Critique de film
Le film
Affiche du film

Mon nom est personne

(Il mio nome è Nessuno)

L'histoire

1899. La fine gâchette Jack Beauregard est désormais une vieille gloire de l'Ouest, et aspire à prendre sa retraite. Il croise un jour, sur son chemin, un jeune homme facétieux qui se présente comme un des ses admirateurs. Son nom est Personne, et il rêve de voir Jack Beauregard affronter, un jour, les 150 bandits qui sèment la terreur dans la région et qu'on appelle la Horde Sauvage.

Analyse et critique

À des détracteurs qui l’accusaient, dans ses romans, de « violer l’histoire », Alexandre Dumas aurait rétorqué que, s’il avait violé l’histoire, alors « il lui avait fait de beaux enfants ». Sans aucun doute, l’histoire de l’Ouest américain a été, depuis les débuts du cinéma, abondamment relue, réécrite ou trahie par le western, et ce serait de toute façon une erreur majeure que d’évaluer un quelconque film appartenant au genre à l’aune de son éventuel respect de la réalité historique. Mais, sans faire insulte au genre, le western italien de la fin des années 60 ou du début des années 70 constitue probablement la lignée la plus fertile de rejetons à la dignité douteuse. Parmi eux, avec ses yeux clairs, son sourire charmeur et son espièglerie lutine, il est un bâtard (à la paternité particulièrement équivoque) encore plus séduisant que les autres. Vous en avez probablement entendu parler : son nom est Personne.

L’idée de Mon nom est Personne a germé dans les esprits de Sergio Donati (qui collabora comme scénariste, sans être crédité, à la trilogie des dollars de Sergio Leone) et de Fulvio Morsella (beau-frère de l’épouse de Leone, Carla) : les deux hommes imaginent une transposition de l’Odyssée dans le Far West, dans laquelle Ulysse aurait été un confédéré s’échappant d’un camp pour retrouver son épouse, les péripéties majeures du héros homérien (la magicienne Circé, le cyclope Polyphème, le massacre des prétendants…) étant adaptées au contexte de la fin du 19ème siècle américain. L’idée plaît à Sergio Leone, qui impose alors Terence Hill dans le rôle principal.

L’idée peut paraître curieuse, dans la mesure où le cinéaste n’a jamais caché sa détestation des pitreries du type Trinita, dans lesquelles le comédien joue le rôle-titre, qui sont alors couronnées d’un succès public ahurissant, et que Leone avait qualifiées de « préjudice moral porté au western italien ». Elle a, en tout cas, comme première conséquence, le départ de Donati, qui refuse de se plier aux codes comiques que la présence de la vedette impose désormais au projet. De nombreux – très nombreux – scénaristes se succèdent alors, chacun apportant sa patte au projet protéiforme qui naît alors : l’ascendance mythologique est désormais quasiment oubliée (hormis donc pour le titre), ou plutôt elle se concentre sur une autre mythologie, celle du western américain lui-même. Initialement, Sergio Leone tenait, avec se projet, à endiguer la fuite en avant parodique du genre pour lui restituer une forme de majesté – l’enjeu était en quelque sorte d’orchestrer la mise à mort symbolique de Trinita et de ses avatars. Mais au fur et à mesure des écritures, le trouble autour du personnage de Personne s’amplifie : est-il le héros ou le anti-héros de cette histoire ? Et plus globalement, est-il le sauveur du western ou contribue-t-il à l’achever ?

L’arrivée à la réalisation de Tonino Valerii (qui fut assistant réalisateur de Leone une dizaine d’années plus tôt et était depuis passé à la réalisation, notamment avec Le dernier jour de la colère) et l’influence joyeuse de Terence Hill orientent le film dans la direction d’une fantaisie allégorique, dans lequel Personne devient le trublion tourbillonnant autour d’une vieille gloire usée, Jack Beauregard, qui souhaite tourner le dos à sa légende et prendre sa retraite en Europe. Et l’enjeu du film, précisément, devient sa bâtardise intrinsèque : Henry Fonda charrie sur ses épaules tout un imaginaire du western classique (notamment Du sang dans le désert ou L'Homme aux colts d'or), déjà perturbé par les relectures leoniennes (Il était une fois dans l'ouest, évidemment) ; Sergio Leone, présent sans diriger le film (pas d’inquiétude, on y arrive), impose inévitablement sinon son esthétique en tout cas son atmosphère, qui a contribué à définir les figures imposées de la vision italienne du genre ; Terence Hill, on l’a dit, incarne alors la dérive potache, égrillarde, « spaghetti-flageolets », de l’époque ; la dimension mélancolique ou crépusculaire du film, dont l’action se situe au basculement des siècles (1899), est encore accentuée par les citations plus ou moins explicites au cinéma de Sam Peckinpah, depuis une dizaine d’années fossoyeur américain du genre (outre le gang nommé La Horde sauvage, le nom du réalisateur apparaît explicitement au gré d’une scène dans un cimetière...) ; et la dernière partie du film, sur l’air bien connu du « quand la légende devient la réalité, imprimez la légende », opère une référence quasi-explicite à L’Homme qui tua Liberty Valance, chef d’œuvre absolu qui parachevait la période classique du western américain...

