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Critique de film
Le film
Affiche du film

Qui chante là-bas ?

(Ko to tamo peva)

L'histoire

Yougoslavie, avril 1941. Plusieurs voyageurs attendent l'arrivée d'un bus devant les mener à Belgrade. Embarquant dans un tacot bringuebalant, dirigé par un père orageux et son fils nigaud, ils vont devoir faire face à de nombreuses péripéties.

Analyse et critique

En 1996, le Conseil Yougoslave de l’Académie des Sciences et des Arts (AFUN) délivra sa liste des meilleurs films yougoslaves réalisés entre 1947 et 1995. Le lauréat n’était pas Sur le sol natal, premier film à avoir représenté la Yougoslavie au Festival de Cannes 1948, ni d’ailleurs aucun autre film de France Štiglic, cinéaste qui fut pourtant parmi les premiers à placer la cinématographie yougoslave sur l’échiquier international. Il ne s’agissait pas non plus d’une œuvre de Dusan Makavejev, important chef de file du cinéma engagé et subversif des années 60. Le Matin, de Mladomir Purisa Djordjevic, salué notamment à la Mostra de Venise 1967, n’y fut classé que sixième. Deux films d’Aleksandar Petrovic, Tri et J'ai même rencontré des Tziganes heureux (lequel, durant cette même année 1967, manqua de si peu la Palme d’Or cannoise puis l’Oscar du meilleur film étranger) se placèrent respectivement aux quatrième et deuxième places. Et même Underground, qui venait tout juste de susciter la controverse puis de triompher en remportant la Palme d’Or au Festival de Cannes 1995 (la deuxième d’Emir Kusturica, dix ans après Papa est en voyage d’affaires) dut se contenter de la deuxième place du classement.

Alors, qui décrocha le trophée ? Une première réalisation de cinéma, tournée par un metteur en scène jusqu’alors habitué à travailler pour la télévision. Un titre qui, malgré quelques sélections en festival et un succès important dans son pays d’origine, n’avait à sa sortie que peu attiré l’attention des observateurs mondiaux. (1) Un road-movie assez linéaire, centré sur un petit nombre de personnages et d’apparence résolument modeste. Un film, donc, qui sans ce type de récompenses honorifiques ou la persévérance de certains distributeurs résolus (2), échapperait sans aucun doute à une quelconque postérité. Le film se nomme Qui chante là-bas ?, a été tourné en 1979 par Slobodan Šijan et mérite pourtant certainement qu’on s’y attarde. 

En première lecture, Qui chante là-bas ? peut être décrit comme un road-movie en autocar, ce qui pourrait presque constituer un sous-genre cinématographique en soi : des personnages issus de classes sociales ou de générations différentes, qui ne se connaissent pas, sont contraints de partager, le temps d’un trajet et de ses péripéties, l’habitacle inconfortable d’un bus devant les mener à une destination commune. Du Japon (Monsieur Merci d’Hiroshimi Shimizu - 1936) au Mexique (La Montée au ciel de Luis Buñuel - 1951), de l’Italie (Quatre pas dans les nuages d’Alessandro Blasetti - 1942) au Liban (Bosta l’autobus de Philippe Aractingi - 2005), en tout pays et à toute époque, le principe a servi pour des films dont la vocation était souvent, en utilisant des personnages antagonistes bien typés, d’inviter à surmonter les différences afin - pour le dire vite - de réapprendre la vie en communauté, l’entraide ou la tolérance. 

Dans Qui chante là-bas ?, les personnages sont fortement caractérisés et il y a bien un moment fugace de communion - presque forcée - vers la fin du film, au bord de la rivière, mais contrairement à ce que pouvaient suggérer, dès leurs titres, les films de Buñuel ou de Blasetti cités précédemment, il n’y pas d’élévation, encore moins d’ascension, pour les différents protagonistes. A la fin du trajet, on pourrait presque dire qu’ils en sont au même point qu’à leur début - mais la réalité est que, sans rien dévoiler, leur situation est même bien pire. Si le film revêt donc volontiers les atours de la comédie outrancière, il tient en réalité de la tragicomédie grotesque, de laquelle ressortent surtout une profonde mélancolie et un sens absolu de l’absurdité.

Il y a évidemment quelque chose de très profondément "balkanique" dans la manière dont une forme de poétique amertume émerge d’un bouillonnement farfelu (où l'on conduit un bus les yeux bandés, où l'on embarque les cochons couinant au milieu des passages, où l'on s’esquive d’un enterrement déjà insolite pour aller baiser dans les bois et où des passagers laissés pour noyés ressurgissent en aval de la rivière, presque l’air de rien), et Emir Kusturica, dans les meilleurs moments de son cinéma, saura faire appel à cette même sensibilité folklorique, exubérante et bouleversante à la fois. A ce titre, le cousinage entre le film de Slobodan Šijan et Underground, discutable sur d’autres points, peut être appuyé par la présence au générique de Dusan Kovacevic, à l’origine des deux histoires. (3) Assez populaire dans son pays (Yougoslavie puis Serbie), l’auteur y est connu pour la manière très personnelle dont, dans ses histoires, l’absurdité grignote toujours le réalisme, autant que pour ses prises de position politiques favorables à un retour de la monarchie.

