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Critique de film
Le film
Affiche du film

Orfeo

L'histoire

"Le jour de son mariage avec Orfeo, la belle Euridice meurt d'une morsure de serpent. La messagère apporte l'affreuse nouvelle... Par son chant suppliant, Orfeo endort le gardien des Enfers et émeut Pluton, leur roi, qui autorise l'impossible : Orfeo ramènera Euridice à la vie à condition qu'il ne se retourne pas sur elle. D'abord transporté de bonheur, Orfeo se met à douter et se retourne. Euridice disparaît à jamais. Orfeo inconsolable est sauvé par son père Apollo qui l'emmène avec lui au royaume des immortels." (Répertoires, faire un Orfeo)

Analyse et critique


L’utopie de la Gaumont de transposer des morceaux de choix du répertoire opératique sur grand écran ne s’est, dans l’ensemble, pas soldée par une réception très probante. Tièdement reçus par le monde du cinéma, ces films recevront encore moins l’approbation de celui de l’opéra. L’entreprise de vulgarisation opérée par la compagnie de Nicolas Seydoux et Daniel Toscan du Plantier paraît ainsi - et comme souvent dans les cas de vulgarisation - avoir perdu sur les deux tableaux. Restent certains films : après le Carmen de Francesco Rosi et le Don Giovanni de Joseph Losey, c’est un des premiers opéras, de Monteverdi sur un livret d’Alessandro Striggio, que Claude Goretta adapte. Le cinéaste genevois, ordinairement adepte du naturalisme, prend le parti d’une stylisation assumée, dans le cadre des studios Cinecittà. Cette décision s’avère payante. En assumant l’artificialité de sa mise en scène, la tentative d’hybridation entre arts de la scène et du montage se trouve légitimée par une scénographie (telle cette rivière figurée par des sacs en plastique) comptant sur un contrat de croyance. Les étrangetés inhérentes au procédé (bien que les chanteurs interprètent eux-mêmes leurs morceaux pour un album chez Erato, ils chantent à l’image en play-back) s’en voient légèrement adoucies.

Goretta, pointant lui-même le fait qu’il ne mettrait pas en scène un opéra dans des conditions réelles, pour le caractère élitiste attribué à ce spectacle, n’était pas le candidat le plus évident pour l’exercice. Cinéaste de l’attention aux corps et aux visages de ses interprètes, il trouve toutefois dans le dispositif relativement modeste d’Orfeo une possible chambre d’écho à sa propre sensibilité de portraitiste. Aux origines du baroque, s’approchant par la taille de son orchestre du resserrement de la musique de chambre, l’œuvre de Monteverdi est, en dépit de son sujet mythologique, à taille relativement humaine. La séparation en actes nettement circonscrits (de la scène des noces aux Enfers pour finir en une ascension avec Apollon) facilite en outre la réalisation (à chaque déplacement crucial son ellipse cartonnée). Accompagnant la création musicale de la bande-son par Michel Corboz, il se fond avec aisance dans ce projet au caractère de commande, comme il se réinventera à maintes reprises pour la télévision, au gré des possibilités flibustières que lui laissent des programmes préexistant à son implication.


Le mythe d’Orphée et d’Euridice (pour volontairement reprendre l’orthographe que le générique lui attribue) est le motif, non seulement de nombreux opéras qui succéderont à celui de Monteverdi, mais de plusieurs films (à caractère directement musical dans le cas d’Orfeu Negro). Une figure archétypale du drame lyrique - ses amours contrariées, son ode à l’expression poétique, sa morale indécidable (qu’est-ce qui fait se retourner Orphée, surinvestissement ou distraction ? et pourquoi devrait-il en payer un tel prix ? au nom de quel manquement devrait-il être puni de ce par quoi les dieux l’ont béni, à savoir une vocation artistique ?) - autorisant d’innombrables variations. En décidant de tourner l’opéra qu’il produit dans les studios romains, Daniel Toscan du Plantier fait de cette coproduction une ode à la création italienne, jusque dans un mode de fabrication dont restent en souvenir de grands espaces de tournage en intérieur. Giuseppe Rotunno signe une photographie pimpante, contrastée au sein d’une gamme chromatique très sûre, à laquelle le film doit une large (pour ne pas dire quasiment totale) part de sa force de fascination.

Goretta est-il un cinéaste lyrique ? Quoique de prime abord pas vraiment, il s’est à plusieurs reprises intéressé à des personnages pris dans un réseau d’affects et de tourments auxquels ceux-ci peinent à donner une pleine expression, soit l’un des fondements du mélodrame. Il se confronte ici à un être capable in fine d’articuler son sentiment de perte. Si Proserpine, touchée par le chant d’Orfeo au point d’intercéder pour lui auprès de son père, reflète sa propre sympathie, il révèle un intérêt égal dans l’arrivée d’Apollon, père du héros, représentant de la Loi, l’enjoignant à (plutôt, lui donnant les moyens de) s’extraire de son abattement morbide. Un fond de rationalisme pointe ici, chez un metteur en scène ayant du reste filmé l’amour comme instrument d’oppression sociale, explorant ici des limbes qui ont trop à voir avec l’espérance investie par le musicien. Comme la mise en accusation d’une satisfaction hétéronome, soumise aux aléas d’un destin que le héros finira par maudire pour son caprice. Par cette recherche d’une voix  à même de sortir de son propre épanchement, se voit questionné le danger d’un sentimentalisme inhérent à l’art opératique... fondé sur une convention d’expression, où une figure attendue, un cliché, risque souvent de se substituer à ce qui ne serait pas pleinement de l’ordre de l’exprimable.


Le charme, mais également la bizarrerie, d’Orfeo tient à la tentative de travailler ces conventions - scéniques - dans un territoire - cinématographique - qui n’est normalement pas le sien. En s'éloignant de la scène pour explorer de sa caméra des intérieurs de carton-pâte, le film exacerbe paradoxalement plus son boulet scénique que s'il s'était tenu sur une scène pleinement pensée et assumée comme telle. En résulte un film nécessairement bancal, faisant de son déracinement son propre sujet. Cette irrésolution pointe incidemment à ce qui faisait la réussite de Bergman avec La Flûte enchantée : comment le cinéaste a-t-il, lui, en pensant de bout en bout le caractère de représentation frontale de ce qu'il met en scène, réussi ce pari semblant sur le papier, pas uniquement compliqué mais à proprement parler impossible. En ne tranchant finalement pas, Goretta se condamne, malgré ses précautions, aux limbes dont il souhaitait s'échapper.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 6 avril 2018