Mon nom est Personne n’est donc, résolument, ni totalement un western italien, ni un western classique (de toute façon, il n’y en a alors plus), ni une relecture crépusculaire comme il s’en tourne alors, mais il parvient à exister à la nébuleuse confluence de ces courants pourtant si antagonistes par essence. Et ce qui est si euphorisant (ou énervant, c’est selon), c’est la manière dont le film semblerait presque s’amuser, se réjouir, de cette nature indécise, hétérogène : la monstruosité du film devient sa singularité, jusqu’à sa force, tant elle explique, excuse presque, tout ce qui n’y fonctionne pas. Les excès de grossièreté (rots sonores, gags à rallonge dans des pissotières, doigt final dans l’anus…) ou la désinvolture avec laquelle le film massacre à tour de bras, avec force ralentis, vous agacent ? ils constituent pourtant le commentaire sarcastique du film sur les dérives qui sont alors celles des Trinita, Django, Sabata et consorts… Certaines apparitions ou péripéties semblent opérer trop paresseusement d’un « deus ex machina » bien pratique ? cela participe de l’écriture d’un récit mythologique, l’exégète d’une légende en quelque sorte…

Et comme si le joyeux foutoir de l’écran ne suffisait pas pour définir la nature bâtarde de Mon nom est Personne, voilà que le Maestro lui-même s’en mêle : convoquant sa propre légende (l’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest semble constamment prêt à être dégainé), citant la musique populaire (My way, dans Bonne chance, Jack) ou l’épique wagnérien (La Chevauchée des Walkyries pour accompagner la Horde sauvage, rien de moins) au détour d’un thème principal guilleret, Ennio Morricone emballe ici une de ses partitions les plus délicieusement extravagantes, qui aura largement contribué, sans nul doute, au succès populaire du film.

La dernière légende ayant, enfin, contribué à la postérité de Mon nom est Personne est celle, loin d’être irrésolue, de sa paternité : il est avéré, témoignages et photographies de plateau à l’appui, que Sergio Leone passa sur le tournage américain, et qu’il y remplaça au moins une journée Tonino Valerii souffrant d’une infection. De même, pour rattraper le retard pris suite à un incident, il dirigea ensuite une seconde équipe pendant plusieurs jours lors du tournage espagnol. Ce qu’il a tourné, précisément, reste sujet à caution : il semble qu’on doive y compter la scène du saloon où Trinita démontre ses talents de tireur ou celle des urinoirs avec le chef de gare. La partie finale (confrontant Jack à La Horde sauvage) ou la séquence d’ouverture (le rasage de Jack) lui sont également souvent attribuées, de façon moins certaine.

Le problème est qu’à partir du moment où Leone mit un pied sur le plateau, Tonino Valerii se trouva dépossédé du film, et la légende, toujours plus belle que la réalité donc, a retenu que Mon nom est Personne était, sinon officiellement en tout cas dans les faits, un film de plus à mettre au crédit de Sergio Leone – d’autant que le cinéaste lui-même aura largement contribué à accréditer cette idée, la défense contradictoire de Valerii ne trouvant jamais réellement d’écho. En se gardant accorder plus de poids ni à la parole de l’un ni à celle de l’autre, disons que cette indécision nous plaît assez, en ce qu’elle confirme la « bâtardise » du film, y compris d’un point de vue esthétique : d’un côté, il y a du Leone dans cet art de la dilatation du temps, dans ce goût de la suspension lorsqu’un personnage raconte une histoire (la fable du petit oiseau dans la merde), ou dans la manière dont la composition du cadre dramatise à outrance les situations.

D’un autre, le film est en grande partie (hormis certaines scènes déjà mentionnées, donc) dépourvu de ses tics les plus flagrants (dans l’usage du gros plan ou dans la dynamique du montage), et l’essentiel est tourné avec une forme d’académisme italien (pour peu que cela ait du sens) qui ne dépare pas avec les autres travaux de Valerii dans le registre. On ne saura jamais le fin mot, mais de l’histoire, il reste l’enfant. Son nom est Personne, et Personne n’est pas parfait... mais c’est comme ça qu’on l’aime.

DANS LES SALLES

Mon nom est personne
de TONINO VAlerii (Italie, 1973)

DISTRIBUTEUR : Lost Films
SORTIE 20 décembre 2023

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Par Antoine Royer - le 20 décembre 2023