ce que ce dernier n’accepte pas très bien d’autant qu’il sent que cette relation n’est pas forcément basée sur les sentiments. La scène qui réunit le père et l'amant de sa fille est anthologique même si pas dénuée de clichés quant à la culture élitiste (la messe de Bach qui agace fortement Gabin). Pas aussi obtus et borné qu’on pourrait le croire, Henri comprend très bien qu’il perd un peu ses repères, que ses deux ainés sur lesquels il avait tout misé, refusent de marcher dans ses pas et que leurs désirs d’émancipation les fait s’éloigner de lui. Et il l’accepte tant bien que mal. Quant au fils adultère un peu cabochard, il tient à l’aimer et lui donner les mêmes chances que les autres : "Son père était peut-être un mec très bien mais c'était peut-être aussi le dernier des salauds. Va donc savoir ce qu'il a dans le crâne ; c'est pour ça que je veux y mettre le plus de choses possibles. Au cas où... tu comprends. Et pour pas qu'y soit dit que j'ai pas fait ce je devais faire."


Après Les Grandes familles qui dépeignait avec une certaine sévérité le milieu de la haute finance, le réalisateur et son scénariste Michel Audiard passent d’un coup à celui des familles ouvrières et du monde des prolétaires. Un fossé qui ne les empêche pas d’être aussi justes ici et là, leur vision plus réaliste que noire tendant à la véracité, l’humour des dialogues et de certaines situations empêchant le film de sombrer dans le misérabilisme, au contraire, sans mièvrerie, lui faisant dégager beaucoup de légèreté et de charme gouailleur : rarement l’appellation ‘comédie dramatique’ aura aussi bien convenu à un film. A postériori on pourrait également affirmer qu’il s’agit d’un important document sociologique, une radioscopie sur le changement d’époque et de mentalités, la sortie de terre des grands ensembles modernes et futurs HLM allant mettre à mal la vie des petits quartiers conviviaux du faubourg parisien avec leurs petits bistrots et leurs marchandes des quatre saisons. Henri, qui est justement chef de chantier et qui participe à l'érection des barres d'immeubles, est un brave homme qui mène une vie simple et sans histoires. Il tient aux valeurs familiales, croit à la vertu des études qu'il n'a jamais pu faire, fier de ses enfants même si ceux-ci ne lui font pas de cadeaux, prêts à prendre leur envol avec une certaine ingratitude. Il est dur au travail, plein de bon sens et aime profondément sa progéniture, tout autant le ‘bâtard’, sans qu’il ne l’exprime assez comme c’était souvent le cas à cette époque où l’amour propre passait souvent par la virilité de surface, les pères, par ego, paraissant un peu ‘handicapé des sentiments’. Quoiqu’il en soit, sa fibre maternelle tend à lui faire sans cesse tout mettre en œuvre pour protéger ses enfants, le premier des tendances à accepter la triche, à prendre la grosse tête et à attendre une gloire rapide, la deuxième de ses 'mauvaises' relations et de sa volonté d’argent facile, le troisième de son tempérament agressif. "Tu devrais faire graver des cartes de visite : 'Henri Neveux, homme de devoir'" lui dit un jour son collègue de chantier interprété par Paul Frankeur. Une belle galerie de personnages faisant exister une chronique familiale et sociale émouvante et sincère, une tranche de vie juste, drôle et vive, rythmée telle une chanson par un 'plan-refrain' récurrent sur une vue de la tour Eiffel à différents moments de la journée ou des saisons. On a souvent à l’époque parlé à propos de Rues des prairies de récit à la Zola ou Balzac, l’associant même parfois au néo-réalisme, ce qui me semble néanmoins un poil exagéré, voire pas tout à fait exact, ce dernier courant ayant voulu évacuer tout pittoresque, ce qui n’est de loin pas le cas ici.


On a en revanche aussi écrit qu’il s’était agi de l’œuvre ayant le mieux dépeint son époque ; sans avoir vu, loin de là, tout ce qui était sorti à cette période, je suis prêt à le croire tellement Audiard et La Patellière prennent leur temps pour brosser un tableau assez minutieux de la vie d’un quartier populaire de la fin des années 50 qui nous semble tout à fait crédible malgré des dialogues encore un peu trop écrits pour pouvoir pleinement parvenir à atteindre cette authenticité d'ailleurs pas nécessairement recherchée par les auteurs ; on ne s’en plaindra cependant pas tellement la verve d’Audiard fait ici des merveilles sans que ce ne soit une succession parfois assez pénible de mots d'auteur comme ce sera parfois le cas pour d'autres futures collaborations entre le dialoguiste et le cinéaste. La fin un peu abrupte (pour ne pas dire bâclée) nous dit que l’amour filial peut aller au-delà des liens du sang, qu’un enfant adultérin peut-être plus loyal et plus reconnaissant qu’un enfant légitime, le film décrivant également sans trop la critiquer une jeunesse en rupture avec le monde de leurs parents, osant enfin entrer en conflit avec l’ancienne génération pour aspirer à plus de libertés, ce qui semble assez progressiste pour l’époque. Ce n’est pas un mal pour un film du soi-disant ‘cinéma de papa’ rance et passéiste qui jette néanmoins un regard nostalgique sur un Paris populaire en train de disparaitre et sur un monde révolu sans que ça ne paraisse réactionnaire. Les auteurs ont en tout cas parfaitement su restituer l’air du temps dans un film à la réalisation sans esbroufe qui laisse toute latitude à un casting étincelant, hormis un Gabin tout à fait à son aise, Marie-José Nat, Claude Brasseur, Roger Dumas, Renée Faure, Louis Seigner, Jacques Monod, et j’en passe. Un film aussi sympathique que chaleureux, aussi bienveillant que généreux dans son propos, une étude sociale intéressante et un beau témoignage sur une époque en pleine mutation, que ce soit physiquement que dans les mœurs. Un film susceptible de plaire au plus grand nombre !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

rue des prairies
Combo Blu-Ray/DVD
 

Sortie le 22 mai 2019
Editions Coin de Mire

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Par Erick Maurel - le 26 mai 2025