Ce n’est donc pas un hasard si l’action de Qui chante là-bas ?, assez intemporelle en elle-même, se situe précisément début avril 1941, à la veille de l’invasion de la Yougoslavie par les Nazis, laquelle marquera l’exil de Pierre II, le dernier roi de la dynastie Karađorđević. Autrement dit, aux yeux de Kovacevic, le début de la fin... Une lecture profondément politique de Qui chante là-bas ? est indispensable, mais elle est complexe.

Tout d’abord, on pourrait voir les passagers du bus comme les éléments composites, irréconciliables, d’un pays lui-même défini comme une agglomération de nations et d’identités qu’on ne peut dissoudre : réunir dans ce bus des riches et des pauvres, des jeunes et des vieux, des Serbes et des Tziganes, un Pope et des athées, des malades et des bien-portants, des partisans d’une alliance avec l’Allemagne et des va-t-en guerre... Cela semble par l’exemple aussi fantasque que d’enfermer à l’intérieur des mêmes frontières les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Bosniaques, les Kosovars, les Monténégrins et les Macédoniens...

Placer l’action du film en 1941, c’est aussi annoncer l’imminence de la République Socialiste de Tito, celle-là même qui vit ses dernières heures en 1980 au moment où le film est réalisé. Jetant un pont entre l’époque de l’action et celle de la réalisation, Kovacevic et Šijan dressent des perspectives autant qu’un bilan, celui de l’échec d’un régime. Pour Tito, « la Yougoslavie avait six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un parti », mais derrière l’objectif ambitieux d’unification d’un Etat qui réunirait toutes les nations en tolérant chaque particularité, la réalité était bien celle d’une dictature communiste (quand bien même Tito s’éloignera assez vite de Staline). Une lecture symbolique appuierait ici sur le personnage du contrôleur du car, père autoritaire qui mène à la baguette un fiston exécutant un peu simplet ; qui applique avec un zèle absurde la sévérité du règlement mais accepte, pour lui-même, une forme de, disons, souplesse mercantile ; et qui refuse que l’on chante dans son car. Lequel, sous la poussière, est incontestablement rouge.

Mais placer l’action du film en 1941, c’est encore plus annoncer l’imminence de la Guerre, et plus le film avance, plus les manifestations de la réalité de celles-ci se concrétisent, jusqu’à la violence terrible de la dernière séquence. Là encore, le film semble parler de 1941 autant que prophétiser l’après 1980 : après la mort de Tito, les sensibilités nationalistes s’exacerberont, menant à l'un des conflits les plus meurtriers de la deuxième moitié du vingtième siècle.

Il y a, toutefois, dans le registre poétique et symbolique propre à Qui chante là-bas ?, un dernier élément qui adoucit un peu les augures funestes que nous venons d’évoquer : la narration du film est, en effet, en partie assumée par ce petit chœur palpitant constitué de deux Tziganes, l’un à l’accordéon, l’autre à la guimbarde, qui ouvre le film et le clôt. Presque toujours extérieurs aux actions telles qu’elles sont vécues par les autres protagonistes, ils ne sont là, pour ainsi dire, que pour subir le racisme des autres passagers (dès qu’il faut un coupable, ils sont en tant que Tziganes tout désignés) ou chanter, encore chanter, toujours chanter. 

Dans un texte éclairant, paru dans la revue Framework en 2003 (et repris dans le livret du DVD du film édité par Malavida), l’historien du cinéma Vladislav Mijic souligne que « la survie des deux Roms est en totale contradiction avec la vérité historique des Roms, cible principale du génocide nazi », mais que, ici, opérant dans « un rôle similaire aux dieux grecs dans le théâtre antique, et faisant fi de tout réalisme, ils exposent le drame futur aux autres personnages. » « Existant à un niveau parallèle au monde, inclus à la société mais également en dehors (…), marginalisés, rejetés, ils demeurent tout de même en vie, continuant leurs existences et leurs chants. Peut-on dire que Qui chante là-bas ? est un hommage aux Roms de Serbie ? (…) »

Qui chante donc, là-bas, dans l’aridité et la poussière d’une terre hostile ? (4) Ceux qui, arrivant à se placer hors d’une réalité effroyable, continuent à être eux-mêmes, braillant la misère et l’espoir.


(1) Le film fut sélectionné dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 1981, et fut co-lauréat du Prix Georges Sadoul cette même année.
(2) En France, le film ne fut distribué à sa sortie que grâce à l’obstination des exploitants d’un cinéma nîmois (Le Sémaphore), qui rachetèrent l’option d’achat d’un distributeur professionnel et montèrent une structure de distribution spécialement pour pouvoir passer le film, qui fut ensuite également projeté à l’Utopia d’Avignon et au Saint-André-des-Arts, à Paris. Depuis, Malavida Films a repris le flambeau, sortant le film en DVD en 2013, puis le redistribuant en salles dès la réouverture des cinémas après le confinement de l’hiver 2020-2021.
(3) Certains commentateurs ont d’ailleurs fait remarquer que, d’une certaine manière - et sans tenir compte des époques - le premier s’achève où le deuxième commence.
(4) Le film a été tourné dans la plus vaste région sablonneuse d’Europe, en Voïvodine : la Dune de Deliblatlo (Deliblatska peščara).

DANS LES SALLES

QUI CHANTE Là-BAS ?
 UN FILm de SLOBODAN SIJAN (1980)

 DISTRIBUTEUR : MALAVIDA
 DATE DE SORTIE : 19 mai 2021

 La page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 19 mai 2021